Aux États-Unis, on accuse la Chine de vouloir se venger du « siècle de l’humiliation » en inondant le pays d’un opioïde mortel. La réalité est à la fois plus simple et plus complexe.
Par Aaron Sarin* pour Quillette** (traduction par Peggy Sastre)
Une épidémie sévit dans les villes américaines. Tous les jours, des hommes et des femmes meurent sur les trottoirs, sous les Abribus, sur les bancs des parcs. Certains finissent étalés au milieu de la journée et des passants sur une place bondée, d'autres en pleine nuit, recroquevillés dans les toilettes d'une station-service perdue. En interne, le mouvement est cependant toujours le même. Tous terminent leur vie plongés dans le rêve amniotique d'un opioïde mortel. Quand la mort survient, elle est imperceptible : poussé par la drogue à s'éloigner de plus en plus du rivage, le toxicomane va simplement dériver trop loin, et dépasser un quelconque point de non-retour. Le rythme cardiaque faiblit, la respiration ralentit à en devenir superficielle. Une fin si douce que l'on pourrait la juger idéale.
En décembre 2019, Alexandra Capelouto, étudiante en sociologie, quittait l'université d'État de l'Arizona pour passer les vacances de fin d'année avec ses parents. Au lendemain matin d'une virée shopping de Noël avec sa mère, elle était morte. Le coupable : un demi-cachet d'oxycodone mélangé à du fentanyl. En juin 2020, à leur domicile du comté d'Orange, Amy Neville trouvait son fils Alexander, 14 ans, mort sur un pouf de sa chambre. Il avait acheté de l'OxyContin sur Snapchat, et l'une des pilules contenait du fentanyl – assez pour tuer quatre adultes.
En juillet 2021, à Vancouver, dans l'État de Washington, Kierston Torres-Young, 19 ans, perdait connaissance devant Netflix, sans jamais pouvoir être réanimée. Elle avait pris du percocet, un médicament contenant de l'oxycodone et du paracétamol. Mais ce n'est aucune de ces deux substances qui, à l'autopsie, a été désignée comme l'ingrédient mortel. D'un bout à l'autre du pays, les médicaments les plus ordinaires sont désormais coupés au « China Girl » et à l'« Apache » – ou tout simplement au « Poison », pour citer le plus éloquent de ses noms de rue. Telle est la crise du fentanyl.
Le fentanyl, première cause de mort par overdose
Aux petits écoliers chinois, le Parti communiste enseigne comment la Chine était autrefois une glorieuse superpuissance, jusqu'à ce qu'elle soit terrassée par la plus subtile et la plus sournoise des armes britanniques : Lachryma papaveris (les larmes de pavot). L'opium sapant les forces vives de la nation, les autorités chinoises avaient voulu l'interdire et la Grande-Bretagne allait lui déclarer la guerre – par deux fois.
Des guerres qui vont estropier les Qing et annoncer le « siècle de l'humiliation » pour la Chine – une série de défaites militaires et de traités déséquilibrés, le saccage anglo-français du palais d'été impérial, le viol de Nankin par les Japonais et leurs macabres expérimentations de l'unité 731. Une sale période, poursuit le récit officiel (et faux) des autorités chinoises, qui allait s'achever en 1949, grâce aux forces libératrices du marxisme-léninisme. Et aujourd'hui, à en croire certains commentateurs américains à tendance conspirationniste, l'histoire se serait inversée, le karma ferait son œuvre.
Voyons d'abord dans quel marasme sont aujourd'hui plongés les Américains. Il y a dix ans, le fentanyl en provenance de Chine commençait à inonder les États-Unis. En l'espace de trois ans, cette drogue allait passer devant l'héroïne pour devenir la première cause de mort par overdose aux États-Unis. Le fentanyl étant beaucoup plus puissant que l'héroïne, rien d'étonnant à ce que la létalité ait grimpé en flèche depuis le début de l'avalanche chinoise. En 2012, l'héroïne trônait au sommet du podium avec 6 155 morts ; en 2016, le fentanyl s'était avéré trois fois plus mortel, avec 18 335 victimes.
L'opioïde s'infiltre aux quatre coins du marché des stupéfiants, vu que les dealers en mettent dans la cocaïne, l'héroïne et l'ecstasy. Il s'immisce dans toutes les couches sociales, et tue autant les personnes démunies que les stars – à l'instar de Prince, mort en 2016 dans un ascenseur de sa propriété de Paisley Park après avoir ingéré du fentanyl qu'il avait pris pour de la Vicodin.
