Annoncée depuis plus d’un an, l’affirmation géopolitique de l’Allemagne peine à se manifester. Des décennies de sous-investissement dans les forces armées ne sauraient être effacées en quelques mois. Mais il était attendu de Berlin une clarification de ses ambitions nouvelles en matière de politique étrangère, depuis que le Chancelier Scholz avait fait de la guerre en Ukraine une rupture de portée historique, consacrant l’entrée de l’Europe et du monde dans une époque nouvelle.

La nouvelle stratégie de sécurité nationale allemande – un texte de 80 pages récemment présenté par le gouvernement allemand – tente de donner corps et consistance à l’idée de ce tournant qui verrait l’Allemagne assumer des responsabilités qu’elle préférait éviter jusque-là.
La Russie, « principale menace pour la paix »
Ce texte décrit par le menu les grands axes d’une « Stratégie nationale de sécurité ». Autant le dire d’emblée, on n’y trouvera aucune réflexion d’ampleur sur les questions proprement géostratégiques. La variété des thèmes abordés – la coopération et le développement, l’organisation des services de police et des pompiers, les chaînes d’approvisionnement économique, etc. – est si grande qu’elle transforme le rapport en une sorte de catalogue hétéroclite, dont les éléments disparates sont unis par une conception extensive de la sécurité.
S’il est vrai que celle-ci ne peut en aucune manière être réduite à la question des forces armées et de la diplomatie, il est vrai tout autant que le retour en force spectaculaire de ces facteurs classiques depuis février 2022 aurait mérité une réflexion de fond, malheureusement absente du texte.
Il faut donc se contenter de quelques formules, au premier rang desquelles figure celle qui concerne la Russie, qualifiée de « principale menace pour la paix dans la région euroatlantique dans un avenir prévisible ». Par sa portée générale, cette formule emporte avec elle plusieurs non-dits dont il convient de dévoiler l’inconséquence. On cherchera en vain, en tout premier lieu, en quoi consisterait – pour Berlin – la menace russe : l’Allemagne, à l’image de la plupart des autres États européens, n’a fait l’objet d’aucune menace particulière de la part des autorités russes avant et après février 2023.
Si la Russie est capable d'attaquer son voisin et d'en bombarder les villes pour défendre ce qu’elle estime être ses intérêts stratégiques, elle n’a fait le choix de la guerre en Europe qu’aux portes de son territoire, en Géorgie en 2008 dans le cadre d’un conflit de très courte durée, et depuis février 2022 en Ukraine, dans une guerre dont elle ne prévoyait certainement pas qu’elle durerait si longtemps, ni qu'elle comporterait autant de difficultés (en témoigne la récente rébellion de Wagner).
Or, la formule employée par le gouvernement allemand exprime, à l’inverse, l’idée que la Russie de Vladimir Poutine serait capable de déclencher les foudres de Mars en tout temps et en tout lieu, au nom d’une volonté de puissance et de destruction que le reste du monde – ou en tout cas de l’Europe – devrait craindre.
Cette formule fait en outre l’impasse sur la genèse du conflit ukrainien, tout entier imputé à la Russie, à l’exemple de ce que ses vainqueurs infligèrent à l’Allemagne en 1919 dans le cadre du célèbre article 231 du Traité de Versailles, qui attribuait abusivement à l’Allemagne l’entière responsabilité du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Cent ans plus tard, et bien qu’à une moindre échelle, les mêmes excès sont observables dans ce nouveau conflit en Europe, quand tous les lycéens du continent apprennent en cours que le Diktat de Versailles contenait une part des germes qui ont conduits au conflit suivant…
De manière plus contingente, la « principale menace pour la paix » de l’Allemagne s’inscrit dans la stricte continuité de « l’Axe du Mal », dénoncé il y a vingt ans par les États-Unis à la veille de leur intervention catastrophique en Irak. Elle pêche par le même manichéisme, qui constitue le niveau zéro de la pensée géostratégique aussi bien qu’un facteur paradoxal de guerre, désormais bien documenté grâce aux États-Unis. L’hypothétique ascension géopolitique de l’Allemagne se traduit donc, à ce stade, par son ralliement à une manière de voir dont l’exemple américain devrait pourtant vacciner tous les autres États de la planète.
