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“Israël s’enfonce dans l’abîme” - David Grossman-

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  • “Israël s’enfonce dans l’abîme” - David Grossman-

    Essai

    Dans cet essai publié par “The New York Times” et traduit en exclusivité pour “Courrier international”, le célèbre écrivain israélien confie ses doutes et son désespoir sur l’état de la société israélienne et sur la guerre à Gaza. Il s’accroche à la possibilité d’une “résolution éthique, raisonnable et humaine” d’un conflit qui dure depuis plus d’un siècle.


    mesure que s’éloigne la date du 7 octobre, l’horreur semble paradoxalement s’amplifier. Nous, les Israéliens, passons notre temps à nous repasser ce qui fait désormais partie intégrante de l’histoire constitutive de notre identité et de notre destinée : des heures durant, les terroristes du Hamas ont pris d’assaut des maisons israéliennes, assassinant quelque 1200 personnes, violant, kidnappant, pillant et brûlant. Pendant ces heures cauchemardesques, avant que Tsahal ne s’arrache à son état de choc, les Israéliens ont eu un aperçu concret, cuisant, de ce qui se passerait si leur pays subissait non seulement une épreuve terrible, mais cessait d’exister. Si Israël n’était plus.

    David Grossman

    Né en 1954 à Jérusalem, David Grossman est l’un des écrivains les plus prolifiques et les plus célèbres d’Israël. Son œuvre a été traduite dans plus de vingt langues et récompensée par de nombreux prix dans le monde. Militant pour la paix, il est l’auteur de nombreux romans, dont Une femme fuyant l’annonce (Seuil), qui lui a valu de remporter le prix Médicis étranger en 2011. Il a également signé des essais engagés, dont Le Vent jaune (Seuil), une enquête publiée en 1988 décrivant les souffrances des Palestiniens en Cisjordanie alors occupée par l’armée israélienne, qui a ébranlé l’opinion israélienne et internationale. David Grossman a perdu son fils Uri, tué lors de la guerre au Sud-Liban en 2006, alors qu’il combattait dans les rangs de l’armée israélienne. Son dernier roman publié en France est La vie joue avec moi, paru en 2020 aux Éditions du Seuil.


    J’ai parlé à des Juifs vivant hors d’Israël, qui m’ont confié qu’ils s’étaient sentis vulnérables, à la fois physiquement et spirituellement, pendant ces heures noires. Mais ce n’est pas tout : ils m’ont dit aussi qu’une partie de leur force vitale leur avait été arrachée, et pour toujours. Certains étaient même surpris de constater à quel point ils avaient besoin qu’Israël existe, à la fois en tant qu’idée et en tant qu’entité concrète.

    À l’heure où l’armée israélienne lançait la contre-attaque, la société civile s’impliquait déjà massivement dans les opérations de sauvetage et de logistique, les Israéliens s’étant portés volontaires par milliers pour faire ce que le gouvernement aurait dû faire s’il ne s’était pas trouvé dans un état de torpeur paralysante.

    “Tout le sang afflue vers la blessure”


    Au moment où j’écris ces lignes, plus de 30 000 Palestiniens ont été tués dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre, selon les informations communiquées par le ministère de la Santé de Gaza, dirigé par le Hamas. Parmi eux, bon nombre d’enfants et de femmes, mais aussi beaucoup d’hommes dont la plupart n’étaient pas membres du Hamas et ne jouaient aucun rôle dans la spirale de la guerre. Des “non impliqués”, selon le terme employé par Israël, qui use du jargon militaire avec lequel les nations en guerre se mentent à elles-mêmes pour ne pas avoir à regarder en face les conséquences de leurs actes.

    C’est à Gershom Scholem, célèbre spécialiste de la kabbale, que l’on doit cet adage : “Tout le sang afflue vers la blessure.” Près de cinq mois après le massacre, c’est exactement ce que ressent Israël. La peur, le choc, la fureur, le chagrin et l’humiliation, la soif de vengeance, l’énergie mentale d’une nation tout entière n’ont cessé d’affluer vers la blessure, vers l’abîme dans lequel nous sommes toujours en train de sombrer.

    Nous ne parvenons pas à chasser de nos pensées les jeunes filles et les jeunes femmes, et même les jeunes hommes, paraît-il, qui ont été violés par les assaillants venus de Gaza, des assassins qui ont filmé leurs crimes et les ont diffusés en direct, permettant aux familles des victimes d’y assister ; les bébés assassinés, les familles brûlées vives.

    Et les otages. Ces Israéliens qui, depuis cent quarante-six jours (à la date du 1er mars), sont retenus dans des tunnels, certains peut-être dans des cages. Ce sont des enfants et des personnes âgées, des femmes et des hommes, dont certains sont malades et peut-être mourants, faute d’oxygène et de médicaments, et d’espoir. Ou peut-être sont-ils en train de mourir parce que des êtres humains ordinaires exposés au mal absolu perdent souvent la volonté innée de vivre – la volonté de vivre dans un monde où une telle méchanceté et une telle cruauté sont possibles. Un monde dans lequel vivent des gens comme les terroristes du Hamas.


