Face au blocus médiatique imposé par Israël, comment incarner le carnage ? À travers des témoignages obtenus par téléphone et/ou accessibles sur les réseaux sociaux, Mediapart a rassemblé quelques récits et visages, pour que les victimes de Gaza ne se réduisent pas à une comptabilité macabre.
Joseph Confavreux
Mise en garde
Cet article fait état de victimes des bombardements, sa lecture peut être difficile et choquante.
Les chiffres que le ministère de la santé gazaoui, contrôlé par le Hamas, distille chaque jour sont effarants : 10 000 morts, dont plus de 4 000 enfants, en quatre semaines. En période de guerre, on sait à quel point la lutte des images et des récits fait rage, de quelle façon les accusations d’être inégalement sensible aux victimes de tel ou tel camp sont lancées, et comment les chiffres des morts et des blessés constituent des armes de propagande.
Ceux avancés par le ministère de la santé de Gaza peuvent être discutés, comme le fait par exemple avec précision cet article du Monde. Mais ils sont repris par l’Organisation mondiale de la santé et sont plausibles au vu de l’ampleur des destructions et rapportés aux précédentes guerres de Gaza où les estimations du ministère de la santé gazaoui et celles des ONG et des journalistes travaillant sur place, pendant ou après, coïncidaient.
Agrandir l’image : Illustration 1© Illustration Justine Vernier / Mediapart
À l’heure actuelle, le travail de terrain et de documentation est empêché par le blocus médiatique imposé par Israël à l’enclave palestinienne. On doit pourtant aux morts de connaître leur histoire. Le journal Haaretz notamment, comme nombre de publications israéliennes ou internationales, s’est attelé à raconter les centaines de vies brisées par le Hamas le 7 octobre dernier, à la fois à travers des portraits individuels et un mémorial collectif. Mediapart, comme la plupart des autres médias internationaux, a relaté certaines de ces histoires (par exemple ici).
Un travail similaire à celui effectué pour les victimes des massacres perpétrés par le Hamas paraît impossible à Gaza, même si quelques récits parviennent jusqu’à nous, qu’il s’agisse de l’histoire de Wael al-Dahdouh, journaliste vedette d’Al Jazeera ayant appris en direct la mort de sa femme et de deux de ses enfants, ou de celle de Rushdi Sarraj, journaliste et fixeur francophone tué dans une frappe israélienne. À Gaza, les journalistes sont empêchés de travailler tandis que les cimetières débordent, et que de nombreux morts demeurent sans sépulture, pulvérisés sous les décombres.
Depuis Gaza, Londres, Washington ou Bruxelles, les deuils et les drames s’expriment pourtant, avant tout dans l’espace numérique : pages personnelles sur Facebook ou Instagram, collecte de vidéos YouTube intitulée « GAZAFACES » ou encore initiative individuelle du Palestine Memorial lancé sur Instagram depuis Washington et qui rassemble photos et témoignages, tout en notant « l’impossibilité de partager toutes les histoires de chaque être que nous avons perdu, parce que beaucoup de familles ont été tuées en intégralité, sans qu’aucun membre survivant ne puisse partager leur histoire ».
C’est de ces fragments de vie que nous sommes partis, en réussissant parfois à recontacter celles et ceux qui se sont exprimés, en traduisant à d’autres moment ce qui était écrit. Afin que le blocus médiatique ne se transforme pas totalement en trou noir.
Bassem Mohammad Al-Kafarneh, 5 ans, de la ville de Beit Hanoun
Joint par téléphone en Égypte, Mohammad Awad, habitant à Gaza et membre de la famille al-Kafarneh, témoigne de la brève vie de son cousin.
« Bassem était mon cousin, le fils de mon oncle. Au total, j’ai perdu 20 personnes de ma famille : mon oncle, mes cousins, des cousins éloignés, le mari de ma sœur... Ma sœur, elle, a été sortie vivante des décombres. Dieu merci pour moi, j’étais sorti de Gaza deux jours avant l’escalade pour aller en Égypte où je me trouve aujourd’hui.

Agrandir l’image : Illustration 2© Illustration Justine Vernier / Mediapart
Les victimes des bombardements ne sont pas des numéros. Ce sont des êtres humains. Les victimes avaient une vie, des rêves, elles aimaient la vie. Bassem était un petit garçon qui venait de faire sa rentrée à l’école primaire après avoir quitté l’école maternelle. Bassem aimait le football et le vélo. Il était très attentif à ses cheveux et se coiffait en permanence. Comme tous les enfants, il passait ses journées à l’école.
