Par Alexandre Devecchio, pour Le Figaro Magazine
ENTRETIEN – L’ancien ministre des Affaires étrangères a réuni ambassadeurs, historiens et journalistes de renom pour dresser des portraits de diplomates d’envergure qui, de Mazarin à Sergueï Lavrov, ont contribué à changer le monde.
Grands diplomates (Perrin), le dernier livre d’Hubert Védrine, s’impose comme un ouvrage de référence sur les relations internationales. Avec des textes encadrés par de longues préface et postface .
Comment vous est venue l’idée de ce livre sur les grands diplomates ?
C’est Benoît Yvert qui a eu l’idée d’un ouvrage collectif sur les grands diplomates et négociateurs du XVIIe siècle à aujourd’hui, et qui m’a proposé de « diriger » cet ensemble, de l’introduire et de le conclure. Nous avons établi une liste de grandes personnalités qui ont marqué l’histoire des relations internationales des quatre derniers siècles et l’avons étendue à quelques grands diplomates contemporains.
J’ai accepté ce projet par passion pour l’Histoire, celle qui nous nourrit et dont on peut débattre, alors que le « devoir de mémoire » est le reflet des émotions d’un moment. En revenant sur les vingt grandes figures passionnantes portraiturées dans l’ouvrage, on mesure ce qu’a été l’instable « équilibre européen » et combien le métier de diplomate a changé. Aujourd’hui, il y a en permanence des négociations, dans tous les domaines et dans toutes les configurations, et pourtant, la figure des « grands négociateurs » va sans doute disparaître, car les conditions d’exercice de la politique en général, de la diplomatie en particulier ont été radicalement bouleversées. Manque de temps, de maturation, de sang-froid, pression fébrile.
Cependant, la diplomatie reste un métier à part entière : il ne suffit pas d’être un spécialiste de l’Intelligence artificielle par exemple pour être un bon négociateur sur le sujet. Nous avons d’ailleurs hésité entre « grands diplomates » et « grands négociateurs », et parmi nos personnages, tous n’ont pas été ministre des affaires étrangères.Ces dernières décennies, les mondialisateurs et les européistes ont combattu toute survivance de ce système, car ils considèrent que l’Europe doit supplanter les États-nations, responsables selon eux de tous les drames du XXe siècle
Quelles sont les caractéristiques de ce que vous appelez l’ère classique de la diplomatie, c’est-à-dire la période qui va de Mazarin jusqu’à Lavrov ?
Plutôt jusqu’au XXe siècle. Boutros Boutros-Ghali, Kofi Annan et Serguei Lavrov viennent après. L’époque classique, aussi appelée l’âge « westphalien », se caractérise par des relations d’État à État, en Europe, un nombre très restreint de décideurs dans chaque pays, une opinion publique encore embryonnaire, même s’il existe par exemple, à la cour du roi de France, un parti de l’Autriche et un parti de l’Espagne. La transparence immédiate n’est pas encore exigée, ce qui laisse le temps aux diplomates de travailler. Enfin, le système westphalien vise à maintenir un équilibre entre 5 à 10 puissances, comprenant ou non la Russie (et ou non l’Empire ottoman), selon les époques.
Au congrès de Vienne – l’apogée, en 1815 – il y a seulement quatre puis cinq puissances. L’ère classique correspond à l’affirmation de l’État-nation. Pour Kissinger, Richelieu est le premier à comprendre qu’il va succéder à la communauté internationale de l’époque, celle du pape ou de l’empereur. Ces dernières décennies, les mondialisateurs et les européistes ont combattu toute survivance de ce système, car ils considèrent que l’Europe doit supplanter les États-nations, responsables selon eux de tous les drames du XXe siècle. Ce qui se discute, car ce système a longtemps maintenu l’équilibre.
Quelles ont été les évolutions récentes du métier de diplomate ?
