Longtemps modèle équilibré d’immigration, le pays affronte aujourd’hui une crise migratoire, conséquence de choix politiques qui déstabilisent les Canadiens comme les nouveaux arrivants.
À Montréal
«Bienvenue aux nouveaux arrivants», annonce une publicité de la Banque nationale du Canada sur un immense écran, non loin des comptoirs de la police des frontières à l’aéroport de Montréal. À quelques mètres des douaniers, une colonne de centaines d’immigrants patientent pour être pris en charge par les services de l’immigration. Des femmes voilées y côtoient des jeunes Françaises en leggins moulants. Des sikhs aux turbans chamarrés attendent près de sages Philippines. La planète industrieuse rêve du Canada. Elle va bientôt le découvrir. À la descente du terminus Berri-Uqam, le centre-ville montréalais, la navette aéroportuaire laisse les nouveaux venus au cœur de ce quartier latin où des milliers d’étudiants français poursuivent leurs études et où des centaines de «quêteux» (mendiants) ont envahi les alentours.
Des migrants y vivent dans les rues, abandonnés, lorsque les refuges et hôtels pour demandeurs d’asile débordent. Bien des hommes ont perdu l’esprit, hurlent à tue-tête, pris de boisson, de drogue. L’un d’eux, les yeux exorbités, trois plumes d’Indien tenues par un bandeau frontal, titube, avant de s’écrouler. Une mendiante haïtienne prononce des mots inintelligibles. Une femme prépare ses seringues de shoot. Les commerçants du Village, l’immense quartier gay tout proche, ferment les uns après les autres. Les clients fuient l’insécurité. Le centre-ville de Montréal ressemble désormais à une cour des Miracles. Les habitants du quartier des spectacles fustigent l’omniprésence de drogués dans un secteur où se trouve une salle de shoot ouverte jusqu’à 2 heures du matin. La situation se dégrade à l’échelle nationale, ce que les offices du tourisme canadiens tentent de masquer derrière des images de carte postale.
• Pourquoi le Canada fait-il face à une crise migratoire?
Le nombre d’immigrants a doublé en dix ans, passant de 259.000 en 2013 à 437.000 en 2022. Il faut y ajouter plus de 900.000 visas temporaires. Ottawa a, pendant des décennies, soigneusement sélectionné son immigration en fonction de ses capacités d’intégration. Le premier ministre Trudeau, influencé par le think-tank canadien «L’initiative du siècle», a décidé depuis deux ans d’exploser les quotas d’immigrants, sans calculer si le pays a les moyens de les accueillir. «En 2023, la cible est d’accueillir 465.000 résidents permanents, (…) 485.000 en 2024 et 500.000 en 2025», assure le gouvernement d’Ottawa.
Les objectifs sont plus ambitieux à terme. «L’initiative du siècle» estime que «la croissance de la population canadienne est essentielle à la prospérité économique, l’inclusivité sociale et l’influence sur la scène mondiale du pays. L’objectif est de porter la population du Canada à 100 millions de personnes d’ici à 2100 (contre 39 millions actuellement)». Des experts québécois estiment que le projet est avant tout politique et vise à faire disparaître le facteur français en diluant le Québec dans un océan d’immigrants asiatiques et indiens.
• Quelles sont les conséquences?
Le Canada ne parvient plus à intégrer ses nouveaux arrivants faute de logements suffisants. Les Canadiens sont aussi touchés par les conséquences de cette hausse migratoire. Les loyers ont explosé depuis deux ans. Les plus pauvres ne peuvent plus se loger. Ils sont les premiers à se retrouver à la rue, tout comme les personnes atteintes de problèmes de santé mentale. Les propriétaires évincent les travailleurs précaires pour louer aux plus aisés. Selon la Société canadienne d’hypothèque et du logement (SCHL), les salariés les plus modestes ne peuvent avoir accès financièrement qu’à 1% des locations de Vancouver. Les médias canadiens se font aussi régulièrement l’écho de jeunes cadres qui dorment dans des taudis à Toronto ou parfois dans des camping-cars. Selon la SCHL, «l’Ontario, la Colombie-Britannique et le Québec sont les provinces ayant accueilli le plus de nouveaux immigrants. Cet afflux y a fait croître la demande de logements locatifs. Le retour des étudiants après la pandémie a été aussi particulièrement important.»