Dans ces conditions, le rappel de l’attachement « immuable » de l’Allemagne à l’OTAN relève d’une évidence. Pour Berlin, le lien transatlantique constitue, tout autant que lors de la Guerre froide, l’élément déterminant de sa sécurité géostratégique et de celle de l’UE. L’Allemagne prévoit en conséquence de hausser dans les années qui viennent son budget de la Défense à hauteur de 2 % de son PIB, conformément à ce qui est préconisé par l’Alliance atlantique depuis de nombreuses années.
Les autorités allemandes semblent vouloir refaire de leur armée ce qu’elle était avant 1991, à savoir le pilier conventionnel de l’OTAN en Europe. Il semble cependant qu’il n’est pas dans leur intention de recréer un corps blindé mécanisé d’ampleur. Outre que la Pologne, en première ligne face à la Russie, investit massivement aujourd’hui dans ce domaine, l’Allemagne a annoncé il y a un an déjà son intention d’organiser autour d’elle un dispositif de surveillance et de protection antiaérienne et antimissile.
L’European Sky Shield Initiative a ainsi été lancée en octobre dernier par 17 États de l’UE. Preuve que le projet avance, le Bundestag a débloqué il y a quelques jours une première tranche du budget destiné à l’achat de missiles antimissiles, alors que le prochain sommet de l’OTAN, qui se tiendra à Vilnius les 11 et 12 juillet, sera consacré pour une large part à la question de la défense aérienne en Europe.
Face à l’autre question géopolitique d’ampleur – celle de la Chine et de son irrésistible ascension – l’Allemagne se contente de reprendre à son compte les formules employées il y a quelques mois par la Présidente de la Commission européenne. La RPC est ainsi qualifiée de « partenaire, concurrente et rivale systémique ». Si elle tente « de remodeler l'ordre international existant basé sur des règles » – selon l’expression consacrée dans les milieux atlantistes depuis février 2022 –, elle « reste un partenaire sans lequel de nombreux défis mondiaux ne peuvent être résolus ».
L’ambivalence du lien à la Chine trouve son explication en tout premier lieu dans des considérations économiques : la Chine est un des premiers partenaires commerciaux d’une Allemagne puissamment insérée dans la mondialisation. Si elle entretient avec elle des relations déficitaires, il n’est pas dans son intérêt de mettre en péril ces relations économiques au nom de la géopolitique, dès lors que les motifs d’opposition ne sont en rien comparables, en termes de proximité et de dangerosité, avec ceux qui déterminent son rapport à la Russie.
Un défi pour la France, un échec pour l'UE
On le voit donc : l’actualisation de la stratégie allemande de sécurité ne constitue pas un tournant. Aucune annonce spectaculaire n’y figure, et les éléments de réflexion destinés à penser le monde qui vient sont proches du néant. Tout au plus, l’Allemagne s’adapte-t-elle de manière limitée à la nouvelle donne stratégique née de l’intervention russe en Ukraine, en ayant pour objectif d’être désormais, au sein de l’OTAN, le meilleur élève de la classe européenne.
Il n’en reste pas moins que, pour limités qu’ils soient, ces changements constituent un réel défi pour la France, de nature à porter le coup de grâce à un couple franco-allemand moribond. Ils représentent en effet un énième clou planté dans le cercueil de l’autonomie stratégique de « l’Europe », une ambition historiquement portée par la France et promue à longueur de discours par Emmanuel Macron depuis 2017. Les trois décennies écoulées n’en auront vu que les prémices, et dans des domaines limités, alors même que la subordination stratégique des Européens à l’égard de Washington semblait moins nécessaire que jamais.
