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«Occident, les quatre cavaliers de la décadence» Eugénie Bastié

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  • «Occident, les quatre cavaliers de la décadence» Eugénie Bastié

    CHRONIQUE - Stagnation économique, stérilité démographique, sclérose institutionnelle et répétition culturelle : telles sont les quatre caractéristiques de l’enlisement civilisationnel des Occidentaux, argumente le chroniqueur américain Ross Douthat dans un livre exceptionnel enfin traduit en français.

    Le 21 juillet 1969, la civilisation occidentale a atteint l’apogée de la prospérité et de l’audace humaine. Des hommes marchaient sur la Lune ! On s’imaginait alors que l’humanité allait partir à la conquête de l’espace, coloniser d’autres planètes, habiter d’autres galaxies. Las ! l’âge spatial, débuté en 1957 avec l’envoi du satellite Spoutnik, a pris fin en 1986 avec l’explosion de Challenger. Depuis, l’humanité déchante. Aujourd’hui, nous qui avons le monde dans notre poche, à portée de smartphone, n’avons même plus les capacités technologiques de retourner sur notre satellite. Certes, Elon Musk essaie, mais, pour le moment, il n’y parvient pas. Selon Ross Douthat, auteur de Bienvenue dans la décadence, livre absolument génial traduit pour la première fois (par la non moins excellente Peggy Sastre) aux Éditions des Presses de la cité/Perrin, « cette résignation hante notre civilisation ». L’espoir d’un progrès perpétuel et le mythe de la « frontière » étaient au cœur de la civilisation occidentale. La fin de l’ère spatiale a donc correspondu à un repli sur soi, une morosité.

    Contrairement à ce que pensent les centristes apeurés qui voient dans la montée de la « polarisation » un retour des années 1930, le moment que nous vivons n’a plus à voir avec la décadence qu’avec la guerre civile, il rappelle plus la chute de l’Empire romain que les guerres de Religion du XVIe siècle ou les totalitarismes du XXe. Qu’est-ce que la décadence ? Ross Douthat en donne une définition assez convaincante : c’est une société riche et paisible, mais épuisée, déprimée, en proie à des flambées de violence nihiliste, une société « victime de son propre succès ». Avec un esprit analytique typiquement anglo-saxon, le chroniqueur au New York Times, conservateur non trumpiste, décortique les quatre cavaliers de la décadence : la stagnation, la stérilité, la sclérose et la répétition.

    Premièrement : la stagnation. N’en déplaise aux technos futuristes de la Silicon Valley qui promettent des ruptures technologiques épatantes depuis des dizaines d’années qui changeront nos vies et gonfleront la croissance, nous sommes entrés dans une ère de limites économiques. Ces limites sont structurelles : poids démographique d’une société vieillissante et donc moins productive, excès de dette, épuisement des progrès en matière d’éducation (nous avons atteint un pic en matière d’alphabétisation dans les années 1980, qui décroît depuis), contraintes environnementales. Certes, internet fut une révolution spectaculaire, mais essentiellement virtuelle, et les progrès numériques ont plus occupé nos cerveaux que changé nos vies, moins en tout cas que l’électricité, la vapeur, le chemin de fer, l’eau courante, les vaccins et l’atome. Comme le résume Peter Thiel : « On nous a promis les voitures volantes, on a eu 140 caractères. »

    Deuxièmement : la stérilité. Ross Douthat tente de percer ce mystère : pourquoi les sociétés les plus prospères ayant jamais existé refusent-elles de se reproduire ? Alors que l’indice de fécondité permettant le renouvellement des générations se situe à 2,1, quasiment tous les pays développés (à l’exception notable d’Israël) sont désormais en dessous. Les facteurs sont multiples : contraception, chute de la mortalité infantile, individualisme, travail des femmes, impossibilité du couple, fin de la religion, mais les résultats sont univoques : des sociétés vieillissantes, donc moins dynamiques, moins enclines à prendre des risques, qui recourent à l’immigration de masse pour pallier leur manque de main-d’œuvre et aux psychotropes pour compenser la solitude qu’elles engendrent.

