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« Les élites ont abandonné l'intérêt national » - Marie-Françoise Bechtel

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  • « Les élites ont abandonné l'intérêt national » - Marie-Françoise Bechtel


    Pour l'ancienne directrice de l'ENA, les grands partis ont tout fait pour inonder le monde politique d'énarques dans le contexte de l’essor de la mondialisation. Marie-Françoise Bechtel, directrice de l’ENA de 2000 à 2002, député de l’Aisne entre 2012 et 2017 et présidente de la fondation Res Publica explique les raisons de l’abandon de la nation par les élites françaises et les liens qu’elles entretiennent avec le néolibéralisme.

    Laurent Ottavi (Élucid) : L’essayiste Coralie Delaume s’attachait dans ses ouvrages à mettre entre guillemets le mot « d’élites ». Quelle définition en avez-vous et reprenez-vous cette précaution à votre compte ?

    Marie-Françoise Bechtel : Coralie Delaume avait raison de mettre des guillemets, car tout le monde ne parle pas de la même chose. Les élites peuvent être aussi bien politiques, médiatiques ou administratives. Avec ou sans guillemets, les élites sur lesquelles je réfléchis se sont imposées depuis le milieu de la Ve République par une sorte d’interaction entre le pouvoir politique, le pouvoir économique et le pouvoir administratif. Elles correspondent au haut appareil d’État et aux détenteurs du pouvoir économique qui se confondent de plus en plus.

    Des frontières sont en effet tombées qui avaient leur vertu. Ainsi, le « pantouflage » des hauts administrateurs de l’État vers le privé n’avait pas, par le passé, les mêmes proportions qu’aujourd’hui. De hauts fonctionnaires (en petit nombre d’ailleurs) partaient gagner des salaires 10 à 100 fois inférieurs à ce qu’ils sont aujourd’hui et revenaient ensuite assez souvent dans le public. Le pantouflage actuel est sans commune mesure désormais, et résulte de l’effet mécanique des privatisations décidées par Édouard Balladur.

    Autre aspect des choses : les élites ont désormais acquis une domination intellectuelle dans les débats. L’affaissement du rôle des intellectuels dans notre pays (même si ce rôle n’a pas toujours été positif, pensons aux nouveaux philosophes !) tient beaucoup au fait que, sous le coup du modèle néolibéral, les élites administratives, économiques et politiques ont pris le pouvoir en ce qui concerne la parole publique. De là découle, entre autres, le remplacement du savant par la figure de l’expert. Le problème principal est donc idéologique.

    Élucid : Plusieurs concepts ont servi à décrire la fracture entre le peuple et les élites : abandon, sécession, trahison, etc. Lequel vous paraît-il le plus proche de la réalité et quelles sont les causes profondes de ladite fracture en France ?

    Marie-Françoise Bechtel : Le mot de sécession relève d’une vision un peu paranoïaque des choses à mon sens. Je dirais « abandon », un concept qui a l’avantage d’introduire la dimension du temps long. C’est un lent abandon qui s’est cristallisé petit à petit. Nous pouvons remonter au moins à 1940, date du dernier grand effondrement de notre pays. L’affaissement de la France n’était alors pas seulement la défaite militaire d’un pays qui avait peu auparavant la première armée du monde. Je renvoie à l’analyse de Marc Bloch dans L’Étrange défaite, où ne figure pas, contrairement à ce qui est souvent dit, l’expression de « trahison des élites », dont la paternité revient à De Gaulle dans son discours au Royal Albert Hall du 11 novembre 1942.

    Pour Marc Bloch, qui s’exprime avec l’infinie rigueur de l’universitaire et passe au crible toutes les couches de la société française, les élites ne sont pas les seules responsables de la guerre même si elles se sont trouvées in fine aux avant-postes de la démission. Ensuite, le traumatisme constitué par la période de collaboration a poussé à la création de l’ENA. Elle était censée, en tant que grande école républicaine et en s’inspirant du modèle britannique, permettre un redressement de nos élites. L’abandon par les élites de l’intérêt national s’est malgré tout fait de plus en plus net dans le temps. Cela n’a pas été le cas en Angleterre, car c’est un État-nation qui ne s’est jamais effondré.
    « Les élites françaises ont eu un rôle actif dans la mise en place des instruments de la mondialisation. Elles ont abandonné l’État en raison de son lien consubstantiel avec la nation. »

    Quelle place occupe le néolibéralisme dans cet abandon par les élites françaises du peuple et de la nation ?