Plus que d’évolutions, un vrai bouleversement. Du fait de la mondialisation économique, de la communication, des sommets, des réseaux. Cela dit, il faut distinguer l’ambassadeur bilatéral, qui représente son pays, et le négociateur, qui est souvent, mais pas toujours, un diplomate de métier. Le négociateur doit avoir comme toujours une idée claire de ce qu’il veut obtenir, des concessions qu’il est prêt à faire – en fonction des directives reçues – de la réaction future de l’opinion. Savoir symétriquement ce que veut obtenir la partie adverse, et quelle est sa marge de manœuvre. Ce rôle de grand négociateur a longtemps été tenu par le ministre des Affaires étrangères ou quelques personnes seulement. Ce n’est plus aussi simple. J’en parle dans ma conclusion.
Or, le rôle des ministres des Affaires étrangères s’est amenuisé au fur et à mesure de l’injonction à la transparence et de la pression des opinions publiques. Le risque est que les leaders deviennent des followers. Lorsque j’étais à la tête du Quai d’Orsay, j’avais l’ambition que celui-ci soit la « tour de contrôle » des relations internationales du pays et j’avais établi pour cela un lien régulier avec les autres ministères. Nous avons intérêt à avoir un ministère des Affaires étrangères fort qui maintienne la cohérence entre les diverses négociations. Un organisme spécialisé à Matignon qui donne les instructions à la Représentation permanente auprès de l’Union européenne pour qu’au moins à ce niveau-là, la politique française soit claire.
Le Quai d’Orsay a de plus subi des coupes budgétaires exagérées. Réduire de 0,1 % son budget, cela signifie fermer des instituts français, arrêter des programmes de bourses, etc., avec des conséquences catastrophiques. Pour l’autorité et le rayonnement de la France à l’étranger, il faut se redonner les moyens matériels d’une politique d’influence, ce qui a été enfin décidé.
Dans cette ère westphalienne des États-nations, les années 1990 après la chute de l’URSS sont-elles une parenthèse ?
En ce qui concerne les acteurs, trop nombreux aujourd’hui, l’époque n’est plus westphalienne. Ce qui aura été une parenthèse, c’est la croyance des Européens depuis les années 1990, dans un monde post-tragique et post-histo rique. Les démocraties sont devenues des régimes d’opinion gouvernés par des dirigeants qui courent dans tous les sens pour essayer de suivre les mouvements dominants. C’est aussi ce qui explique la disparition des carrières et des figures de grands négociateurs, et de la narration, comme on dit aujourd’hui, qui les accompagnait. Le monde réel est bien différent de la perception du monde qu’ont eu certaines élites européennes depuis la « fin de l’Histoire » (!), mais la réalité les rattrape. La pensée kissingérienne est loin d’être obsolète. Les autres portraits dans le livre sont également très instructifs : Pitt, Kaunitz, Disraeli, Choiseul, Vergennes, sans oublier bien sûr ceux des XIXe et XXe siècles.
Quels sont les nouveaux rapports de force aujourd’hui ?
Premier front : entre ceux qui vont freiner, et ceux qui vont accélérer l’écologisation. Les COP vont devenir les sommets internationaux les plus importants, plus que l’Assemblée générale de l’ONU ou les G20. En deçà, le monde géopolitique est une foire d’empoigne, structuré durablement par le bras de fer États-Unis-Chine.
En ce qui concerne l’Ukraine, Poutine a pris une décision qui est horrible pour les Ukrainiens mais également aberrante pour la Russie : il a marginalisé et fait reculer son pays pour longtemps. Ce sera plus difficile pour l’Europe que pour les États-Unis de repenser les relations avec le voisin russe, qui sera toujours là.Ce qui s’est passé à Gaza est pour les Occidentaux une horreur totale, mais pour 1,5 milliard de musulmans, c’est « un acte de résistance » à l’occupation israélienne
Le concept de Sud global a-t-il un sens ?
