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Moscou est-il le vassal de Pékin ?

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  • Moscou est-il le vassal de Pékin ?

    La guerre accélère un rapprochement prévu de longue date


    Le conflit en Ukraine marque une rupture durable des relations entre la Russie et l’Europe, et il approfondit le partenariat stratégique russo-chinois. À Paris, Bruxelles ou Londres, on se rassure de l’échec des sanctions économiques en imaginant que la Russie paiera son agression d’une dépendance accrue à l’égard de Pékin. Pourtant, à Moscou, la crainte d’une vassalisation n’est pas manifeste.


    Dimitri Tsykalov. – « Map II » (Carte II), de la série « Skin » (Peau), 2015
    © ADAGP, Paris, 2024 - Galerie Rabouan Moussion, Paris

    Présenté comme « sans limite » lors d’une visite du président russe Vladimir Poutine à Pékin en février 2022 (1), le partenariat russo-chinois est scruté avec une attention particulière en Europe et aux États-Unis. En déclarant, dans un entretien au quotidien L’Opinion, que « la Russie (…) a de facto commencé une forme de vassalisation à l’égard de la Chine », le président français Emmanuel Macron a exprimé le point de vue dominant chez les décideurs et observateurs occidentaux (2). Déséquilibré, vraie-fausse alliance, le rapprochement avec la Chine serait un choix par défaut auquel la Russie, isolée sur la scène internationale depuis son intervention militaire en Ukraine, aurait dû se résoudre, au prix d’une dépendance accrue vis-à-vis de son puissant et intraitable voisin oriental.

    Les choses sont perçues différemment à Moscou. Certes, une certaine frustration est perceptible à propos de quelques dossiers économiques : la frilosité des entreprises chinoises de haute technologie ou la lenteur des négociations sur le projet de gazoduc Force de Sibérie 2, qui doit permettre d’acheminer cinquante milliards de mètres cubes par an depuis la péninsule de Iamal vers la Chine, par exemple. Instruits par la rupture entre Nikita Khrouchtchev et Mao Zedong à la fin des années 1950 (3), les dirigeants russes ne parlent d’ailleurs jamais d’alliance. Il ne saurait en être question entre puissances nucléaires souveraines. Aux proclamations sur l’« amitié éternelle » des deux régimes communistes qui ne dura qu’une décennie, ils préfèrent le terme, plus sobre, de « partenariat stratégique ». Formalisé en 1996, confirmé par un traité d’amitié en 2001, celui-ci a pris la forme d’un véritable « tournant vers l’Est » depuis l’annexion de la Crimée en 2014, et il ne cesse de s’approfondir depuis février 2022. À l’heure de la « désoccidentalisation (4) » du monde, le Kremlin est convaincu de la pertinence de son orientation. Vu de Moscou, Pékin n’a pas intérêt à une défaite russe en Ukraine et n’entend pas, à la différence des Occidentaux, s’immiscer dans ses affaires intérieures, encore moins transformer son modèle politique.

    Longtemps talon d’Achille de la relation russo-chinoise, les échanges commerciaux bilatéraux sont en passe de changer d’échelle. De 63,7 milliards de dollars (57 milliards d’euros) en 2016, ils sont passés à 190 milliards de dollars (174 milliards d’euros) en 2022 et ont atteint un record de 240 milliards de dollars (223 milliards d’euros) en 2023 (5). La Chine se place désormais au rang de premier partenaire commercial de la Russie, détrônant l’Union européenne, qui occupait cette place jusqu’en 2022 et avec laquelle les échanges devraient dégringoler sous la barre des 100 milliards de dollars cette année. Alors que les pays du G7 ont officiellement cessé d’importer du pétrole russe, la Chine a doublé ses achats, jouant ainsi avec l’Inde un rôle crucial dans le maintien à flot des finances du Kremlin.

    Des évolutions qualitatives sont également à l’œuvre. Priorité stratégique de la Russie, la « dédollarisation » des échanges extérieurs atteint des niveaux inégalés dans le cas de la Chine (6). Selon le premier ministre Mikhaïl Michoustine, 90 % du commerce bilatéral est désormais libellé en monnaies des deux pays. En décembre, le chef du gouvernement effectuait son second déplacement en Chine depuis le début de l’année. Plus que les deux visites présidentielles espacées de seulement quelques mois (celle du président chinois Xi Jinping à Moscou en mars, l’autre de M. Poutine à Pékin en octobre), l’implication de M. Michou­stine témoigne d’une institutionnalisation du partenariat russo-chinois.

