Le Bilderberg réunit chaque année des personnalités occidentales de la politique ou des affaires. Emmanuel Macron a participé en 2014 au club le plus fermé du monde.
A peine Edouard Philippe nommé à Matignon, en mai 2017, la "complosphère" s’est déchaînée : la France était tombée sous le contrôle de la "maçonnerie mondialiste". Motif ? Le nouveau Premier ministre avait participé au Bilderberg 2016, en Allemagne. L’information figure d’ailleurs sur la notice Wikipédia de l’ancien maire du Havre. Le Bilderberg? Le club le plus fermé au monde. Le plus secret aussi. Le lieu où des présidents américains et européens sont conviés avant leur élection. Un terrain de débats confidentiels entre politiques, dirigeants de multinationale et agents secrets… Chaque printemps, la centaine d’invités converge vers un hôtel de luxe privatisé. Chefs d’Etat, ministres, patrons de banque, PDG de multinationale, militaires, universitaires ont été priés de venir seuls, sans conjoints, sans assistants ni gardes du corps. L’hôtel est sous haute protection et les échanges se déroulent sous la règle de Chatham House, un vieux code éthique de la diplomatie britannique qui interdit de rendre publiques les identités et les propos des autres invités. Durant ces trois jours, ils vivront en vase clos. Objectif? Discuter entre spécialistes sur la marche du monde. Rien que ça…
"Dès notre arrivée, on insiste sur la confidentialité absolue", raconte Bruno Tertrais, expert en géopolitique, ravi d'avoir été "choisi" pour assister à la réunion de juin en Virginie, aux Etats-Unis, mais mutique sur le contenu des débats. Tout juste sait-on qu'il a été question de "la Russie dans l'ordre international", de la Chine, du Proche-Orient, de la mondialisation, de "la guerre de l'information" et "de la progression des populismes". Depuis juin, aucun des 129 invités n'a parlé. "Pour résumer ces trois jours en une phrase, je dirais que les Européens présents ont découvert, assez médusés, le nouveau visage de l'administration Trump", confie un participant.
Premier constat, ce mini-Davos en eau profonde mixe trois univers. Un premier tiers d'invités sont des politiques du bloc atlantique, européens et américains. Sept futurs ou anciens Premiers ministres français s'y sont rendus : Laurent Fabius, Alain Juppé, Michel Rocard, Dominique de Villepin, François Fillon, Manuel Valls et Edouard Philippe. Le deuxième tiers vient du monde de l'économie : des dirigeants d'organisations financières comme le FMI ou la Banque mondiale (DSK et Christine Lagarde y sont allés à plusieurs reprises), mais aussi des banquiers, des capitaines de la vieille industrie et des patrons de la nouvelle économie. Bill Gates (même s'il ne l'a jamais confirmé) a participé à la réunion du printemps 2010 à Sitges, en Espagne. Le dernier tiers d'invités est un cocktail dit d'intellectuels", mêlant des universitaires, des militaires, des espions et des journalistes capés de médias "amis". Ces derniers, plus encore que les autres, sont priés de garder le silence. Nathalie Nougayrède, quand elle dirigeait Le Monde, a été invitée, comme son prédécesseur Erik Izraelewicz. Etienne Gernelle, l'actuel directeur du Point, a été convié en même temps que Patricia Barbizet, bras droit de François Pinault, le propriétaire de l'hebdomadaire. En juin, François Lenglet, le Monsieur Economie de RTL et de France 2, a fait le voyage en Virginie. "C'était intéressant", admet-il, très soucieux, lui aussi, de ne pas trahir le code de Chatham…
Autre coquetterie, pendant ces trois jours, tous les invités, quelle que soit leur fonction ou leur fortune, seront installés par ordre alphabétique. Sans aucun protocole particulier. La première réunion a eu lieu au printemps 1954, dans un hôtel isolé d'Oosterbeek (Pays-Bas), le Bilderberg, qui va donner son nom au club. L'histoire officielle attribue l'idée à un diplomate polonais en exil, Joseph Retinger, qui rallie le prince Bernhard des Pays-Bas, puis deux Français, le patron de la SFIO Guy Mollet et le ministre des Finances Antoine Pinay, au projet de monter un "forum" dans le but de "raviver" les relations avec les Etats-Unis. Une initiative uniquement "diplomatique"? Pas vraiment.