Oui et non, mais cela ne sert à rien de contester cette rhétorique. Les Occidentaux et occidentalistes sont choqués par ce concept, car pour eux aucun hérétique ne devrait pouvoir contester la supériorité occidentale. Pourtant, ils n’ont plus le monopole de la puissance et beaucoup de pays du Sud affirment travailler pour un monde « post-occidental » – voyez les déclarations finales des sommets des Brics ou les prises de parole des Chinois. Et quarante pays, représentant les deux tiers du monde en termes démographiques, n’ont pas voulu prendre parti ou condamner l’attaque de Poutine en 2022. Autre exemple : ce qui s’est passé à Gaza est pour les Occidentaux une horreur totale, mais pour 1,5 milliard de musulmans, c’est « un acte de résistance » à l’occupation israélienne. Sans compter les nombreux pays asiatiques, indifférents. On le voit, nous n’avons plus la capacité d’imposer à tous les autres notre grille de lecture et nos « valeurs », même si les classes moyennes des pays du Sud veulent vivre « à l’occidentale ».
Ces pays du Sud vont-ils réussir à mettre en place un monde « post-occidental » ? L’Occident ne veut pas le croire du fait des divisions entre l’Inde et la Chine, de la crainte de la Russie de trop dépendre de son voisin chinois, etc. Cependant, s’acharner à démontrer que le Sud global n’existe pas révèle une forme de panique. Du calme ! Soyons pragmatiques et flegmatiques : prenons en note l’existence de cette rhétorique, sans nous y enfermer.
Depuis que Xi Jinping a changé de ton par rapport à l’époque Deng et a proclamé que son système était le meilleur, l’Occident a ricané, puis s’est déchaîné. Les Occidentaux sont ambigus vis-à-vis de la Chine : d’un côté ils craignent un pays de 1,4 milliard de personnes travaillant jour et nuit, dont l’économie et les progrès technologiques risquent de les dépasser ; de l’autre, dès qu’il y a un problème en Chine, l’Occident affirme que ce régime répressif va droit dans le mur. Gardons l’équilibre !
L’axe Moscou-Pékin-Téhéran dont on a parlé au moment du 7 octobre est-il une réalité ?
Il n’y a pas « d’axe » mais une conjonction d’intérêts pas forcément durable. Depuis longtemps, le Sud, et pas seulement les musulmans, affirmait qu’il y avait deux poids deux mesures dans l’affaire palestinienne. Israël a été condamné quinze fois par des cours internationales, mais rien ne s’est passé. Les dirigeants arabes et européens avaient cru pouvoir oublier la question palestinienne. Il y a 1,5 milliard de musulmans dans le monde qui condamnent véhémentement la colonisation. Ils se taisaient tant qu’était menée la courageuse politique de Rabin, alors qu’Israël était divisé entre ceux qui se résignaient à un État palestinien et ceux qui se sont résignés à ce qu’il n’y en ait jamais. Depuis une quinzaine d’années, ce sont les maximalistes du Grand Israël, Netanyahou et les colons de Cisjordanie, qui imposaient leur politique.
Dans ce monde de rapport de force, comment la France peut-elle encore peser ? Comment affronter la crise migratoire ?
La France garde plus de poids que ne le pensent les Français. La question migratoire se pose dans le monde entier. Elle ne relève pas de la morale mais de la gestion des nombres : s’il y avait 20 millions d’Africains, leur accueil ne poserait pas de problèmes ; mais il s’agit en fait de 1 ou 2 milliards de personnes… Après des batailles homériques, les Européens finiront par adopter la politique des sociaux-démocrates scandinaves. Le complet retournement de leur politique a devancé l’Allemagne, l’Angleterre, et ce qui va se passer ailleurs. L’Europe est un niveau de décision important, mais cela ne dispense pas les États de leurs responsabilités. L’adoption du pacte asile et immigration, qui était en négociation depuis longtemps, constitue une étape importante vers une rigueur normale dans la gestion de flux migratoires, et de l’asile. L’asile devra être resserré aux gens en danger.On voudrait croire que l’Europe est la réponse à tout, mais en l’occurrence il n’est pas écrit dans les traités que l’on doive décider de la politique étrangère au niveau européen
ENTRETIEN – L’ancien ministre des Affaires étrangères a réuni ambassadeurs, historiens et journalistes de renom pour dresser des portraits de diplomates d’envergure qui, de Mazarin à Sergueï Lavrov, ont contribué à changer le monde.