Le flot migratoire s’accentue. Plus de 51,5% des Torontois sont désormais issus de «minorités visibles». L’institut Statistique Canada estime que le pays sera composé en 2041 de 52,4% «d’immigrants ou d’enfants d’immigrants». Et le quotidien montréalais Le Devoir de prévenir: «Ce serait une erreur de croire que la tolérance légendaire des Canadiens envers les nouveaux venus serait sans limites. Lorsque le loyer d’un appartement (…) dépasse les 3000 $ par mois en moyenne, comme c’est devenu le cas récemment, il est inévitable que certains électeurs commencent à remettre en question l’objectif du gouvernement Trudeau d’encore hausser les seuils annuels d’immigration».
• Le Canada peut-il surmonter cette crise?
Il faudrait la volonté politique, le temps et les moyens de construire des centaines de milliers de logements. Mais comme le rappelait récemment le Journal de Montréal , «alors que la population en âge de travailler a grimpé de 204.000 personnes au cours du premier trimestre 2023 au Canada, les mises en chantier de nouveaux logements ne se sont élevées qu’à 57.000 unités». Les ministres évoquent quotidiennement le problème immobilier, sans réelles solutions à court terme. Ottawa a bien interdit aux investisseurs étrangers d’acquérir des immeubles au Canada depuis le 1er janvier. Sans grand effet pour l’instant sur la spéculation immobilière.
Dans le quartier montréalais branché du Plateau-Mont-Royal, un appartement neuf de près de 100 m² se vendait moins de 100.000 dollars canadiens (68.000 euros) il y a vingt-cinq ans. Il vaut aujourd’hui six fois plus. Si revenir à des quotas d’immigration raisonnables pourrait être une piste, le faire sonnerait comme un aveu d’échec pour Justin Trudeau. Le ministre du Logement, Sean Fraser, a suggéré le 22 août un plafonnement du nombre d’étudiants étrangers pour résoudre la crise du logement. Un choix improbable car ceux-ci sont passés de 145.000 en 2001 à 807.000 en 2022 et les universités sont financièrement dépendantes de ces élèves qui rapportent 21 milliards de dollars par an au pays.
• Le pays n’est-il pas assez vaste?
Les grands centres urbains, Toronto, Montréal, Vancouver sont les plus affectés. Lorsqu’ils sont en tournée en France, les délégués québécois de l’immigration vantent aux Français les mérites des régions éloignées, pour pallier la désertification. Mais peu d’immigrants souhaitent s’installer dans des régions désertes, froides, là où les Canadiens eux-mêmes ne veulent plus vivre. Bon an mal an, environ 80% des nouveaux arrivants au Québec choisissent de s’installer à Montréal ou à Québec. Personne parmi les immigrants ne veut aller vivre à Terre-Neuve ou à Notre-Dame-des-Sept-Douleurs.
• Le Canada reste-t-il une destination rêvée pour les migrants?
Le pays fait encore rêver les jeunes, bien qu’ils se plaignent du manque de logements abordables et de la vie chère. Avec un taux de chômage réel de 5,5% au Canada en juillet et de 4,5% au Québec et des procédures d’embauche plus rapides qu’en France, beaucoup de jeunes pensent avoir découvert un pays de cocagne. Sauf que les «jobines», les petits boulots, ne permettent plus de vivre au Canada. C’est là le paradoxe canadien. «On avait pensé un temps aller en France, mais les barrières sont moins nombreuses au Canada et il y a plus d’opportunités», confient Harena et Antsa, deux étudiantes malgaches plutôt aisées.
À l’instar de bien des immigrants, elles peinent à s’habituer à la nourriture québécoise. Mais beaucoup notent un racisme assez peu présent, peut-être en raison de l’absence d’histoire coloniale du Canada et d’une culture respectueuse du «politiquement correct». Face à la situation délétère du logement, l’opposition surfe sur la colère de la population. Le Parti conservateur dispose cet été d’une confortable avance dans tous les sondages face aux libéraux de Trudeau. Les élections ne sont prévues qu’en 2025, loin d’être jouées, mais la cabane au Canada, elle, a peut-être vécu.
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