Aux premiers jours de l’agression israélienne, le 8 ou le 9 octobre, la maison de Bassem, dans le nord de la bande de Gaza, a été frappée. Comme la famille de sa maman vient du sud de Gaza, ils sont partis habiter chez eux – la famille Al-Afaana – avec son père et sa mère. L’occupant israélien avait dit que le sud de la bande de Gaza était sûr. Ils sont donc partis dans le sud, à Khan Younis.
Ils logeaient dans un bâtiment avec 25 autres familles déplacées du nord de Gaza. Le 26 octobre, le bâtiment où se trouvait le papa de Bassem et toute la famille de sa maman, Abir, a été visé. C’était un massacre, et les Israéliens n’avaient pas prévenu du bombardement. Trois missiles de F-16 se sont abattus sur l’immeuble.
Quand on a sorti les victimes des décombres, le corps du papa de Bassem était en lambeaux. Et Bassem a été sorti des ruines sans sa tête. Sa tête se trouve toujours sous les décombres jusqu’à maintenant, parce que la Défense civile n’a pas les moyens de fouiller tous les décombres et sortir ce qu’il reste de Bassem et des cadavres de sa famille. Sa maman est morte d’un éclat dans la tête. Sa sœur, Nour, 9 ans, était sortie de la maison pour aller à l’épicerie. Elle a survécu : c’est la seule. Elle loge avec ma mère à Gaza désormais.
On avait l’habitude de se retrouver le week-end tous ensemble, avec le père de Bassem et son grand-père. Son papa espérait que Bassem achève un jour la construction de la maison familiale à Beit Hanoun. »
Salma Mohammed el-Mkheimar, 33 ans, habitante de Rafah
Khadija Nazir habite à Rafah, au sud de la bande de Gaza, dans la maison voisine de celle de Salma Mohammed el-Mkheimar, détruite par une frappe israélienne alors que cette Palestinienne installée en Jordanie était revenue pour des vacances voir sa famille gazaouie.
« Salma était ma meilleure amie. Elle a fait des études de communication en arabe à l’Université islamique de Gaza. Ensuite, après les études, comme il n’y a pas beaucoup de travail ici à Gaza et beaucoup de chômage, elle a ouvert un salon de coiffure et d’esthétique. Elle avait un don pour la coiffure. On a travaillé ensemble dans son salon pendant 3 ou 4 ans.

Agrandir l’image : Illustration 3© Illustration Justine Vernier / Mediapart
Elle s’est mariée avec un Jordanien et est partie habiter en Jordanie il y a deux ans. Elle était heureuse, avait une vie stable, avec un mari médecin. Dieu merci, elle était très heureuse et son mari était bien.
Il y a un mois, elle est venue en visite pour voir sa famille. C’était un secret. J’étais la seule au courant, on l’avait bien préparée dans les détails, pour prendre ses parents par surprise. C’était une très belle surprise pour nous tous.
Avant la guerre, elle sortait tout le temps, voir ses amis, elle était très joyeuse, elle avait ce caractère ouvert aux autres et aimait se retrouver en groupe, elle était très aimante.
Son fils allait avoir un an le 30 octobre. Deux jours avant la guerre, on était encore en train de préparer son anniversaire, en même temps que celui de ma fille. Ma fille s’appelle Salma en son honneur. Quand elle est partie en Jordanie et que ma fille est née, j’ai voulu lui donner le même prénom que celui de mon amie. Elle avait des rêves, elle parlait de tous les gens qu’elle voulait voir avant de partir, elle avait plein de projets.
Malheureusement la guerre est arrivée alors qu’elle se trouvait à Gaza. C’était un immense choc pour elle. Elle était vraiment terrifiée. Nous sommes voisines, mais on avait tellement peur de sortir qu’on ne se voyait plus. On continuait d’échanger via internet. Elle répétait : “J’ai peur, j’ai très peur.” Son mari en Jordanie était très inquiet pour elle, il a tenté de la faire sortir par tous les moyens. Mais malheureusement le poste-frontière est resté fermé.
La nuit du bombardement, il était 3 h 25 du matin exactement. Elle s’était couchée après avoir rassuré son mari au téléphone et dormait. Elle était dans une pièce avec ses sœurs, et son père et sa mère dormaient dans une autre pièce. D’autres proches venus du nord de la bande de Gaza se trouvaient dans cette maison qui n’abritait que des civils, des femmes, dont certaines enceintes, et des enfants.
Subitement, nous avons tous entendu un grand bruit. Nous avons ouvert les fenêtres et avons vu leur maison effondrée.