Grands diplomates (Perrin), le dernier livre d’Hubert Védrine, s’impose comme un ouvrage de référence sur les relations internationales. Avec des textes encadrés par de longues préface et postface .
Comment vous est venue l’idée de ce livre sur les grands diplomates ?
C’est Benoît Yvert qui a eu l’idée d’un ouvrage collectif sur les grands diplomates et négociateurs du XVIIe siècle à aujourd’hui, et qui m’a proposé de « diriger » cet ensemble, de l’introduire et de le conclure. Nous avons établi une liste de grandes personnalités qui ont marqué l’histoire des relations internationales des quatre derniers siècles et l’avons étendue à quelques grands diplomates contemporains.
J’ai accepté ce projet par passion pour l’Histoire, celle qui nous nourrit et dont on peut débattre, alors que le « devoir de mémoire » est le reflet des émotions d’un moment. En revenant sur les vingt grandes figures passionnantes portraiturées dans l’ouvrage, on mesure ce qu’a été l’instable « équilibre européen » et combien le métier de diplomate a changé. Aujourd’hui, il y a en permanence des négociations, dans tous les domaines et dans toutes les configurations, et pourtant, la figure des « grands négociateurs » va sans doute disparaître, car les conditions d’exercice de la politique en général, de la diplomatie en particulier ont été radicalement bouleversées. Manque de temps, de maturation, de sang-froid, pression fébrile.
Cependant, la diplomatie reste un métier à part entière : il ne suffit pas d’être un spécialiste de l’Intelligence artificielle par exemple pour être un bon négociateur sur le sujet. Nous avons d’ailleurs hésité entre « grands diplomates » et « grands négociateurs », et parmi nos personnages, tous n’ont pas été ministre des affaires étrangères.Ces dernières décennies, les mondialisateurs et les européistes ont combattu toute survivance de ce système, car ils considèrent que l’Europe doit supplanter les États-nations, responsables selon eux de tous les drames du XXe siècle
Quelles sont les caractéristiques de ce que vous appelez l’ère classique de la diplomatie, c’est-à-dire la période qui va de Mazarin jusqu’à Lavrov ?
Plutôt jusqu’au XXe siècle. Boutros Boutros-Ghali, Kofi Annan et Serguei Lavrov viennent après. L’époque classique, aussi appelée l’âge « westphalien », se caractérise par des relations d’État à État, en Europe, un nombre très restreint de décideurs dans chaque pays, une opinion publique encore embryonnaire, même s’il existe par exemple, à la cour du roi de France, un parti de l’Autriche et un parti de l’Espagne. La transparence immédiate n’est pas encore exigée, ce qui laisse le temps aux diplomates de travailler. Enfin, le système westphalien vise à maintenir un équilibre entre 5 à 10 puissances, comprenant ou non la Russie (et ou non l’Empire ottoman), selon les époques.
Au congrès de Vienne – l’apogée, en 1815 – il y a seulement quatre puis cinq puissances. L’ère classique correspond à l’affirmation de l’État-nation. Pour Kissinger, Richelieu est le premier à comprendre qu’il va succéder à la communauté internationale de l’époque, celle du pape ou de l’empereur. Ces dernières décennies, les mondialisateurs et les européistes ont combattu toute survivance de ce système, car ils considèrent que l’Europe doit supplanter les États-nations, responsables selon eux de tous les drames du XXe siècle. Ce qui se discute, car ce système a longtemps maintenu l’équilibre.
Quelles ont été les évolutions récentes du métier de diplomate ?
