Comment l’Algérie a fait l’Europe

Si la France a longtemps maintenu un certain flou stratégique sur le « septième État membre », l'Algérie a fait partie de la Communauté économique européenne jusqu'en 1976, quatorze ans
après son indépendance.
Megan Brown revient sur ce que cette appartenance oubliée nous apprend des frontières, prétendues naturelles, de l'Europe – et sur l'histoire longue d'une communauté pensée, dès ses origines, comme extracontinentale.
AUTEUR Megan Brown
legrandcontinent.eu/fr
l semblerait que les frontières soient une obsession européenne1. Les politiciens invoquent des clichés sur la protection de leurs frontières contre l’arrivée de populations migrantes jugées trop nécessiteuses, trop nombreuses et – parfois explicitement – trop impossibles à intégrer dans la « vraie » société européenne. Au-delà de la rhétorique, les gouvernements européens et l’Union européenne financent (parfois indirectement) des formes répressives et mortelles de contrôle des migrants, comme les centres de détention dystopiques de Libye et leur agence Frontex. Bon nombre des mêmes responsables politiques qui attisent les flammes de la xénophobie ont également célébré les résultats du référendum de 2016 sur le Brexit, se réjouissant du rejet d’un régime supranational supposé tyrannique. Depuis le vote en faveur du « leave », les observateurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe ont concentré leur attention et leurs analyses sur le caractère sans précédent du Brexit – les frontières de l’Europe se contractant au lieu de s’étendre. Pourtant, un examen de l’histoire de l’intégration européenne révèle une réalité différente : une réalité dans laquelle l’Algérie – un État majoritairement musulman situé sur la rive sud de la Méditerranée – joue un rôle central. Les années de rattachement de l’Algérie à la Communauté économique européenne (CEE) et sa lente sortie de cet organisme intégré sont la preuve que les frontières de l’Europe ont toujours été en mouvement. Ces frontières se sont étendues ou contractées en fonction des exigences du moment, et pouvaient être beaucoup plus étendues qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Avant que les patrouilleurs ne menacent les migrants, avant les appels grandioses et eurosceptiques au Brexit, l’Algérie se trouvait désignée comme une partie constitutive de l’Europe intégrée. Au milieu des années 1950, grâce aux manœuvres des bureaucrates français à Paris et à Bruxelles, le traité établissant la CEE désigna explicitement l’Algérie comme faisant partie des limites du marché commun. Plutôt que d’être bordée par la Méditerranée, la CEE traversait la mer pour inclure les terres, le commerce et – peut-être – les populations de l’Algérie. Et loin d’être une brève partie de son histoire, bien que les Algériens aient obtenu leur indépendance en 1962, leur sortie de la CEE n’a été finalisée que quatorze ans plus tard par un accord de 1976. Au cours des premières décennies de l’unification européenne d’après-guerre, les dirigeants européens ont insisté sur des frontières beaucoup plus malléables, car ils considéraient l’intégration comme un outil permettant de défendre les intérêts impériaux. Alors qu’aujourd’hui, les dirigeants politiques évoquent une époque mythique qui n’a jamais existé, où l’Europe et l’Afrique n’ont jamais été en contact, et que les observateurs proclament que la Grande-Bretagne représente la première sortie de l’Union, l’histoire de l’Algérie dans et hors de la CEE démontre que tout cela ne relève que du fantasme.
Les années de rattachement de l’Algérie à la Communauté économique européenne et sa lente sortie de cet organisme intégré sont la preuve que les frontières de l’Europe ont toujours été en mouvement.
Megan Brown
Le statut particulier de l’Algérie au sein de la CEE s’explique par des facteurs de long et de court terme. Historiquement, le statut de l’Algérie vis-à-vis de la France contrastait avec celui de la plupart des autres pays de l’empire français. Considéré comme faisant partie de la « France intégrale » depuis le milieu du XIXe siècle, le territoire algérien bordant la Méditerranée était administré comme un département français ; cette politique était renforcée par la présence de colons européens dans ces régions, même si le statut de département n’accordait en aucun cas l’égalité des droits à la grande majorité de la population que l’État qualifiait d’indigène ou de français musulman. Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout après les pertes de l’Indochine (1954), du Maroc (1956) et de la Tunisie (1956) et l’intensification de la guerre d’indépendance algérienne, qui avait débuté en 1954, les responsables français en sont venus à considérer le statut juridique distinct de l’Algérie comme une clé de la lutte de la France contre les revendications du Front de libération nationale (FLN) et d’autres nationalistes anti-impériaux.
Au milieu des années 1950, lorsque les responsables français se sont joints aux autres membres des Six (Italie, Allemagne de l’Ouest et Benelux) pour négocier ce qui allait devenir la CEE, l’inclusion des colonies à cette nouvelle institution n’avait rien d’évident. Mais à mesure que les nationalistes algériens attirent l’attention de la communauté internationale, les responsables français voient dans le nouvel accord supranational liant les Six une arme pour lutter contre l’indépendance algérienne. Lorsque les Six signent le traité de Rome le 25 mars 1957, créant la CEE, ils le font en ayant accepté une condition sine qua non de la partie française : que l’Algérie soit explicitement nommée. Le régime du traité s’étendrait à toute la Méditerranée. Cet ultimatum était une demande de dernière minute de la part des Français, en réponse à la décision de l’Assemblée générale des Nations unies, quelques jours auparavant, de discuter de la guerre d’Algérie, et motivée par la possibilité de détourner les fonds de développement européens vers l’Algérie.