L’intervention russe en Ukraine a mis un terme pour notre temps à la mise en œuvre pratique de cette ambition – qui se serait de toute façon heurtée à des limites insurmontables sur les questions de souveraineté dans l’emploi de la force. L’actualisation stratégique allemande a donc tout pour plaire au Pentagone et au département d’État américain : elle déleste des forces armées américaines soucieuses d’investir davantage le théâtre indopacifique d’une part de leur fardeau européen, tout en rejetant explicitement la moindre idée d’émancipation stratégique vis-à-vis des États-Unis.
Ce qui est exprimé au plan politique est en outre confirmé au niveau militaire et industriel, puisqu’il est acquis que l’essentiel des systèmes d’arme du « Sky Shield » sera d’origine américaine : le Patriot pour la défense à moyenne portée et l’Arrow 3 israélo-américain pour l’antimissile balistique. La nécessité d’agir dans l’urgence et la volonté d’assurer une complète interopérabilité à l’intérieur de l’OTAN a guidé les responsables politiques allemands dans leur choix d’un matériel américain immédiatement disponible. Les déboires des grands programmes européens d’armement, des années 1990 à aujourd’hui, sont aussi passés par là.
Ces éléments indiquent clairement le rejet par Berlin de « l’Europe de la Défense » à la française. Ce rejet s’inscrit en outre dans la volonté de construire le bouclier aérien sans impliquer en aucune manière les instances de l’UE, pas même son nouveau dispositif EDIRPA (European Defence Industry Reinforcement through common Procurement Act) financé à hauteur de 500 millions d'euros pour promouvoir l’acquisition d’équipements en commun. L’initiative allemande se déploie exclusivement dans le cadre multilatéral de l’Alliance atlantique. Quand la géopolitique reprend ses droits, l’UE se voit confrontée en toute logique à son impotence constitutive, quoi qu’on en pense à Paris.
La France, justement, prise de cours par l’initiative allemande, s’est contentée jusqu’à présent d’exprimer sa circonspection, voire son incompréhension, tout en refusant d’y participer. En plus de son coût et de la dépendance technique, industrielle et stratégique qu’il induit, le bouclier allemand est en effet critiquable par son utilité, très incertaine. D’abord, parce que la menace d’une attaque aérienne russe visant les États européens de l’OTAN est tout à fait théorique, d’une probabilité proche de zéro ; ensuite, parce que chacun des États concernés dispose de ses propres moyens de protection aérienne, souvent conçus sur une base nationale ou européenne, à l’image du Mamba franco-italien.
Par ailleurs, la menace que représentent les missiles balistiques russes est déjà contenue par le bouclier antimissile installé par les Américains sur le flanc oriental de l’Alliance (Roumanie et Pologne) au cours des années 2010. Enfin, les armes hypersoniques (missile et planeur) développées par la Russie en réponse à ce bouclier antimissile sont à l’heure actuelle impossibles à intercepter.
Paris, cependant, ne peut se contenter d’assister passivement à la montée en puissance géostratégique de Berlin. Le Brexit a fait de la France la première puissance militaire de l’UE, non pas par l’épaisseur de son armée, mais par l’étendue de ses capacités et son expérience opérationnelle. L’idée que l’Allemagne ne se contente plus d’être la première puissance économique du continent est de nature à crisper la France. Tel est le mobile profond de la réunion qui s’est tenue le 19 juin, en marge du salon du Bourget, en présence des ministres de la Défense de certains États de l’UE, flanqués de hauts responsables militaires nationaux.
Le ministre de la Défense allemand, qui ne devait pas participer initialement à cette réunion, s’y est finalement rendu in extremis. Si Paris a pris la peine de préciser qu’il ne fallait pas voir dans cette réunion un défi lancé à l’Allemagne, s’il a également été précisé, pour n’effrayer personne, qu’elle « ne s’inscrit pas dans un contexte confrontationnel avec les États-Unis et l’OTAN », chacun a pu constater qu’elle durcissait un peu plus et de manière officielle l’antagonisme entre la France et l’Allemagne.
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