Plus que d’évolutions, un vrai bouleversement. Du fait de la mondialisation économique, de la communication, des sommets, des réseaux. Cela dit, il faut distinguer l’ambassadeur bilatéral, qui représente son pays, et le négociateur, qui est souvent, mais pas toujours, un diplomate de métier. Le négociateur doit avoir comme toujours une idée claire de ce qu’il veut obtenir, des concessions qu’il est prêt à faire – en fonction des directives reçues – de la réaction future de l’opinion. Savoir symétriquement ce que veut obtenir la partie adverse, et quelle est sa marge de manœuvre. Ce rôle de grand négociateur a longtemps été tenu par le ministre des Affaires étrangères ou quelques personnes seulement. Ce n’est plus aussi simple. J’en parle dans ma conclusion.
Or, le rôle des ministres des Affaires étrangères s’est amenuisé au fur et à mesure de l’injonction à la transparence et de la pression des opinions publiques. Le risque est que les leaders deviennent des followers. Lorsque j’étais à la tête du Quai d’Orsay, j’avais l’ambition que celui-ci soit la « tour de contrôle » des relations internationales du pays et j’avais établi pour cela un lien régulier avec les autres ministères. Nous avons intérêt à avoir un ministère des Affaires étrangères fort qui maintienne la cohérence entre les diverses négociations. Un organisme spécialisé à Matignon qui donne les instructions à la Représentation permanente auprès de l’Union européenne pour qu’au moins à ce niveau-là, la politique française soit claire.
Le Quai d’Orsay a de plus subi des coupes budgétaires exagérées. Réduire de 0,1 % son budget, cela signifie fermer des instituts français, arrêter des programmes de bourses, etc., avec des conséquences catastrophiques. Pour l’autorité et le rayonnement de la France à l’étranger, il faut se redonner les moyens matériels d’une politique d’influence, ce qui a été enfin décidé.
Dans cette ère westphalienne des États-nations, les années 1990 après la chute de l’URSS sont-elles une parenthèse ?
En ce qui concerne les acteurs, trop nombreux aujourd’hui, l’époque n’est plus westphalienne. Ce qui aura été une parenthèse, c’est la croyance des Européens depuis les années 1990, dans un monde post-tragique et post-histo rique. Les démocraties sont devenues des régimes d’opinion gouvernés par des dirigeants qui courent dans tous les sens pour essayer de suivre les mouvements dominants. C’est aussi ce qui explique la disparition des carrières et des figures de grands négociateurs, et de la narration, comme on dit aujourd’hui, qui les accompagnait. Le monde réel est bien différent de la perception du monde qu’ont eu certaines élites européennes depuis la « fin de l’Histoire » (!), mais la réalité les rattrape. La pensée kissingérienne est loin d’être obsolète. Les autres portraits dans le livre sont également très instructifs : Pitt, Kaunitz, Disraeli, Choiseul, Vergennes, sans oublier bien sûr ceux des XIXe et XXe siècles.
Quels sont les nouveaux rapports de force aujourd’hui ?
Premier front : entre ceux qui vont freiner, et ceux qui vont accélérer l’écologisation. Les COP vont devenir les sommets internationaux les plus importants, plus que l’Assemblée générale de l’ONU ou les G20. En deçà, le monde géopolitique est une foire d’empoigne, structuré durablement par le bras de fer États-Unis-Chine.
En ce qui concerne l’Ukraine, Poutine a pris une décision qui est horrible pour les Ukrainiens mais également aberrante pour la Russie : il a marginalisé et fait reculer son pays pour longtemps. Ce sera plus difficile pour l’Europe que pour les États-Unis de repenser les relations avec le voisin russe, qui sera toujours là.Ce qui s’est passé à Gaza est pour les Occidentaux une horreur totale, mais pour 1,5 milliard de musulmans, c’est « un acte de résistance » à l’occupation israélienne
Le concept de Sud global a-t-il un sens ?