La CIA pour marraine
Joseph Retinger, selon des archives américaines déclassifiées, était en fait un des poissons-pilotes de la CIA en Europe. Le Bilderberg a donc eu comme marraine la puissante agence américaine. "Il faut se remettre en tête le contexte des débuts. C'était la guerre froide. Nous faisions la guerre aux Soviétiques et nous vivions avec des scénarios de guerre nucléaire mondiale." Chevalière au doigt, Thierry de Montbrial, commandeur de la Légion d'honneur, dirige l'Ifri (Institut français des relations internationales) et a été pendant quarante ans un des "papes" du Bilderberg. "J'ai été nommé au steering committee [comité directeur] en 1974, à l'âge de 31 ans, en remplacement de Wilfrid Baumgartner, ancien gouverneur de la Banque de France, qui y siégeait avec le baron Edmond de Rothschild, raconte cet ancien professeur d'économie à Polytechnique passé par le Quai d'Orsay. A part Kissinger ou Rockefeller, je crois que je suis un de ceux qui ont participé au plus grand nombre de réunions."
Le comité sélectionne chaque année deux participants français. Apparemment, le futur président Pompidou avait été invité, mais rien n'indique en quelle année. "En tout cas avant mon arrivée, probablement à l'invitation d'Edmond de Rothschild, qui avait été son employeur", glisse Montbrial. L'existence même des réunions est restée secrète jusqu'à la fin des années 1960, et la liste des invités, jusqu'en 2012. "Forcément, le KGB devait s'intéresser à leurs échanges, confie Raymond Nart, un des anciens patrons français du contre-espionnage du temps de la guerre froide. Mais nous, à la DST, on ne les surveillait pas particulièrement."
A la fin des années 1970, le club a failli mettre la clé sous la porte, quand le comte Bernhard a été accusé d'avoir perçu des pots-de-vin de l'américain Lockheed pour favoriser un marché avec l'armée néerlandaise. "L'année qui a suivi le scandale, il n'y a pas eu de réunion Bilderberg, puis les choses sont rentrées dans l'ordre", raconte Montbrial, qui de 1974 à 2014 a pris place à la lettre M, juste à côté du N pour Nederland, c'est-à-dire de la reine des Pays-Bas. En 1975, à Izmir, en Turquie, une autre dame fait son apparition : Margaret Thatcher, qui prendra les rênes du Royaume-Uni en 1979. Au Bilderberg, il n'est pas rare que les invités politiques soient de futurs chefs d'Etat ou de gouvernement. Bill Clinton se rend à la réunion d'Aix-la-Chapelle, au printemps 1991. "Nous avons aussi eu Helmut Kohl, qui ne parlait ni français ni anglais, se souvient Montbrial. Avant lui, Helmut Schmidt était venu également. Quelqu'un de très simple, très direct. Il nous avait prévenus qu'en cas de bombe nucléaire russe sur Hambourg, c'était la capitulation immédiate." Exactement le genre de propos qui, s'ils avaient été rapportés, auraient fait le tour du monde et provoqué un tollé. Angela Merkel et Tony Blair ont été conviés eux aussi.
Coté français, la liste des politiques réserve des surprises. Giscard, par exemple, n'a jamais été invité. Mitterrand non plus. "Avant d'être élu, il n'avait qu'un goût limité pour la politique étrangère. Et puis les Américains le prenaient pour le diable…" Montbrial avance une autre explication : son très mauvais anglais. De même, ni Chirac ni Sarkozy n'ont été cooptés. "On ne les imagine pas assis pendant trois jours, justifie Montbrial. Nous avons toujours choisi des personnalités qui avaient un intérêt pour une réflexion approfondie, capables d'écoute et d'empathie pour les raisonnements des autres." Bref, outre les questions de langue, les profils de ces quatre présidents ne convenaient pas au "club". A gauche, Thierry de Montbrial n'a pas hésité à inviter des personnalités qu'il jugeait plus "compatibles", comme Fabius et Rocard, sans que ceux-ci soient pourtant des "champions d'anglais". "Rocard, on avait effectivement du mal à le comprendre", admet Montbrial, qui reconnaît que le choix de ses invités français répondait à "une certaine proximité d'idées" : "Il faut un public homogène, que nous ayons tous des codes en commun." Longtemps, le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière a, lui aussi, fait partie du comité de sélection. "Il s'occupait également de trouver des fonds pour financer les réunions", glisse Montbrial.