Elle est décédée, avec son fils, pendant leur sommeil, avec sa sœur, sa mère, son père, son autre sœur, son frère et tous leurs proches. Au total, vingt personnes sont mortes dans la destruction de cette maison. Il a fallu attendre deux jours pour qu’ils sortent les restes des corps. Son fils Ali aurait eu un an le 8 novembre. »
Joseph Confavreux
Mise en garde
Cet article fait état de victimes des bombardements, sa lecture peut être difficile et choquante.
Les chiffres que le ministère de la santé gazaoui, contrôlé par le Hamas, distille chaque jour sont effarants : 10 000 morts, dont plus de 4 000 enfants, en quatre semaines. En période de guerre, on sait à quel point la lutte des images et des récits fait rage, de quelle façon les accusations d’être inégalement sensible aux victimes de tel ou tel camp sont lancées, et comment les chiffres des morts et des blessés constituent des armes de propagande.
Ceux avancés par le ministère de la santé de Gaza peuvent être discutés, comme le fait par exemple avec précision cet article du Monde. Mais ils sont repris par l’Organisation mondiale de la santé et sont plausibles au vu de l’ampleur des destructions et rapportés aux précédentes guerres de Gaza où les estimations du ministère de la santé gazaoui et celles des ONG et des journalistes travaillant sur place, pendant ou après, coïncidaient.

À l’heure actuelle, le travail de terrain et de documentation est empêché par le blocus médiatique imposé par Israël à l’enclave palestinienne. On doit pourtant aux morts de connaître leur histoire. Le journal Haaretz notamment, comme nombre de publications israéliennes ou internationales, s’est attelé à raconter les centaines de vies brisées par le Hamas le 7 octobre dernier, à la fois à travers des portraits individuels et un mémorial collectif. Mediapart, comme la plupart des autres médias internationaux, a relaté certaines de ces histoires (par exemple ici).
Un travail similaire à celui effectué pour les victimes des massacres perpétrés par le Hamas paraît impossible à Gaza, même si quelques récits parviennent jusqu’à nous, qu’il s’agisse de l’histoire de Wael al-Dahdouh, journaliste vedette d’Al Jazeera ayant appris en direct la mort de sa femme et de deux de ses enfants, ou de celle de Rushdi Sarraj, journaliste et fixeur francophone tué dans une frappe israélienne. À Gaza, les journalistes sont empêchés de travailler tandis que les cimetières débordent, et que de nombreux morts demeurent sans sépulture, pulvérisés sous les décombres.
Depuis Gaza, Londres, Washington ou Bruxelles, les deuils et les drames s’expriment pourtant, avant tout dans l’espace numérique : pages personnelles sur Facebook ou Instagram, collecte de vidéos YouTube intitulée « GAZAFACES » ou encore initiative individuelle du Palestine Memorial lancé sur Instagram depuis Washington et qui rassemble photos et témoignages, tout en notant « l’impossibilité de partager toutes les histoires de chaque être que nous avons perdu, parce que beaucoup de familles ont été tuées en intégralité, sans qu’aucun membre survivant ne puisse partager leur histoire ».
C’est de ces fragments de vie que nous sommes partis, en réussissant parfois à recontacter celles et ceux qui se sont exprimés, en traduisant à d’autres moment ce qui était écrit. Afin que le blocus médiatique ne se transforme pas totalement en trou noir.
Bassem Mohammad Al-Kafarneh, 5 ans, de la ville de Beit Hanoun
Joint par téléphone en Égypte, Mohammad Awad, habitant à Gaza et membre de la famille al-Kafarneh, témoigne de la brève vie de son cousin.
« Bassem était mon cousin, le fils de mon oncle. Au total, j’ai perdu 20 personnes de ma famille : mon oncle, mes cousins, des cousins éloignés, le mari de ma sœur... Ma sœur, elle, a été sortie vivante des décombres. Dieu merci pour moi, j’étais sorti de Gaza deux jours avant l’escalade pour aller en Égypte où je me trouve aujourd’hui.

Agrandir l’image : Illustration 2© Illustration Justine Vernier / Mediapart
Les victimes des bombardements ne sont pas des numéros. Ce sont des êtres humains. Les victimes avaient une vie, des rêves, elles aimaient la vie. Bassem était un petit garçon qui venait de faire sa rentrée à l’école primaire après avoir quitté l’école maternelle. Bassem aimait le football et le vélo. Il était très attentif à ses cheveux et se coiffait en permanence. Comme tous les enfants, il passait ses journées à l’école.
Aux premiers jours de l’agression israélienne, le 8 ou le 9 octobre, la maison de Bassem, dans le nord de la bande de Gaza, a été frappée. Comme la famille de sa maman vient du sud de Gaza, ils sont partis habiter chez eux – la famille Al-Afaana – avec son père et sa mère. L’occupant israélien avait dit que le sud de la bande de Gaza était sûr. Ils sont donc partis dans le sud, à Khan Younis.