Se méfiant de la capacité des autorités françaises à faire échouer les plans d’intégration – le souvenir du rejet par la France de la Communauté européenne de défense en 1954 étant encore frais dans leur mémoire – les autres membres des Six ont accepté cette demande. Le traité de Rome comprenait l’article 227, qui nommait l’Algérie et stipulait que certains règlements de la CEE, notamment ceux relatifs aux taux des droits de douane et à la libre circulation de la main-d’œuvre, avec les règlements de sécurité sociale qui en découlent, s’y appliqueraient. Depuis le lancement de la CEE jusqu’à son indépendance en 1962, l’Algérie a donc bien fait partie de l’Europe intégrée, littéralement inscrite dans son acte fondateur.
À mesure que les nationalistes algériens attirent l’attention de la communauté internationale, les responsables français voient dans le nouvel accord supranational liant les Six une arme pour lutter contre l’indépendance algérienne.
Megan Brown
L’inclusion de l’Algérie, bien qu’unique dans sa formulation et son résultat, s’inscrit dans le cadre d’un effort français plus large visant à intégrer l’ensemble de l’Union française dans la Communauté. Dirigée par le ministre de la France d’outre-mer Gaston Defferre (en poste à ce portefeuille du 1er février 1956 au 21 mai 1957), cette insistance frustre certains partenaires de la France mais finit par être acceptée. Lorsqu’ils signent le traité de Rome, quatre des six pays maintiennent encore des colonies officielles ou administrent des territoires sous tutelle des Nations unies, ce qui incite leurs dirigeants à considérer le maintien de l’ordre colonial comme un objectif de bon sens, même si certains s’irritent de l’insistance de la France à nommer l’Algérie. Bien qu’elles soient parfois formulées dans un langage de partenariat et de partage, les exigences de Paris irritent particulièrement les responsables politiques néerlandais – qui y voient un stratagème français pour répartir le fardeau des coûts des colonies – et italiens – qui craignent une concurrence en matière de main-d’œuvre, de commerce et d’aide entre le Mezzogiorno et l’Algérie. En même temps, la promesse d’un accès aux biens et aux consommateurs de l’Union française est attrayante.


Si la France a longtemps maintenu un certain flou stratégique sur le « septième État membre », l'Algérie a fait partie de la Communauté économique européenne jusqu'en 1976, quatorze ans
après son indépendance.
Megan Brown revient sur ce que cette appartenance oubliée nous apprend des frontières, prétendues naturelles, de l'Europe – et sur l'histoire longue d'une communauté pensée, dès ses origines, comme extracontinentale.
AUTEUR Megan Brown
legrandcontinent.eu/fr
l semblerait que les frontières soient une obsession européenne1. Les politiciens invoquent des clichés sur la protection de leurs frontières contre l’arrivée de populations migrantes jugées trop nécessiteuses, trop nombreuses et – parfois explicitement – trop impossibles à intégrer dans la « vraie » société européenne. Au-delà de la rhétorique, les gouvernements européens et l’Union européenne financent (parfois indirectement) des formes répressives et mortelles de contrôle des migrants, comme les centres de détention dystopiques de Libye et leur agence Frontex. Bon nombre des mêmes responsables politiques qui attisent les flammes de la xénophobie ont également célébré les résultats du référendum de 2016 sur le Brexit, se réjouissant du rejet d’un régime supranational supposé tyrannique. Depuis le vote en faveur du « leave », les observateurs à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe ont concentré leur attention et leurs analyses sur le caractère sans précédent du Brexit – les frontières de l’Europe se contractant au lieu de s’étendre. Pourtant, un examen de l’histoire de l’intégration européenne révèle une réalité différente : une réalité dans laquelle l’Algérie – un État majoritairement musulman situé sur la rive sud de la Méditerranée – joue un rôle central. Les années de rattachement de l’Algérie à la Communauté économique européenne (CEE) et sa lente sortie de cet organisme intégré sont la preuve que les frontières de l’Europe ont toujours été en mouvement. Ces frontières se sont étendues ou contractées en fonction des exigences du moment, et pouvaient être beaucoup plus étendues qu’elles ne le sont aujourd’hui.