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A peine Edouard Philippe nommé à Matignon, en mai 2017, la "complosphère" s’est déchaînée : la France était tombée sous le contrôle de la "maçonnerie mondialiste". Motif ? Le nouveau Premier ministre avait participé au Bilderberg 2016, en Allemagne. L’information figure d’ailleurs sur la notice Wikipédia de l’ancien maire du Havre. Le Bilderberg? Le club le plus fermé au monde. Le plus secret aussi. Le lieu où des présidents américains et européens sont conviés avant leur élection. Un terrain de débats confidentiels entre politiques, dirigeants de multinationale et agents secrets… Chaque printemps, la centaine d’invités converge vers un hôtel de luxe privatisé. Chefs d’Etat, ministres, patrons de banque, PDG de multinationale, militaires, universitaires ont été priés de venir seuls, sans conjoints, sans assistants ni gardes du corps. L’hôtel est sous haute protection et les échanges se déroulent sous la règle de Chatham House, un vieux code éthique de la diplomatie britannique qui interdit de rendre publiques les identités et les propos des autres invités. Durant ces trois jours, ils vivront en vase clos. Objectif? Discuter entre spécialistes sur la marche du monde. Rien que ça…
"Dès notre arrivée, on insiste sur la confidentialité absolue", raconte Bruno Tertrais, expert en géopolitique, ravi d'avoir été "choisi" pour assister à la réunion de juin en Virginie, aux Etats-Unis, mais mutique sur le contenu des débats. Tout juste sait-on qu'il a été question de "la Russie dans l'ordre international", de la Chine, du Proche-Orient, de la mondialisation, de "la guerre de l'information" et "de la progression des populismes". Depuis juin, aucun des 129 invités n'a parlé. "Pour résumer ces trois jours en une phrase, je dirais que les Européens présents ont découvert, assez médusés, le nouveau visage de l'administration Trump", confie un participant.
Premier constat, ce mini-Davos en eau profonde mixe trois univers. Un premier tiers d'invités sont des politiques du bloc atlantique, européens et américains. Sept futurs ou anciens Premiers ministres français s'y sont rendus : Laurent Fabius, Alain Juppé, Michel Rocard, Dominique de Villepin, François Fillon, Manuel Valls et Edouard Philippe. Le deuxième tiers vient du monde de l'économie : des dirigeants d'organisations financières comme le FMI ou la Banque mondiale (DSK et Christine Lagarde y sont allés à plusieurs reprises), mais aussi des banquiers, des capitaines de la vieille industrie et des patrons de la nouvelle économie. Bill Gates (même s'il ne l'a jamais confirmé) a participé à la réunion du printemps 2010 à Sitges, en Espagne. Le dernier tiers d'invités est un cocktail dit d'intellectuels", mêlant des universitaires, des militaires, des espions et des journalistes capés de médias "amis". Ces derniers, plus encore que les autres, sont priés de garder le silence. Nathalie Nougayrède, quand elle dirigeait Le Monde, a été invitée, comme son prédécesseur Erik Izraelewicz. Etienne Gernelle, l'actuel directeur du Point, a été convié en même temps que Patricia Barbizet, bras droit de François Pinault, le propriétaire de l'hebdomadaire. En juin, François Lenglet, le Monsieur Economie de RTL et de France 2, a fait le voyage en Virginie. "C'était intéressant", admet-il, très soucieux, lui aussi, de ne pas trahir le code de Chatham…
Autre coquetterie, pendant ces trois jours, tous les invités, quelle que soit leur fonction ou leur fortune, seront installés par ordre alphabétique. Sans aucun protocole particulier. La première réunion a eu lieu au printemps 1954, dans un hôtel isolé d'Oosterbeek (Pays-Bas), le Bilderberg, qui va donner son nom au club. L'histoire officielle attribue l'idée à un diplomate polonais en exil, Joseph Retinger, qui rallie le prince Bernhard des Pays-Bas, puis deux Français, le patron de la SFIO Guy Mollet et le ministre des Finances Antoine Pinay, au projet de monter un "forum" dans le but de "raviver" les relations avec les Etats-Unis. Une initiative uniquement "diplomatique"? Pas vraiment.
