TRIBUNE - Incapable d’enrayer l’endettement du pays, le dérèglement climatique ou l’insécurité sociale et physique des Français, le chef de l’État en est réduit à employer le registre de la commémoration, de la repentance, et à appuyer sur les pulsions funèbres d’une société désorientée, analyse l’historien.
Normalien, agrégé et docteur en histoire, Pierre Vermeren est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages remarqués, comme « La France qui déclasse. De la désindustrialisation à la crise sanitaire » (Tallandier, « Texto », 2020) et « L’Impasse de la métropolisation » (Gallimard, « Le Débat », 2021).
La France ressemble à un brise-glace immobilisé dans la banquise, peinant à reprendre sa route. Après des décennies de croissance déclinante, son économie est presque à l’arrêt, et la litanie des maux qui l’assaillent, souvent depuis des décennies (déficit public, endettement, chômage…), ne trouve pas remède. Non que la situation soit dramatique - sauf pour les plus pauvres ou les plus isolés -, puisque près des trois quarts des Français se disent heureux. Mais, à un mois des élections pour le Parlement de l’Union européenne - le grand œuvre de la France depuis les années 1960 -, les Français sont les moins confiants des citoyens des Vingt-Sept dans l’avenir de l’Union ; seule une minorité (42 %) a confiance, ce qui est unique.
La société et ses pouvoirs publics sont impuissants à régler leurs maux pourtant bien identifiés, répertoriés et analysés : des centaines de rapports privés et publics, de notes, d’articles, de dossiers, de livres et de cahiers ont été rédigés en ce sens. Mais les Français, divisés et sceptiques, échouent à se mobiliser pour mettre fin à leurs maux établis : la chute de l’école, la crise agricole, la glissade de l’hôpital ou la crise de la justice et du système carcéral, pour s’en tenir aux plus consensuels. Il est difficile d’accabler les seuls pouvoirs publics, puisque ce grand œuvre est collectif ; et tout autant de faire de l’Union européenne le bouc émissaire. Certains de nos voisins, aussi européens que nous, ignorent en effet nos échecs.
Notre action collective semble dévitalisée. Ainsi que le relevait récemment dans ces colonnes l’historien François Hartog, non seulement les Français vivent sous le régime historique du « présentisme » (1), mais ils ne « consentent » plus au principe spirituel national évoqué par Renan, le « désir de vivre ensemble » - raison pour laquelle on l’invoque rituellement -, ni à la « volonté de continuer à faire valoir l’héritage (…) reçu indivis ». Depuis leurs pertes symboliques - comme le déclassement du français comme langue internationale ou de leur primauté scientifique -, à quoi se sont ajoutées les défaites militaires - Paris a été prise quatre fois en deux siècles, ce qui n’était pas arrivé en mille ans -, les Français semblent s’être mis à leur compte : la plupart gèrent leurs affaires familiales et leurs intérêts matériels selon des critères libéraux et individualistes.
Après un petit moment d’illusion collective tous les cinq ans, à chaque élection présidentielle, les Français délèguent tacitement à leur chef suprême la mission de maintenir l’existant sans prise de risque ni ambition. Il en résulte une perte assumée d’influence de leur pays et sa chute dans les classements mondiaux. Les Français ne sont plus à l’offensive pour défendre un pré carré déclinant. Seule leur fortune collective tient bon, situant le pays au haut rang qui fut le sien : la France revendique l’homme et la femme les plus riches du monde, elle est le deuxième pays pour les ultrariches (derrière les États-Unis), le troisième pour le nombre de millionnaires (presque 3 millions, derrière la Chine et l’Amérique), le douzième pour le patrimoine moyen net par habitant (devant les États-Unis et l’Allemagne), et elle possède 4,5 % de la richesse mondiale (soit 20.000 milliards d’euros) pour 0,8 % de la population. Comme au mikado, le président de la République est sommé de ne pas retirer la tige qui pourrait déstabiliser si bel édifice. Aussi doit-il se satisfaire du domaine qui lui reste, les passions tristes des Français : la culpabilité, la commémoration et l’agit-prop sociétale, à défaut de pouvoir changer le monde.
Dans un heureux clin d’œil, François Hartog s’amusait du fait que notre président soit devenu le Pontifex maximus de la République française : non pas au sens du pape catholique de Rome, titre du souverain pontife depuis 642, mais au sens originel du terme : le grand prêtre titulaire de la charge la plus élevée en prestige et en obligations de la religion publique romaine, être un pont avec notre passé. Notre président célèbre les gloires nationales (comme celles de la Résistance) et conjure les fautes de nos aînés, voire les maux que nous nous attribuons dans un suprême orgueil (comme la responsabilité morale du génocide rwandais). Le président des commémorations (35 à ce jour sous Emmanuel Macron) renvoie au passé d’un peuple éminent qui fuit désormais son avenir.
L’histoire des heures sombres et celle des temps glorieux permettent de conjurer notre refuge dans un présent individualiste. Toutefois, la panthéonisation de nouvelles gloires nationales (cinq groupes depuis sept ans) peine à nous rendre fiers, et plus encore à nous éloigner des pulsions mortifères où nous nous complaisons, loin de toute légèreté.
Paris appelle à la trêve mondiale pour les Jeux. Sera-t-elle exaucée ?