Sous la pression américaine, les autorités chinoises ont accepté de réglementer les analogues du fentanyl et deux de ses précurseurs, mais il s'est vite avéré que les cargaisons étaient réacheminées via le Mexique. Un nouvel arrangement qui n'a donc fait qu'aggraver la crise : entre 2019 et 2021, l'opioïde allait tuer 200 Américains par jour. Rien qu'en 2022, la DEA, l'agence américaine en charge de la lutte contre le trafic de drogues, a saisi un stock équivalant à 410 millions de doses mortelles. Soit assez pour faire un sort à tous les habitants des États-Unis. Même une pandémie n'a pas réussi à couper le robinet bien longtemps. De fait, Wuhan est l'un des fournisseurs les plus fiables au monde de précurseurs de fentanyl, un rôle qu'il a joué avant et après avoir été dans l'œil du cyclone Covid.
Le commerce florissant du fentanyl n'est visiblement pas le fait d'organisations criminelles classiques, contrairement au trafic de méthamphétamine venue d'Asie de l'Est qui dépend des Triades, par exemple. La drogue est plutôt fabriquée et expédiée par de petites boutiques familiales et des entreprises tout ce qu'il y a de légitime. En général située sur la côte sud-est de la Chine (Zhejiang, Fujian, Guangdong), la vaste industrie chimique chinoise leur sert de couverture pour acheminer les ingrédients nécessaires à la fabrication de la drogue et de ses précurseurs.
Une fois la drogue préparée et exportée vers le Mexique, ce sont les malfrats habituels qui s'y collent : les cartels Jalisco Nueva Generación, Sinaloa, etc. Ils coupent le fentanyl et lui font passer la frontière, caché dans des voitures, des bagages ou tout simplement le corps de leurs mules. Aux États-Unis, le prix de gros d'un cachet de fentanyl n'est que de 50 cents. Mais une fois le produit dans la rue, les dealers en demandent beaucoup plus : jusqu'à 3 dollars la dose.
Aux États-Unis, aucune institution financière nationale n'est impliquée à quelque stade que ce soit du trafic. Le liquide des consommateurs américains est vite et sûrement converti en yuans chinois dans une banque chinoise, après quoi les mêmes « transactions miroir » servent à convertir l'argent en pesos mexicains. Lors de la condamnation de l'homme d'affaires Gan Xianbing en 2021, le ministère public américain avait fait valoir que ces nouveaux « courtiers » chinois avaient supplanté les blanchisseurs mexicains et colombiens, pour désormais « dominer les marchés du blanchiment d'argent ». Selon la justice américaine, il s'agirait même de « la forme la plus sophistiquée de blanchiment d'argent qui n'ait jamais existé ».
Détail surréaliste, il n'est pas rare que les précurseurs du fentanyl soient payés avec des produits issus de la faune sauvage – prisés par les hommes d'affaires chinois pour confectionner des aphrodisiaques, des médicaments traditionnels ou des spécialités culinaires. La demande est énorme et, dans leur quête incessante de jaguars, méduses, marsouins, bois de rose, concombres de mer et de la très convoitée vessie natatoire du poisson totoaba, les cartels font courir d'énormes risques aux écosystèmes mexicains. Sans compter que le chaos du trafic d'espèces sauvages augmente la probabilité de zoonoses.
Signe du grand effondrement des États-Unis ?
Mais pour que le concept de guerre de l'opium à l'envers soit pertinent, il faut évidemment que les autorités chinoises aient sciemment orchestré les choses. Sauf qu'aux États-Unis, la crise des opioïdes avait déjà commencé avant le désastre du fentanyl, qui n'en constitue que la troisième et la quatrième vagues. Les premières s'expliquent par diverses raisons indépendantes les unes des autres, notamment un changement, soutenu par l'OMS, de mode de prescription des opioïdes dans le traitement de la douleur. Reste que ces dix dernières années (la décennie Xi Jinping), l'épidémie s'est recentrée sur le fentanyl chinois.
Dans cette histoire, tout porte à croire que le Parti communiste chinois est inopérant. Qu'il est face à une tâche titanesque, pour laquelle il n'a ni le temps ni l'énergie. Les précurseurs du fentanyl sont souvent des substances à double usage, ce qui complique considérablement le processus de contrôle de l'offre. Ils figurent sur une « liste fantôme » : non répertoriés, mais clairement utilisés dans la fabrication de stupéfiants. Qu'on n'oublie pas non plus qu'en Chine, le corps politique est lourdement gangrené par la corruption. Après dix longues années, la campagne « anticorruption » de Xi n'a rien changé à l'existence du citoyen moyen qui navigue au quotidien entre pot-de-vin et graissage de patte. Une campagne qui n'a d'ailleurs probablement jamais eu l'intention de s'attaquer pour de vrai à la corruption : Xi voulait juste un bon prétexte pour éliminer ses rivaux au sommet du Parti. Pour espérer gravir les échelons, les fonctionnaires doivent assurer la croissance économique de leurs circonscriptions – et ce, par tous les moyens. Dans une société où la fraude et l'extorsion sont endémiques, comment espérer le moindre début de commencement d'un respect de la législation sur le fentanyl ?