    L’intégration économique des deux pays passe également par le secteur bancaire. Pour la plupart sous sanctions occidentales et débranchés de la messagerie de paiement interbancaire transfrontalier Swift (implantée à Bruxelles), les établissements russes ont, pour une trentaine d’entre eux, désormais recours au système chinois CIPS (Cross-Border Interbank Payment System). Rien qu’au cours de l’année 2022, la part des opérateurs chinois dans le secteur financier a été multipliée par quatre (Industrial and Commercial Bank of China, Bank of China, China Construction Bank et Agricultural Bank of China principalement) (7). Les constructeurs automobiles chinois se substituent rapidement aux marques occidentales qui ont déserté le marché russe, à l’instar de Renault ou de Volkswagen. Ils contrôlent 46 % des concessions en Russie et commencent à produire localement (8). Ce dynamisme commercial est encouragé par les gouvernements des deux pays : la visite à Shanghaï de M. Michou­stine fin avril 2023 a confirmé que tous les grands groupes et oligarques russes — bien au-delà du noyau dur historique du « lobby chinois » (le pétrolier Rosneft, le producteur d’aluminium Rusal, l’entreprise pétrochimique Sibur) — cherchent désormais des partenaires à l’Est.

    Multiples grains de sable


    Si elle ne livre pas d’armes à ­Moscou, la Chine semble contribuer de manière significative à son effort de guerre. Les services de renseignement américains ont affirmé que la Russie avait importé de nombreuses cargaisons de semi-conducteurs via des structures installées à Hongkong ; au cours de la première année du conflit, douze millions de drones chinois auraient franchi la frontière, ainsi que des éléments destinés à des radars et à des antennes de brouillage (par l’intermédiaire d’une entité ouzbèke) ; une société établie à Shanghaï aurait facilité la fourniture de cent mille gilets pare-balles et de cent mille casques (9). Au-delà des informations déclassifiées du renseignement américain, la statistique officielle donne des indices convergents : les exportations chinoises de céramique — matériau très utilisé pour les équipements de protection — ont augmenté de 70 % courant 2023… et ont chuté de 60 % vers l’Ukraine (10).

    Il y a cependant quelques ombres au tableau. Les négociations sur Force de Sibérie 2 n’ont pour l’heure pas abouti. M. Poutine et le vice-premier ministre chargé de l’énergie Alexandre Novak se veulent rassurants sur le fait que ce projet verra le jour d’ici la fin de la décennie compte tenu des besoins chinois. Il compléterait l’approvisionnement par Force de Sibérie, un premier gazoduc d’une capacité annuelle de trente-huit milliards de mètres cubes reliant la Iakoutie et le nord-est de la République populaire. Inaugurée par Gazprom et China National Petroleum Corporation (CNPC) en décembre 2019, cette infrastructure amorçait le tournant vers l’Est d’une stratégie d’exportation gazière historiquement centrée sur l’Europe. Le vecteur oriental est désormais vital pour Gazprom, qui a perdu l’essentiel du marché européen à la suite du sabotage, non revendiqué, de l’artère gazière Nord Stream 1 et 2 en septembre 2022 et de la réorientation de nombreux acheteurs traditionnels vers d’autres fournisseurs. Mais l’âpreté des négociations avec Pékin confirme que les sentiments n’ont aucune place dans la relation bilatérale.
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  • #2

    D’autres grains de sable grippent l’idylle russo-chinoise. Les contre-mesures, en réponse aux sanctions occidentales, perturbent l’activité de certaines entreprises chinoises implantées sur le marché russe, mais connectées, par ailleurs, à des économies occidentales. Moscou leur interdit de rembourser des emprunts contractés auprès d’établissements européens et américains ou de rapatrier leurs dividendes si elles opèrent depuis des filiales situées dans des pays considérés comme « inamicaux ». Par ailleurs, de nombreuses banques chinoises, pratiquant une politique de surconformité aux sanctions occidentales, refusent à certaines entreprises russes d’ouvrir des comptes, bien qu’elles ne soient visées par aucune mesure restrictive. Les flottements de Huawei ont aussi été largement commentés à Moscou : le géant de l’électronique avait fortement investi dans la recherche et développement en Russie avant de suspendre ses livraisons puis, semble-t-il, de les reprendre discrètement. Plus structurelles, les insuffisances logistiques en Sibérie orientale, en raison de la faiblesse des infrastructures, constituent un autre goulet d’étranglement dans la relation économique bilatérale.

    Peut-être pour se rassurer face à l’échec de leurs sanctions, les Occidentaux insistent sur le déséquilibre de la relation russo-chinoise. À ce stade, rien ne permet d’étayer cette hypothèse. En Asie centrale, où les positions russes sont sans doute plus assurées qu’il y a quelques années (à l’exception — certes notable — du Kazakhstan), le Kremlin sait gré à Pékin de respecter ses lignes rouges, notamment en le laissant conserver son rôle dominant en matière de sécurité dans la région, par l’intermédiaire de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) (11).