Oui et non, mais cela ne sert à rien de contester cette rhétorique. Les Occidentaux et occidentalistes sont choqués par ce concept, car pour eux aucun hérétique ne devrait pouvoir contester la supériorité occidentale. Pourtant, ils n’ont plus le monopole de la puissance et beaucoup de pays du Sud affirment travailler pour un monde « post-occidental » – voyez les déclarations finales des sommets des Brics ou les prises de parole des Chinois. Et quarante pays, représentant les deux tiers du monde en termes démographiques, n’ont pas voulu prendre parti ou condamner l’attaque de Poutine en 2022. Autre exemple : ce qui s’est passé à Gaza est pour les Occidentaux une horreur totale, mais pour 1,5 milliard de musulmans, c’est « un acte de résistance » à l’occupation israélienne. Sans compter les nombreux pays asiatiques, indifférents. On le voit, nous n’avons plus la capacité d’imposer à tous les autres notre grille de lecture et nos « valeurs », même si les classes moyennes des pays du Sud veulent vivre « à l’occidentale ».
Ces pays du Sud vont-ils réussir à mettre en place un monde « post-occidental » ? L’Occident ne veut pas le croire du fait des divisions entre l’Inde et la Chine, de la crainte de la Russie de trop dépendre de son voisin chinois, etc. Cependant, s’acharner à démontrer que le Sud global n’existe pas révèle une forme de panique. Du calme ! Soyons pragmatiques et flegmatiques : prenons en note l’existence de cette rhétorique, sans nous y enfermer.
Depuis que Xi Jinping a changé de ton par rapport à l’époque Deng et a proclamé que son système était le meilleur, l’Occident a ricané, puis s’est déchaîné. Les Occidentaux sont ambigus vis-à-vis de la Chine : d’un côté ils craignent un pays de 1,4 milliard de personnes travaillant jour et nuit, dont l’économie et les progrès technologiques risquent de les dépasser ; de l’autre, dès qu’il y a un problème en Chine, l’Occident affirme que ce régime répressif va droit dans le mur. Gardons l’équilibre !
L’axe Moscou-Pékin-Téhéran dont on a parlé au moment du 7 octobre est-il une réalité ?
Il n’y a pas « d’axe » mais une conjonction d’intérêts pas forcément durable. Depuis longtemps, le Sud, et pas seulement les musulmans, affirmait qu’il y avait deux poids deux mesures dans l’affaire palestinienne. Israël a été condamné quinze fois par des cours internationales, mais rien ne s’est passé. Les dirigeants arabes et européens avaient cru pouvoir oublier la question palestinienne. Il y a 1,5 milliard de musulmans dans le monde qui condamnent véhémentement la colonisation. Ils se taisaient tant qu’était menée la courageuse politique de Rabin, alors qu’Israël était divisé entre ceux qui se résignaient à un État palestinien et ceux qui se sont résignés à ce qu’il n’y en ait jamais. Depuis une quinzaine d’années, ce sont les maximalistes du Grand Israël, Netanyahou et les colons de Cisjordanie, qui imposaient leur politique.
Dans ce monde de rapport de force, comment la France peut-elle encore peser ? Comment affronter la crise migratoire ?
La France garde plus de poids que ne le pensent les Français. La question migratoire se pose dans le monde entier. Elle ne relève pas de la morale mais de la gestion des nombres : s’il y avait 20 millions d’Africains, leur accueil ne poserait pas de problèmes ; mais il s’agit en fait de 1 ou 2 milliards de personnes… Après des batailles homériques, les Européens finiront par adopter la politique des sociaux-démocrates scandinaves. Le complet retournement de leur politique a devancé l’Allemagne, l’Angleterre, et ce qui va se passer ailleurs. L’Europe est un niveau de décision important, mais cela ne dispense pas les États de leurs responsabilités. L’adoption du pacte asile et immigration, qui était en négociation depuis longtemps, constitue une étape importante vers une rigueur normale dans la gestion de flux migratoires, et de l’asile. L’asile devra être resserré aux gens en danger.On voudrait croire que l’Europe est la réponse à tout, mais en l’occurrence il n’est pas écrit dans les traités que l’on doive décider de la politique étrangère au niveau européen
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