Par Aaron Sarin* pour Quillette** (traduction par Peggy Sastre)
Une épidémie sévit dans les villes américaines. Tous les jours, des hommes et des femmes meurent sur les trottoirs, sous les Abribus, sur les bancs des parcs. Certains finissent étalés au milieu de la journée et des passants sur une place bondée, d'autres en pleine nuit, recroquevillés dans les toilettes d'une station-service perdue. En interne, le mouvement est cependant toujours le même. Tous terminent leur vie plongés dans le rêve amniotique d'un opioïde mortel. Quand la mort survient, elle est imperceptible : poussé par la drogue à s'éloigner de plus en plus du rivage, le toxicomane va simplement dériver trop loin, et dépasser un quelconque point de non-retour. Le rythme cardiaque faiblit, la respiration ralentit à en devenir superficielle. Une fin si douce que l'on pourrait la juger idéale.
En décembre 2019, Alexandra Capelouto, étudiante en sociologie, quittait l'université d'État de l'Arizona pour passer les vacances de fin d'année avec ses parents. Au lendemain matin d'une virée shopping de Noël avec sa mère, elle était morte. Le coupable : un demi-cachet d'oxycodone mélangé à du fentanyl. En juin 2020, à leur domicile du comté d'Orange, Amy Neville trouvait son fils Alexander, 14 ans, mort sur un pouf de sa chambre. Il avait acheté de l'OxyContin sur Snapchat, et l'une des pilules contenait du fentanyl – assez pour tuer quatre adultes.
En juillet 2021, à Vancouver, dans l'État de Washington, Kierston Torres-Young, 19 ans, perdait connaissance devant Netflix, sans jamais pouvoir être réanimée. Elle avait pris du percocet, un médicament contenant de l'oxycodone et du paracétamol. Mais ce n'est aucune de ces deux substances qui, à l'autopsie, a été désignée comme l'ingrédient mortel. D'un bout à l'autre du pays, les médicaments les plus ordinaires sont désormais coupés au « China Girl » et à l'« Apache » – ou tout simplement au « Poison », pour citer le plus éloquent de ses noms de rue. Telle est la crise du fentanyl.
Le fentanyl, première cause de mort par overdose
Aux petits écoliers chinois, le Parti communiste enseigne comment la Chine était autrefois une glorieuse superpuissance, jusqu'à ce qu'elle soit terrassée par la plus subtile et la plus sournoise des armes britanniques : Lachryma papaveris (les larmes de pavot). L'opium sapant les forces vives de la nation, les autorités chinoises avaient voulu l'interdire et la Grande-Bretagne allait lui déclarer la guerre – par deux fois.
Des guerres qui vont estropier les Qing et annoncer le « siècle de l'humiliation » pour la Chine – une série de défaites militaires et de traités déséquilibrés, le saccage anglo-français du palais d'été impérial, le viol de Nankin par les Japonais et leurs macabres expérimentations de l'unité 731. Une sale période, poursuit le récit officiel (et faux) des autorités chinoises, qui allait s'achever en 1949, grâce aux forces libératrices du marxisme-léninisme. Et aujourd'hui, à en croire certains commentateurs américains à tendance conspirationniste, l'histoire se serait inversée, le karma ferait son œuvre.
Voyons d'abord dans quel marasme sont aujourd'hui plongés les Américains. Il y a dix ans, le fentanyl en provenance de Chine commençait à inonder les États-Unis. En l'espace de trois ans, cette drogue allait passer devant l'héroïne pour devenir la première cause de mort par overdose aux États-Unis. Le fentanyl étant beaucoup plus puissant que l'héroïne, rien d'étonnant à ce que la létalité ait grimpé en flèche depuis le début de l'avalanche chinoise. En 2012, l'héroïne trônait au sommet du podium avec 6 155 morts ; en 2016, le fentanyl s'était avéré trois fois plus mortel, avec 18 335 victimes.
L'opioïde s'infiltre aux quatre coins du marché des stupéfiants, vu que les dealers en mettent dans la cocaïne, l'héroïne et l'ecstasy. Il s'immisce dans toutes les couches sociales, et tue autant les personnes démunies que les stars – à l'instar de Prince, mort en 2016 dans un ascenseur de sa propriété de Paisley Park après avoir ingéré du fentanyl qu'il avait pris pour de la Vicodin.