    L’introduction du néolibéralisme s’est faite de façon invisible si je puis dire. L’emploi du mot est d’ailleurs récent. On en parle depuis moins d’une vingtaine d’années pour qualifier les politiques introduites par Thatcher et Reagan. On parlait surtout auparavant de marché mondial et de globalisation versus la mondialisation. Jacques Delors, « un homme qui disait ce qu’il faisait » comme Jean-Pierre Chevènement l’a écrit dans le communiqué diffusé à l’annonce de sa mort, ne s’est pas pour autant rendu compte qu’il ouvrait les portes à un changement radical, celui du modèle néolibéral. En tant qu’ancien président de la Commission, il se disait persuadé que nous allions vers un marché de plus en plus présent, mais que le modèle social suffirait à compenser ses avancées. Il s’est lourdement trompé.

    De façon générale, les élites françaises ont activement participé à la mise en place du marché unique européen, et ce au moment où l’Europe, à l’exception de l’Allemagne, s’est trouvée dans la situation la plus faible vis-à-vis des États-Unis et de la Chine. Rawi Abdelal a souligné le rôle particulièrement actif des élites françaises dans la mise en place des instruments de la mondialisation dans Capital rules : the construction of global finance (2007). Elles ont abandonné l’État en raison de son lien consubstantiel avec la nation. Après les années 1980, la vague européiste a englouti et exhaussé en même temps notre lien avec la mondialisation économique. Depuis ce moment-là, nous ne constatons plus de différence entre la perception qu’ont les élites de la nation et leur perception de l’État.

    Les élites de gauche semblent plus particulièrement rejetées par le peuple, les élites économiques étant moins l’objet du rejet populaire. Comment l’expliquez-vous ?

    Les Français raisonnent d’abord politiquement. Stéphane Rozès l’a souligné dans son bel essai sur l’imaginaire national. Le souvenir du « non » de 2005 au traité constitutionnel européen et celui de la trahison qu’a constitué le traité de Lisbonne en 2007 pèsent énormément, matérialisés par l’image de Sarkozy et Hollande réunis à cet effet à la une de Match. La gauche a rallié le marché au nom d’un européisme forcené dès les années 1980 et la droite a renoncé au gaullisme pour avoir le marché au nom de l’Europe. Depuis, les Français n’attendent plus grand-chose des partis politiques et c’est ainsi qu’Emmanuel Macron a pu l’emporter en 2017 face au PS et à LR.

    Les renoncements des deux principaux partis sont-ils la cause de l’arrivée en masse des énarques en politique ?

    J’ai souvent entendu dire que l’ENA s’est emparée de la politique. Pour ma part, je crois tout au contraire que c’est la politique qui s’est emparée de l’ENA. Dans le contexte de mondialisation et de rétrécissement du spectre idéologique, on a vu les partis aller chercher les énarques pour les faire élire. C’est qu’au fur et à mesure que le marché néolibéral se mettait en place avec leur acquiescement plus ou moins conscient, ils manquaient de militants suffisamment « experts », sachant parler et manier les chiffres. Cela a aussi contribué à réduire encore plus la diversité des profils sociaux.

    Dans les années 1980, l’ascenseur social était encore en marche à l’ENA, mais 10 ans après, les chiffres de l’INSEE indiquaient que ce n’était plus le cas, comme dans les filières sélectives en général, et cela en grande partie en raison de la baisse du niveau à l’école. Tout cela a été concomitant… L’ENA n’a pas non plus affaibli l’État, car c’est l’État lui-même, en la personne de ses dirigeants politiques, qui a décidé de s’affaiblir, à coups de traités européens, à coups d’entrée dans la mondialisation, à coups d’Acte unique, à coups de décisions prises en dehors des intérêts de la nation, pour ne pas dire en contradiction avec eux, notamment en matière économique et financière.
    « L'intérêt national n'a jamais été plus éloigné aujourd’hui de l’esprit des jeunes générations formatées par Sciences Po. »

    Vous rappelez souvent dans vos interventions que Sciences Po est la véritable école du pouvoir et qu’elle est devenue l’école du néolibéralisme. Quel rôle a eu, en ce sens, son médiatique directeur Richard Descoings ?