La CIA pour marraine
Joseph Retinger, selon des archives américaines déclassifiées, était en fait un des poissons-pilotes de la CIA en Europe. Le Bilderberg a donc eu comme marraine la puissante agence américaine. "Il faut se remettre en tête le contexte des débuts. C'était la guerre froide. Nous faisions la guerre aux Soviétiques et nous vivions avec des scénarios de guerre nucléaire mondiale." Chevalière au doigt, Thierry de Montbrial, commandeur de la Légion d'honneur, dirige l'Ifri (Institut français des relations internationales) et a été pendant quarante ans un des "papes" du Bilderberg. "J'ai été nommé au steering committee [comité directeur] en 1974, à l'âge de 31 ans, en remplacement de Wilfrid Baumgartner, ancien gouverneur de la Banque de France, qui y siégeait avec le baron Edmond de Rothschild, raconte cet ancien professeur d'économie à Polytechnique passé par le Quai d'Orsay. A part Kissinger ou Rockefeller, je crois que je suis un de ceux qui ont participé au plus grand nombre de réunions."
Le comité sélectionne chaque année deux participants français. Apparemment, le futur président Pompidou avait été invité, mais rien n'indique en quelle année. "En tout cas avant mon arrivée, probablement à l'invitation d'Edmond de Rothschild, qui avait été son employeur", glisse Montbrial. L'existence même des réunions est restée secrète jusqu'à la fin des années 1960, et la liste des invités, jusqu'en 2012. "Forcément, le KGB devait s'intéresser à leurs échanges, confie Raymond Nart, un des anciens patrons français du contre-espionnage du temps de la guerre froide. Mais nous, à la DST, on ne les surveillait pas particulièrement."
A la fin des années 1970, le club a failli mettre la clé sous la porte, quand le comte Bernhard a été accusé d'avoir perçu des pots-de-vin de l'américain Lockheed pour favoriser un marché avec l'armée néerlandaise. "L'année qui a suivi le scandale, il n'y a pas eu de réunion Bilderberg, puis les choses sont rentrées dans l'ordre", raconte Montbrial, qui de 1974 à 2014 a pris place à la lettre M, juste à côté du N pour Nederland, c'est-à-dire de la reine des Pays-Bas. En 1975, à Izmir, en Turquie, une autre dame fait son apparition : Margaret Thatcher, qui prendra les rênes du Royaume-Uni en 1979. Au Bilderberg, il n'est pas rare que les invités politiques soient de futurs chefs d'Etat ou de gouvernement. Bill Clinton se rend à la réunion d'Aix-la-Chapelle, au printemps 1991. "Nous avons aussi eu Helmut Kohl, qui ne parlait ni français ni anglais, se souvient Montbrial. Avant lui, Helmut Schmidt était venu également. Quelqu'un de très simple, très direct. Il nous avait prévenus qu'en cas de bombe nucléaire russe sur Hambourg, c'était la capitulation immédiate." Exactement le genre de propos qui, s'ils avaient été rapportés, auraient fait le tour du monde et provoqué un tollé. Angela Merkel et Tony Blair ont été conviés eux aussi.
Coté français, la liste des politiques réserve des surprises. Giscard, par exemple, n'a jamais été invité. Mitterrand non plus. "Avant d'être élu, il n'avait qu'un goût limité pour la politique étrangère. Et puis les Américains le prenaient pour le diable…" Montbrial avance une autre explication : son très mauvais anglais. De même, ni Chirac ni Sarkozy n'ont été cooptés. "On ne les imagine pas assis pendant trois jours, justifie Montbrial. Nous avons toujours choisi des personnalités qui avaient un intérêt pour une réflexion approfondie, capables d'écoute et d'empathie pour les raisonnements des autres." Bref, outre les questions de langue, les profils de ces quatre présidents ne convenaient pas au "club". A gauche, Thierry de Montbrial n'a pas hésité à inviter des personnalités qu'il jugeait plus "compatibles", comme Fabius et Rocard, sans que ceux-ci soient pourtant des "champions d'anglais". "Rocard, on avait effectivement du mal à le comprendre", admet Montbrial, qui reconnaît que le choix de ses invités français répondait à "une certaine proximité d'idées" : "Il faut un public homogène, que nous ayons tous des codes en commun." Longtemps, le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière a, lui aussi, fait partie du comité de sélection. "Il s'occupait également de trouver des fonds pour financer les réunions", glisse Montbrial.
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