Rachida El Azzouzi
onasJonas Pardo dispense des formations contre l’antisémitisme à des syndicats, des partis, des médias, etc. Dans le Club de Mediapart, où il tient un blog, il se présente ainsi : « Militant antiraciste, je vulgarise l’histoire de l’antisémitisme à partir de mes connaissances et de mon vécu personnel du racisme. » Arié Alimi, qui se décrit comme « avocat, de gauche, militant humaniste et décolonial, juif, qui ne renie pas un attachement à Israël », est engagé dans la lutte contre les violences policières et tous les racismes.
Longtemps, ils ont dissimulé, comme beaucoup de Françaises et de Français, leur judéité. Parce qu’on le leur enseigne en famille dès le plus jeune âge. Puis ils l’ont assumée. Avec son lot de conséquences : quolibets, humiliations, discriminations, violences. Jonas Pardo a découvert que « se dire juif à gauche est un problème » : « Nous subissons une injonction géopolitique à nous positionner sur le conflit israélo-palestinien, comme les musulmans vis-à-vis du terrorisme djihadiste. »
Les massacres du Hamas le 7 octobre 2023 les ont plongés dans « un cauchemar »et les ont mis aussi face aux maux qui accablent leur camp politique. Entretien croisé.
La manifestation de ce dimanche 12 novembre crée la polémique et divise tout particulièrement à gauche. Allez-vous manifester ?
Jonas Pardo : Oui, je serai à la manifestation, bien que l’appel soit absolument insatisfaisant, que la lutte contre l’antisémitisme par le gouvernement et par le parti présidentiel soit inefficace et problématique. J’irai marcher contre l’antisémitisme mais aussi contre l'extrême droite, qui n’a absolument rien à faire dans cette manifestation.

Les gauches qui appellent à ne pas y aller sous couvert de présence de l’extrême droite non seulement se trompent, mais elles renoncent aussi à leur rôle historique. L’acte fondateur de la gauche pour moi, c’est l’affaire Dreyfus. Dire aujourd’hui : « On ne va pas dans la rue parce qu’il y a l’extrême droite », plutôt que de dire : « Nous allons dans la rue pour chasser l’extrême droite », c’est renoncer à son rôle historique.
Arie Alimi : Je vais manifester sans aucun remords car j’ai toujours eu un seul credo : la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ne se divise pas. De la même manière que j’ai appelé et suis allé sans aucun doute ni bégaiement le 10 novembre 2019 manifester contre l’islamophobie, malgré les critiques similaires du gouvernement, du PS, de la Licra, des LR [Les Républicains] et du RN [Rassemblement national], qui à l’époque nous reprochaient de manifester avec des islamistes ou des gens ne partageant pas les principes de la République, et malgré un appel insatisfaisant.
L’enjeu, pour moi, c’est d’abord de manifester contre l’antisémitisme qui explose, d’être en solidarité avec les victimes et d’éviter que l’extrême droite n’entre dans l’arc républicain.
La France insoumise est opposée à cette marche pour plusieurs raisons : parce que l'extrême droite est présente mais aussi, selon Jean-Luc Mélenchon ou le député David Guiraud, parce que cette manifestation contre l’antisémitisme reviendrait à approuver « un soutien inconditionnel au bombardement de l'armée israélienne sur Gaza ». Comprenez-vous ce dernier argument ?
Jonas Pardo : Le contenu de l’appel à manifester, qui est « Pour la République, pour les valeurs de la République, contre l'antisémitisme », vide la lutte contre l’antisémitisme de son objet puisqu’on peut accoler n’importe quoi à ce flou des « valeurs de la République ».
On le voit très bien en ce moment avec les mesures contre les étrangers, notamment la suppression de l’aide médicale aux étrangers (AME), dans le cadre du projet de loi sur l’immigration. Est-ce que refuser d’accueillir des étrangers répond aux valeurs de la République ? C’est un problème, tout comme la manière du gouvernement de mener la lutte contre l’antisémitisme.
Dès le début des bombardements à Gaza, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin a réduit les soutiens aux civils palestiniens à un soutien du Hamas en interdisant les manifs de soutien à la Palestine. Ce faisant, il radicalise les opinions et ajoute de l’huile sur le feu d’une situation déjà explosive.
On est dans la trumpisation du débat médiatique.
Jonas Pardo
En miroir, Mélenchon assimile la défense des juifs ou la lutte contre l’antisémitisme à un soutien aux bombardements à Gaza. On est dans la trumpisation du débat médiatique. C’est le flou de tous les repères, qui ne peut que desservir la lutte contre l’antisémitisme et tous les racismes.