Ils logeaient dans un bâtiment avec 25 autres familles déplacées du nord de Gaza. Le 26 octobre, le bâtiment où se trouvait le papa de Bassem et toute la famille de sa maman, Abir, a été visé. C’était un massacre, et les Israéliens n’avaient pas prévenu du bombardement. Trois missiles de F-16 se sont abattus sur l’immeuble.
Quand on a sorti les victimes des décombres, le corps du papa de Bassem était en lambeaux. Et Bassem a été sorti des ruines sans sa tête. Sa tête se trouve toujours sous les décombres jusqu’à maintenant, parce que la Défense civile n’a pas les moyens de fouiller tous les décombres et sortir ce qu’il reste de Bassem et des cadavres de sa famille. Sa maman est morte d’un éclat dans la tête. Sa sœur, Nour, 9 ans, était sortie de la maison pour aller à l’épicerie. Elle a survécu : c’est la seule. Elle loge avec ma mère à Gaza désormais.
On avait l’habitude de se retrouver le week-end tous ensemble, avec le père de Bassem et son grand-père. Son papa espérait que Bassem achève un jour la construction de la maison familiale à Beit Hanoun. »
Salma Mohammed el-Mkheimar, 33 ans, habitante de Rafah
Khadija Nazir habite à Rafah, au sud de la bande de Gaza, dans la maison voisine de celle de Salma Mohammed el-Mkheimar, détruite par une frappe israélienne alors que cette Palestinienne installée en Jordanie était revenue pour des vacances voir sa famille gazaouie.
« Salma était ma meilleure amie. Elle a fait des études de communication en arabe à l’Université islamique de Gaza. Ensuite, après les études, comme il n’y a pas beaucoup de travail ici à Gaza et beaucoup de chômage, elle a ouvert un salon de coiffure et d’esthétique. Elle avait un don pour la coiffure. On a travaillé ensemble dans son salon pendant 3 ou 4 ans.

Agrandir l’image : Illustration 3© Illustration Justine Vernier / Mediapart
Elle s’est mariée avec un Jordanien et est partie habiter en Jordanie il y a deux ans. Elle était heureuse, avait une vie stable, avec un mari médecin. Dieu merci, elle était très heureuse et son mari était bien.
Il y a un mois, elle est venue en visite pour voir sa famille. C’était un secret. J’étais la seule au courant, on l’avait bien préparée dans les détails, pour prendre ses parents par surprise. C’était une très belle surprise pour nous tous.
Avant la guerre, elle sortait tout le temps, voir ses amis, elle était très joyeuse, elle avait ce caractère ouvert aux autres et aimait se retrouver en groupe, elle était très aimante.
Son fils allait avoir un an le 30 octobre. Deux jours avant la guerre, on était encore en train de préparer son anniversaire, en même temps que celui de ma fille. Ma fille s’appelle Salma en son honneur. Quand elle est partie en Jordanie et que ma fille est née, j’ai voulu lui donner le même prénom que celui de mon amie. Elle avait des rêves, elle parlait de tous les gens qu’elle voulait voir avant de partir, elle avait plein de projets.
Malheureusement la guerre est arrivée alors qu’elle se trouvait à Gaza. C’était un immense choc pour elle. Elle était vraiment terrifiée. Nous sommes voisines, mais on avait tellement peur de sortir qu’on ne se voyait plus. On continuait d’échanger via internet. Elle répétait : “J’ai peur, j’ai très peur.” Son mari en Jordanie était très inquiet pour elle, il a tenté de la faire sortir par tous les moyens. Mais malheureusement le poste-frontière est resté fermé.
La nuit du bombardement, il était 3 h 25 du matin exactement. Elle s’était couchée après avoir rassuré son mari au téléphone et dormait. Elle était dans une pièce avec ses sœurs, et son père et sa mère dormaient dans une autre pièce. D’autres proches venus du nord de la bande de Gaza se trouvaient dans cette maison qui n’abritait que des civils, des femmes, dont certaines enceintes, et des enfants.
Subitement, nous avons tous entendu un grand bruit. Nous avons ouvert les fenêtres et avons vu leur maison effondrée.
Elle est décédée, avec son fils, pendant leur sommeil, avec sa sœur, sa mère, son père, son autre sœur, son frère et tous leurs proches. Au total, vingt personnes sont mortes dans la destruction de cette maison. Il a fallu attendre deux jours pour qu’ils sortent les restes des corps. Son fils Ali aurait eu un an le 8 novembre. »
Commentaire