    Le renforcement de la coopération bilatérale en Arctique — région où Moscou a jusqu’ici veillé à ne pas laisser entrer d’acteurs géopolitiques extérieurs — est proportionné aux investissements chinois et n’induit aucune perte de contrôle, ni de souveraineté. La pression démographique chinoise en Sibérie, régulièrement évoquée dans les médias occidentaux depuis l’éclatement de l’URSS, relève du mythe sans fondement. Quant aux cartes officielles chinoises incluant certains territoires russes, elles ont fait couler plus d’encre en Europe et aux États-Unis qu’en Russie, où — à l’inverse — on a pris note avec satisfaction du récent changement de position de Pékin au sujet des îles Kouriles : après avoir longtemps soutenu Tokyo dans ce contentieux territorial russo-japonais, la Chine affiche désormais une position de neutralité.

    Une dépendance moins dangereuse


    Depuis le 24 février 2022, le Kremlin n’a pris aucune décision ni fait aucune concession à la Chine qui sorte de l’ordre des choses bilatéral, Pékin ne cherchant d’ailleurs nullement à lui forcer la main : l’expérience militaire des Russes en Ukraine et celle des sanctions pourraient être fort utiles aux Chinois, estiment même certains commentateurs (en cas de confrontation militaire avec les États-Unis ou d’accentuation de la pression économique de Washington) (12). Quant à la dépendance technologique, inévitable dans certains domaines comme les télécommunications, elle est jugée moins dangereuse à l’égard de la Chine que de l’Occident. Paradoxalement, le caractère européen de la culture russe est mis en avant par les partisans de la rupture avec l’Occident. D’après Sergueï Karaganov, l’un des politologues les plus en vue à Moscou, son pays ne risque nullement d’être inféodé à Pékin, précisément parce qu’il relève d’un « code culturel différent » qui le prémunit d’un sentiment d’attraction civilisationnel (13).

    Cette approche est-elle susceptible de changer après la présidence de M. Poutine ? À deux conditions peut-être. Que la Russie opère un « retour vers l’Ouest » et qu’elle commence à se fragmenter, à la suite par exemple d’une défaite militaire écrasante en Ukraine. Ces deux scénarios paraissent, pour l’heure, peu probables. En 2016, le directeur du Centre Carnegie de Moscou — fermé depuis — décrivait les relations russo-chinoises de la sorte : « Jamais l’un contre l’autre, mais pas forcément toujours avec l’autre (14). » Nul doute que le Kremlin cherchera à garder ce cap.

    Arnaud Dubien

    Directeur de l’Observatoire franco-russe (Moscou), chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et conseiller du président de l’Institut Choiseul.

    (1)  « Joint statement of the Russian Federation and the People’s Republic of China on the ­international relations entering a new era and the global ­sustainable development », 4 février 2022.

    (2)  L’Opinion, Paris, 14 mai 2023.

    (3)  Lire Serge Halimi, « Hier, révolutionnaires et rivaux », Le Monde diplomatique, août 2018.

    (4)  Didier Billion et Christophe Ventura, Désoccidentalisation. Repenser l’ordre du monde, Agone, Marseille, 2023.

    (5)  Anastasia Stepanova, « Trade between ­Russia and China : Factors and limits to growth », Valdai Discussion Club, 19 juillet 2023.

    (6)  Lire Renaud Lambert et Dominique Plihon, « Est-ce vraiment la fin du dollar ? », Le Monde diplomatique, novembre 2023.

    (7)  Owen Walker et Cheng Leng, « Chinese lenders extend billions of dollars to Russian banks after western sanctions », Financial Times, Londres, 3 septembre 2023.

    (8)  « Russian car sales jump in september as Chinese brands expand market share », Reuters, 4 octobre 2023.

    (9) « Support provided by the People’s Republic of China to Russia » (PDF), Office of the Director of National Intelligence, Washington, DC, juillet 2023.

    (10)  Sarah Anne Aarup, Sergey Panov et Douglas Busvine, « China secretly sends enough gear to Russia to equip an army », Politico, 24 juillet 2023.

    (11)  Giulia Sciorati, « Central Asia : is China crossing Russia’s red lines ? », Istituto per gli Studi di Politica Internazionale (ISPI), Milan, 17 juillet 2023.

    (12)  Mikhail Korostikov, « Is Russia really becoming China’s vassal ? », Carnegie Politika, 6 juillet 2023.

    (13)  « Sergueï Karaganov : “Nous nous débarrassons du joug occidental” » (en russe), Biznes Online, Kazan, 28 mai 2023.

    (14)  Dmitri Trenin, « États-Unis - Chine - Russie : formule de coexistence » (en russe), Russian Council of International Affairs, Moscou, 9 novembre 2016.
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