Arié Alimi : David Guiraud est un ami, je le précise. Il tient une ligne stratégique, politique, et il faut savoir accepter les oppositions lorsqu’on partage beaucoup d’autres choses. Il considère qu’il ne faut pas aller à cette manifestation dans la mesure où elle pourrait constituer une instrumentalisation de la cause de la lutte contre l’antisémitisme, contre les musulmans et également contre le peuple palestinien, et qu’elle pourrait conduire justement à faire entrer le RN dans l’arc républicain.
Je partage certains éléments de son analyse, mais pas le comportement à adopter pour éviter ces conséquences. On ne laisse jamais le terrain à l’extrême droite. Sinon ils s’installent et ils restent. Évidemment, notre seule présence ne suffit pas. Il faut impérativement que les présidents des assemblées à l’initiative clarifient la situation et expriment qu’ils ne sont pas les bienvenus.
Jordan Bardella, président du Rassemblement national, a été jusqu’à nier l’antisémitisme du fondateur du parti, Jean-Marie Le Pen, pourtant condamné pour provocation à la haine raciale et négationnisme, avant de finalement admettre que ses propos étaient antisémites...
Arié Alimi : C’est une stratégie qu’ils mènent au RN depuis un certain temps. Celle de la dissimulation de leur structure raciste et antisémite en essayant de se réhabiliter au détriment de la communauté juive. Elle s’est faite par l’intermédiaire des extrêmes droites juives comme la LDJ [Ligue de défense juive - ndlr] et de personnalités juives d'extrême droite. Il y a une vraie responsabilité de cette extrême droite juive dans la réhabilitation de l’extrême droite antisémite.
Leur bataille culturelle est commune. Elle se mène contre la gauche et contre le monde arabo-musulman dans une guerre de civilisations où ceux qu’on tuait autrefois deviennent les alliés d’aujourd’hui. C’est inconcevable d’un point de vue intellectuel, mais c’est vrai que la politique, quelquefois, s’éloigne de la rationalité.
Jonas Pardo : Cela montre l’incompréhension totale de ce qu’est l’antisémitisme aujourd’hui. Le débat sur le Rassemblement national se conjugue uniquement au passé. Le problème, ce n’est pas seulement que Jean-Marie Le Pen a eu des sorties négationnistes il y a trente ans. Le problème, c’est la vision du monde qui est intrinsèquement antisémite au Rassemblement national. Et les mots d’aujourd’hui de Marine Le Pen, de Jordan Bardella, s’ils ont changé par rapport au père Le Pen, s’inscrivent dans le même logiciel.
Quand Marine Le Pen accuse le mondialisme, le cosmopolitisme, la finance internationale, les élites intellectuelles, elle lâche des bombes codées pour désigner les juifs, cette idée qu’il y aurait un groupe malfaisant qui agirait dans l’ombre. On le voit dans l’extrême droite en général, plus particulièrement à travers certaines de leurs grandes campagnes, à commencer par la théorie du « grand remplacement », une idée tout à la fois antisémite et islamophobe.

Agrandir l’image : Illustration 2Jonas Pardo. © DR
On le voit aussi à travers les paniques morales, par exemple les attaques contre les « woke », qui, pour moi, sont une reprise de l’accusation de marxisme culturel, faite à l’École de Francfort aux juifs allemands qui luttaient contre l’autoritarisme et les discriminations et qui étaient accusés de vouloir pervertir la culture nationale aux États-Unis.
L’antiwokisme, c’est pareil, sauf qu’il est repris en France. Avec cette idée que l’identité française serait attaquée par l’import d’une culture mondialiste ou que sais-je. Cette matrice complotiste est consubstantielle à l’extrême droite. Sans antisémitisme, l’extrême droite ne serait pas l’extrême droite.
La perte de boussole est totale. Serge Klarsfeld, par exemple, évoque un nouvel antisémitisme de gauche qui aurait remplacé celui de l’extrême droite. Il se trompe. Il s’est fait avoir par la main tendue du diable.
L’idée d’un “nouvel antisémitisme” est un discours d’extrême droite qui vise à faire comme si l’antisémitisme d’extrême droite n’existait pas.
Arié Alimi
Quelles sont la réalité et les spécificités de cet antisémitisme qualifié de« nouvel antisémitisme » qui serait porté par la gauche et du fait des musulmans ?
Jonas Pardo : Je ne pense pas qu’il y ait de rupture historique dans l’histoire de l’antisémitisme. Ce qui est nouveau, c’est le fait que ce n’est plus seulement l’extrême droite qui commet des actes antisémites, et je daterai cela depuis l’attentat de la rue Copernic en 1980, soit bientôt cinquante ans.
Ce qu'on appelle « nouveau » n’a rien de nouveau. Ce sont toujours des actes qui se pensent comme des formes d’éradication de la domination, alors qu’elles ne sont que des expressions de désir d’ordre encore plus sécuritaire et féroce.
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