Avant que les patrouilleurs ne menacent les migrants, avant les appels grandioses et eurosceptiques au Brexit, l’Algérie se trouvait désignée comme une partie constitutive de l’Europe intégrée. Au milieu des années 1950, grâce aux manœuvres des bureaucrates français à Paris et à Bruxelles, le traité établissant la CEE désigna explicitement l’Algérie comme faisant partie des limites du marché commun. Plutôt que d’être bordée par la Méditerranée, la CEE traversait la mer pour inclure les terres, le commerce et – peut-être – les populations de l’Algérie. Et loin d’être une brève partie de son histoire, bien que les Algériens aient obtenu leur indépendance en 1962, leur sortie de la CEE n’a été finalisée que quatorze ans plus tard par un accord de 1976. Au cours des premières décennies de l’unification européenne d’après-guerre, les dirigeants européens ont insisté sur des frontières beaucoup plus malléables, car ils considéraient l’intégration comme un outil permettant de défendre les intérêts impériaux. Alors qu’aujourd’hui, les dirigeants politiques évoquent une époque mythique qui n’a jamais existé, où l’Europe et l’Afrique n’ont jamais été en contact, et que les observateurs proclament que la Grande-Bretagne représente la première sortie de l’Union, l’histoire de l’Algérie dans et hors de la CEE démontre que tout cela ne relève que du fantasme.
Les années de rattachement de l’Algérie à la Communauté économique européenne et sa lente sortie de cet organisme intégré sont la preuve que les frontières de l’Europe ont toujours été en mouvement.
Megan Brown
Le statut particulier de l’Algérie au sein de la CEE s’explique par des facteurs de long et de court terme. Historiquement, le statut de l’Algérie vis-à-vis de la France contrastait avec celui de la plupart des autres pays de l’empire français. Considéré comme faisant partie de la « France intégrale » depuis le milieu du XIXe siècle, le territoire algérien bordant la Méditerranée était administré comme un département français ; cette politique était renforcée par la présence de colons européens dans ces régions, même si le statut de département n’accordait en aucun cas l’égalité des droits à la grande majorité de la population que l’État qualifiait d’indigène ou de français musulman. Après la Seconde Guerre mondiale, et surtout après les pertes de l’Indochine (1954), du Maroc (1956) et de la Tunisie (1956) et l’intensification de la guerre d’indépendance algérienne, qui avait débuté en 1954, les responsables français en sont venus à considérer le statut juridique distinct de l’Algérie comme une clé de la lutte de la France contre les revendications du Front de libération nationale (FLN) et d’autres nationalistes anti-impériaux.
Au milieu des années 1950, lorsque les responsables français se sont joints aux autres membres des Six (Italie, Allemagne de l’Ouest et Benelux) pour négocier ce qui allait devenir la CEE, l’inclusion des colonies à cette nouvelle institution n’avait rien d’évident. Mais à mesure que les nationalistes algériens attirent l’attention de la communauté internationale, les responsables français voient dans le nouvel accord supranational liant les Six une arme pour lutter contre l’indépendance algérienne. Lorsque les Six signent le traité de Rome le 25 mars 1957, créant la CEE, ils le font en ayant accepté une condition sine qua non de la partie française : que l’Algérie soit explicitement nommée. Le régime du traité s’étendrait à toute la Méditerranée. Cet ultimatum était une demande de dernière minute de la part des Français, en réponse à la décision de l’Assemblée générale des Nations unies, quelques jours auparavant, de discuter de la guerre d’Algérie, et motivée par la possibilité de détourner les fonds de développement européens vers l’Algérie.
Se méfiant de la capacité des autorités françaises à faire échouer les plans d’intégration – le souvenir du rejet par la France de la Communauté européenne de défense en 1954 étant encore frais dans leur mémoire – les autres membres des Six ont accepté cette demande. Le traité de Rome comprenait l’article 227, qui nommait l’Algérie et stipulait que certains règlements de la CEE, notamment ceux relatifs aux taux des droits de douane et à la libre circulation de la main-d’œuvre, avec les règlements de sécurité sociale qui en découlent, s’y appliqueraient. Depuis le lancement de la CEE jusqu’à son indépendance en 1962, l’Algérie a donc bien fait partie de l’Europe intégrée, littéralement inscrite dans son acte fondateur.
À mesure que les nationalistes algériens attirent l’attention de la communauté internationale, les responsables français voient dans le nouvel accord supranational liant les Six une arme pour lutter contre l’indépendance algérienne.
Megan Brown
L’inclusion de l’Algérie, bien qu’unique dans sa formulation et son résultat, s’inscrit dans le cadre d’un effort français plus large visant à intégrer l’ensemble de l’Union française dans la Communauté. Dirigée par le ministre de la France d’outre-mer Gaston Defferre (en poste à ce portefeuille du 1er février 1956 au 21 mai 1957), cette insistance frustre certains partenaires de la France mais finit par être acceptée. Lorsqu’ils signent le traité de Rome, quatre des six pays maintiennent encore des colonies officielles ou administrent des territoires sous tutelle des Nations unies, ce qui incite leurs dirigeants à considérer le maintien de l’ordre colonial comme un objectif de bon sens, même si certains s’irritent de l’insistance de la France à nommer l’Algérie. Bien qu’elles soient parfois formulées dans un langage de partenariat et de partage, les exigences de Paris irritent particulièrement les responsables politiques néerlandais – qui y voient un stratagème français pour répartir le fardeau des coûts des colonies – et italiens – qui craignent une concurrence en matière de main-d’œuvre, de commerce et d’aide entre le Mezzogiorno et l’Algérie. En même temps, la promesse d’un accès aux biens et aux consommateurs de l’Union française est attrayante.

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