Sous la pression américaine, les autorités chinoises ont accepté de réglementer les analogues du fentanyl et deux de ses précurseurs, mais il s'est vite avéré que les cargaisons étaient réacheminées via le Mexique. Un nouvel arrangement qui n'a donc fait qu'aggraver la crise : entre 2019 et 2021, l'opioïde allait tuer 200 Américains par jour. Rien qu'en 2022, la DEA, l'agence américaine en charge de la lutte contre le trafic de drogues, a saisi un stock équivalant à 410 millions de doses mortelles. Soit assez pour faire un sort à tous les habitants des États-Unis. Même une pandémie n'a pas réussi à couper le robinet bien longtemps. De fait, Wuhan est l'un des fournisseurs les plus fiables au monde de précurseurs de fentanyl, un rôle qu'il a joué avant et après avoir été dans l'œil du cyclone Covid.
Le commerce florissant du fentanyl n'est visiblement pas le fait d'organisations criminelles classiques, contrairement au trafic de méthamphétamine venue d'Asie de l'Est qui dépend des Triades, par exemple. La drogue est plutôt fabriquée et expédiée par de petites boutiques familiales et des entreprises tout ce qu'il y a de légitime. En général située sur la côte sud-est de la Chine (Zhejiang, Fujian, Guangdong), la vaste industrie chimique chinoise leur sert de couverture pour acheminer les ingrédients nécessaires à la fabrication de la drogue et de ses précurseurs.
Une fois la drogue préparée et exportée vers le Mexique, ce sont les malfrats habituels qui s'y collent : les cartels Jalisco Nueva Generación, Sinaloa, etc. Ils coupent le fentanyl et lui font passer la frontière, caché dans des voitures, des bagages ou tout simplement le corps de leurs mules. Aux États-Unis, le prix de gros d'un cachet de fentanyl n'est que de 50 cents. Mais une fois le produit dans la rue, les dealers en demandent beaucoup plus : jusqu'à 3 dollars la dose.
Aux États-Unis, aucune institution financière nationale n'est impliquée à quelque stade que ce soit du trafic. Le liquide des consommateurs américains est vite et sûrement converti en yuans chinois dans une banque chinoise, après quoi les mêmes « transactions miroir » servent à convertir l'argent en pesos mexicains. Lors de la condamnation de l'homme d'affaires Gan Xianbing en 2021, le ministère public américain avait fait valoir que ces nouveaux « courtiers » chinois avaient supplanté les blanchisseurs mexicains et colombiens, pour désormais « dominer les marchés du blanchiment d'argent ». Selon la justice américaine, il s'agirait même de « la forme la plus sophistiquée de blanchiment d'argent qui n'ait jamais existé ».
Détail surréaliste, il n'est pas rare que les précurseurs du fentanyl soient payés avec des produits issus de la faune sauvage – prisés par les hommes d'affaires chinois pour confectionner des aphrodisiaques, des médicaments traditionnels ou des spécialités culinaires. La demande est énorme et, dans leur quête incessante de jaguars, méduses, marsouins, bois de rose, concombres de mer et de la très convoitée vessie natatoire du poisson totoaba, les cartels font courir d'énormes risques aux écosystèmes mexicains. Sans compter que le chaos du trafic d'espèces sauvages augmente la probabilité de zoonoses.
Signe du grand effondrement des États-Unis ?
Mais pour que le concept de guerre de l'opium à l'envers soit pertinent, il faut évidemment que les autorités chinoises aient sciemment orchestré les choses. Sauf qu'aux États-Unis, la crise des opioïdes avait déjà commencé avant le désastre du fentanyl, qui n'en constitue que la troisième et la quatrième vagues. Les premières s'expliquent par diverses raisons indépendantes les unes des autres, notamment un changement, soutenu par l'OMS, de mode de prescription des opioïdes dans le traitement de la douleur. Reste que ces dix dernières années (la décennie Xi Jinping), l'épidémie s'est recentrée sur le fentanyl chinois.
Dans cette histoire, tout porte à croire que le Parti communiste chinois est inopérant. Qu'il est face à une tâche titanesque, pour laquelle il n'a ni le temps ni l'énergie. Les précurseurs du fentanyl sont souvent des substances à double usage, ce qui complique considérablement le processus de contrôle de l'offre. Ils figurent sur une « liste fantôme » : non répertoriés, mais clairement utilisés dans la fabrication de stupéfiants. Qu'on n'oublie pas non plus qu'en Chine, le corps politique est lourdement gangrené par la corruption. Après dix longues années, la campagne « anticorruption » de Xi n'a rien changé à l'existence du citoyen moyen qui navigue au quotidien entre pot-de-vin et graissage de patte. Une campagne qui n'a d'ailleurs probablement jamais eu l'intention de s'attaquer pour de vrai à la corruption : Xi voulait juste un bon prétexte pour éliminer ses rivaux au sommet du Parti. Pour espérer gravir les échelons, les fonctionnaires doivent assurer la croissance économique de leurs circonscriptions – et ce, par tous les moyens. Dans une société où la fraude et l'extorsion sont endémiques, comment espérer le moindre début de commencement d'un respect de la législation sur le fentanyl ?
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