    Troisièmement : la sclérose. Les institutions des pays occidentaux fonctionnent mal, conduisant à un enlisement politique qui produit de la frustration et de la rancœur. Des politiques enserrés par les contraintes technocratiques, tétanisés par les mécontentements catégoriels, incapables de produire des réformes structurelles. Nous vivons dans des « patchocraties » (Steven Teles) , c’est-à-dire des systèmes où chaque solution est une rustine mais qui n’est plus capable de produire de grands changements. Les États-Unis, avec un système de balance de pouvoir hérités du XIXe siècle sont une démocratie complètement bloquée qui n’a produit aucun accord fiscal transpartisan depuis 1985, aucun accord sur l’immigration depuis 1986 et un Obamacare réduit à peau de chagrin. « L’Union européenne est devenue un cas d’école de décadence », écrit également le journaliste, constatant que là où l’Europe avait l’avantage d’être constituée de petites nations souples et démocratiques, elle a emprunté le pire du système américain, déplaçant le pouvoir à Bruxelles, s’offrant à la prédation des lobbys et affaiblissant la légitimité politique.

    La répétition culturelle, enfin. Douthat montre l’épuisement culturel de notre civilisation. Le cinéma ne produit plus que des biopics ou des resucées de contenus célèbres grand public produits entre les années 1930 et les années 1970 (Star Wars, les Marvels, les remakes de Disney). La littérature pourrit dans le genre journalistique de l’autofiction (à l’exception notable de Houellebecq et Sally Rooney, seuls auteurs ayant produit une œuvre nouvelle) . L’architecture oscille entre la laideur égotique et la reconstruction à l’identique. La musique produit les mêmes tubes pop depuis trente ans, Lady Gaga succédant à Madonna sans qu’on puisse bien distinguer en quoi l’essence de leur génie diffère. Le recyclage est la caractéristique culturelle de notre temps.
    Est-ce qu'une certaine forme de décadence ne devient pas inévitable dès lors qu'une civilisation devenue mondiale constate qu'elle n'a nulle part d'autre où aller?
    Ross Douthat
    Nous ne produisons plus rien de nouveau, et c’est aussi vrai sur le plan artistique que sur le plan intellectuel. Les vieux débats sur les guerres identitaires datent des années 1970. Les postcoloniaux et les néoféministes ne font que reprendre les arguments déjà développés par le déconstructionnisme post-soixante-huitard. Allan Bloom avait déjà tout dit dans L’Âme désarmée. Les boomers étaient jeunes au moment du dernier élan de créativité de l’histoire occidentale, celui qui a produit le rock’n’roll et le cinéma des années 1970. C’est qu’ils avaient en face d’eux une culture, un édifice civilisationnel solide et triomphant. Il fallait de la vitalité pour le détruire. Mais, quand il n’y a plus de culture dominante, la contre-culture s’épuise. Et internet ne fait qu’accélérer le conformisme, tuant la créativité et l’originalité au profit de contenus standardisés plaisant au plus grand nombre.

    Notre avenir est moins la violence que la sédation. « Il se peut très bien que la société occidentale soit lovée dans un fauteuil confortable, branchée à une quelconque perfusion sédative, à se repasser en boucle les plus grands tubes de sa jeunesse si folle, rebelle et sauvage, l’imagination en feu mais en réalité tranquillement anesthésiée. » Nous sommes plus gagnés par l’asthénie que rongés par la « fièvre », pour reprendre le titre d’une série à la mode.

    « Plus rien ne pouvait vaincre Rome, mais plus rien non plus ne pouvait la sauver. (…) C’était la fin du monde, et, chose terrible, elle semblait ne jamais devoir finir », écrivait Chesterton sur la chute de l’Empire romain. « Est-ce qu’une certaine forme de décadence ne devient pas inévitable dès lors qu’une civilisation devenue mondiale constate qu’elle n’a nulle part d’autre où aller ? », répond comme en écho Douthat. Si on ne peut pas aller sur Mars, on peut toujours regarder vers les cieux. La chute de Rome déboucha sur le triomphe du christianisme. Le retour à la transcendance est la seule façon de sortir de la décadence.



    Bienvenue dans la décadence, Ross Douthat, Les Presses de la cité/Perrin, 331 p., 23 € Les Presses de la cité
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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