D’abord la commémoration et la célébration. Le chemin mémoriel entamé par le président Macron pour commémorer le centenaire de la fin de la Grande Guerre à l’automne 2018, a précédé de quelques jours la jacquerie des « gilets jaunes ». Espérons que le nouveau chemin mémoriel des 80 ans de la Libération, entamé en avril 2024, ne présage aucun drame national. D’autant que la grande fête olympique Paris 2024, qui allie la commémoration de Pierre de Coubertin aux 100 ans de Paris 1924, autocélèbre le sport exploit et le sport business en un présentisme apolitique. Nous ne sommes plus capables d’arrêter la guerre en Ukraine, au Sahel ou au Moyen-Orient, mais, à l’image du sanctuaire antique d’Olympie, Paris appelle à la trêve mondiale pour les Jeux. Sera-t-elle exaucée ?
Ensuite, la complaisance avec nos pulsions funèbres. Depuis le film Les Invasions barbares (2003), nous étions prévenus : la sortie de scène des « boomers », la plus grande génération qu’ait connue l’Occident, qui a porté la vie et la contestation à leur incandescence en 1968 et dans les années 1970, il nous faudrait l’accompagner aussi cérémonieusement que son intronisation. Le grand enfermement du Covid de 2020-2022 fut son passage de témoin, cinquante-deux ans plus tard. Pour sauver les boomers les plus faibles du maudit virus, nos pouvoirs publics n’ont pas lésiné : ils ont mis des millions de jeunes Français sous cloche durant un à deux ans. Imagine-t-on de Gaulle enfermant la jeunesse nombreuse des années 1960 un an durant ? La France aurait implosé. Rien de tel dans notre pays devenu âgé en 2020. Ce fut Mai 68 à l’envers, la sortie de scène de cette génération qui a laissé la France en état de choc, masque sur la bouche et l’humour en moins.
Entre-temps, la natalité française a rejoint la situation dégradée de nos voisins, et le vieillissement de la population se poursuit en longue durée. Le jeune président dirige un pays de seniors (alors qu’un vieux président guidait la France rajeunie) ; il est devenu le fondé de pouvoir des 17 millions de retraités qui constituent la moitié du corps électoral effectif (ceux qui votent), ce qui donne de manière inédite la majorité aux inactifs sur les actifs minoritaires, dans la société comme dans les urnes. Cette configuration historique transitoire change tous les paramètres de la gouvernance en pays démocratique.
Le Deutéronome nous avait prévenus : « J’ai mis devant toi la vie et la mort, choisis la vie afin que tu vives. » Tout porte cependant à croire, depuis quelques années, que le vieillissement des Français, « qui ne croient plus en rien » (2), s’accompagne de la dégradation des conditions de vie de la jeunesse - tout au moins d’une grande partie d’entre elle -, dont la société a tardivement et partiellement pris conscience depuis la fin du Covid, grâce aux cris d’alarme des psychiatres et des psychologues. Dans ce contexte difficile, la société française et ses dirigeants sont hantés par leurs « pulsions de mort », ainsi qualifiées par Freud. Bien au-delà de nos abus de psychotropes.
Les actes posés par les autorités depuis quelques années - comme la fermeture de centaines de maternités et d’écoles, ce qui obère l’avenir du pays -, alliés aux passions tristes des Français, ou à la chronique de l’actualité de 2024, sont explicites. De quoi parle-t-on ? D’abord, de l’euthanasie et du dit « droit à mourir », fussent-ils subtilement rebaptisés : qui aura droit au suicide assisté, jusqu’à quel âge et selon quelles modalités ? Cela suppose au passage d’en finir avec le serment d’Hippocrate, car nous déléguerions au médecin le droit de tuer (ce que refusent 800.000 soignants français). Ensuite, des mutilations de jeunes : scarification, tatouages et piercings, souvent morbides, vasectomie ou stérilisation pour ne plus transmettre la vie (encouragée par une écologie mortifère), chirurgie de « réattribution sexuelle », dont on demande l’extension aux adolescents (même si le Parlement pourrait proscrire ces pratiques irrémédiables) ; s’agit-il de maximiser certains profits médicaux ?
Une autre préoccupation, présentée comme généreuse pour sauver la planète, serait de cesser de faire des enfants. Est-ce bêtise ou aveuglement sur le monde d’aujourd’hui ? Seul un enfant sur 200 dans le monde naît aujourd’hui en France - ce serait même 1 sur 300 sans le secours de l’immigration récente calculé par l’Insee. De sorte que la disparition du dernier Français ne changerait pas d’un iota la marche du monde. Science sans conscience…
Ambiance anxiogène générale
Depuis quelques mois, d’autres débats portent tour à tour sur les meurtres d’adolescents, les féminicides, l’inscription de l’avortement dans la constitution (tant d’engouement juridique interroge dans un pays qui a changé 17 fois de Constitution en deux siècles !), la fin de la peine de mort - exemples à l’appui - à la suite du décès de Robert Badinter, lui-même sujet d’un des 26 hommages nationaux commis par le président depuis 2017 ; c’est un record absolu. S’ajoute à cela l’ambiance pesante imposée par les guerres qui frappent le Moyen-Orient - avec son torrent d’antisémitisme - et l’Ukraine (qui fut l’occasion d’évoquer la guerre nucléaire), et dont on mesure à quel point elles sont tragiques par rapport à ce que fut notre « guerre » du Covid. L’ensemble nourrit une ambiance anxiogène générale : crises sociales (« gilets jaunes », hôpital, retraites, crise agricole, émeutes de banlieue…), endettement public très excessif, criminalité ordinaire et parfois extraordinaire dépassent les acteurs privés et publics.
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