    Richard Descoings a très explicitement voulu casser la formation au service public, le nom de la troisième filière de Sciences Po (avec action extérieure-diplomatie et économie). Il a réussi à imposer – sans que la fondation nationale de Sciences Po trouve à y redire bien au contraire (je pense notamment à Michel Pébereau qui, à la tête d’une grande banque, jouait un rôle majeur dans le conseil d’administration de la Fondation) – la transformation de l’école en une grande école du marché, selon ses propres termes. Il comptait ainsi damner le pion aux grandes écoles de commerce, dont il craignait qu’elles prennent le dessus. Il a réussi son pari, mais le succès tenait plus au recrutement des meilleurs élèves à la base qu’à l’apport de l’école.

    Après ces changements, les jurys de l’ENA se sont plaints pendant des années de ne pas pouvoir, à l’oral, sortir les candidats du formatage acquis à Sciences Po, qui est en effet très puissant. La fameuse ouverture aux banlieues que Richard Descoings a mise en place à titre homéopathique et pour détourner l’attention de son projet réel a, on le sait, été très largement détournée. Le résultat est aujourd’hui que nombre de jeunes provinciaux lycéens disent qu’ils ne veulent pas aller à Sciences Po pour ne pas se trouver méprisés par l’élite. Sciences Po a ainsi renoué avec ce qu’on lui reprochait avant la guerre, et même après si vous lisez l’essai de Jacques Mandrin, L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, de 1967. De plus, l’intérêt national n’a jamais été plus éloigné aujourd’hui, je le redoute, de l’esprit des jeunes générations formatées par Sciences Po...

    Autour de quels axes les formations de Sciences Po et de l’ENA pourraient-elles être refondées ?

    La priorité serait de former à nouveau les élèves de Sciences Po à de vraies matières comme le droit, l’économie ou les relations internationales. Auparavant, ils s’inscrivaient aussi en licence à l’université alors qu’ils y vont maintenant pour des masters, sur des sujets qui ont peu à voir avec la vocation de l’Institut. Il faut aussi en finir avec les clins d’œil que constituent les cours en anglais, dans lesquels les étudiants français sont très en deçà des étudiants étrangers qui siègent dans les mêmes ateliers qu’eux. L’ENA prenant la suite de Sciences P0 s’en trouverait également mieux et, je le crois, la diversité du recrutement aussi, surtout si on valorisait mieux la culture universitaire.

    Mais la question de l’ENA est plutôt celle de la formation reçue à l’école : ce n’est pas le tout management qui nous rendra une haute fonction publique à la hauteur des défis de l’intérêt général. Aujourd’hui, les futurs administrateurs de l’État ne rencontrent plus nulle part ce dernier, sauf dans les stages en préfecture…
    « Nous manquons d’une élite qui ait envie aujourd'hui de contribuer à l’intérêt général. »
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Sur un plan plus général, quels leviers permettraient de rompre avec l’emprise du néolibéralisme sur la haute fonction publique et de remettre des élites au service de la nation ?

    À cette question très difficile, je répondrai que, dans l’Histoire de France, cela ne s’est jamais produit sans ruptures politiques. Dans l’après-guerre, De Gaulle, objet d’une assez grande méfiance dans le camp républicain, a pu s’appuyer comme le souligne Marcel Gauchet, sur une élite mendésiste prête à travailler avec les gaullistes pour reconstruire la France. Nous manquons d’une élite qui ait envie aujourd’hui de contribuer à l’intérêt général.

    Je tente de m’attaquer au problème à ma petite échelle avec l’Institut Républicain du Service public que j’ai créé il y a quatre ans. Nous nous adressons à un public d’auditeurs libres qui souvent sont passés par Sciences Po, et nous essayons de voir avec eux comment rebâtir les conditions de l’action publique à la lumière de l’intérêt général et national. Un club comme le club Jean Moulin a pu poursuivre un tel projet (avec un contenu différent) par le passé, et je suis en train de réfléchir à cet exemple comme à une voie utile.

    Il manque cependant des conditions historiques favorables. Aujourd’hui, nous sommes les grands perdants de l’élargissement européen qui se profile alors que nous avions déjà été les perdants du décentrement de l’Europe vers l’Est au profit de l’Allemagne. Nous sommes pour l’instant trop mal en point pour voir surgir un projet national d’envergure qui n’apparaisse pas comme anti-européen. Pour autant, je ne me résigne pas à penser qu’un redressement serait impossible dans l’avenir. Chacun peut y travailler à la place qui est la sienne et à travers son expérience propre.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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