    DESSIN DE PETER SCHRANK PARU DANS THE TIMES, LONDRES

    Un pays scindé en deux


    L’énormité des événements du 7 octobre est telle qu’elle en arrive à effacer parfois le souvenir de ce qui a précédé. Or, des fractures alarmantes se faisaient jour au sein de la société israélienne environ neuf mois avant le massacre. Le gouvernement de Benyamin Nétanyahou tentait de faire passer en force une batterie de mesures destinées à saper l’autorité de la Cour suprême, portant ainsi un coup fatal à l’essence démocratique d’Israël. À l’époque, des centaines de milliers d’Israéliens étaient descendus dans la rue, semaine après semaine, pour dénoncer les desseins du gouvernement, qui pouvait compter sur le soutien de l’aile droite israélienne. La nation tout entière se divisait à vue d’œil. Ce qui était autrefois un débat idéologique légitime entre la droite et la gauche cédait la place à un déluge de haine entre deux clans. Le débat public est devenu toxique et violent. Il était même question de scinder le pays en deux peuples distincts. L’opinion publique a senti alors que le foyer national vacillait sur ses bases et menaçait de céder.

    À ceux d’entre vous qui vivent dans un pays où la notion de foyer relève de l’évidence, je dois peut-être préciser que, de mon point de vue d’Israélien, l’expression exhale un sentiment de sécurité, de protection et d’appartenance qui m’enveloppe l’âme d’une chaleur douillette. Le foyer, c’est l’endroit où je peux exister à mon aise. Et c’est un endroit dont les frontières sont reconnues par tous – en particulier par mes voisins.

    Mais tout cela, à mes yeux, relève encore d’une aspiration pour un état qui n’a jamais été tout à fait atteint. À l’heure actuelle, je crains qu’Israël ne soit davantage synonyme de forteresse que de douceur du foyer. Ce pays n’offre ni sécurité ni bien-être, et mes voisins expriment souvent des doutes et des exigences à l’égard des pièces et des murs du foyer en question, voire de son existence même. En ce samedi 7 octobre d’épouvante, il s’est avéré non seulement qu’Israël était encore loin d’être un foyer dans l’acception pleine et entière du terme, mais qu’il était même incapable d’être une forteresse digne de ce nom.

    Une étrange inclination pour l’autodestruction


    Pour autant, les Israéliens sont fiers, à juste titre, de la rapidité et de l’efficacité avec lesquelles ils se mobilisent pour se soutenir mutuellement quand le pays se voit menacé, que ce soit par une pandémie comme le Covid-19 ou par une guerre.

    Partout dans le monde, des réservistes ont grimpé dans des avions pour rejoindre leurs frères d’armes déjà mobilisés. Ils allaient “protéger leur chez-soi”, comme on l’entend souvent dans les interviews.

    Il y a quelque chose d’émouvant dans cette histoire singulière : ces jeunes hommes et ces jeunes femmes quittant le bout du monde à la hâte pour aller protéger leurs parents et leurs grands-parents. Et en étant prêts à y laisser leur vie. Le sentiment d’unité qui régnait sous les toiles de tente des soldats, où les opinions politiques ne comptaient plus, n’était pas moins émouvant. Tout ce qui comptait, c’étaient la camaraderie et la solidarité.

    Reste que les Israéliens de ma génération, qui ont connu leur lot de guerres, se demandent déjà, comme nous le faisons toujours après une guerre : pourquoi cette unité ne transparaît-elle donc qu’en temps de crise ? Comment se fait-il que seuls la menace et le danger nous fassent resserrer les rangs et donner le meilleur de nous-mêmes, et nous arrachent à l’étrange inclination que nous avons pour l’autodestruction – la destruction de notre propre foyer ?

    Ces questions nous conduisent à une douloureuse prise de conscience : le désespoir immense ressenti par la plupart des Israéliens au lendemain du massacre pourrait s’expliquer par la condition juive où nous avons été ramenés de force une fois de plus. C’est la condition d’une nation vulnérable et persécutée. Une nation qui, malgré ses accomplissements immenses dans une multitude de domaines, demeure en son for intérieur une nation de réfugiés, obsédée par la crainte d’être déracinée un jour, même après presque soixante-seize ans de souveraineté.

    Aujourd’hui, il semble plus évident que jamais qu’il nous faudra monter la garde pour protéger ce foyer fragile et perméable. Ce qui frappe aussi, c’est à quel point la haine de cette nation est profonde.

    Deux peuples torturés et incapables de compassion


    Ce qui m’amène à une autre réflexion au sujet de ces deux peuples torturés : alors que la peur de devenir des réfugiés est fondamentale et originelle pour les Israéliens comme pour les Palestiniens, aucun des deux camps ne semble capable d’envisager la tragédie de l’autre avec une once de compréhension – sans même parler de compassion.

    Un autre phénomène honteux s’est fait jour dans le sillage de la guerre : Israël est, dans le monde entier, le pays dont l’élimination est le plus ouvertement réclamée. Dans des manifestations rassemblant des centaines de milliers de personnes, sur les campus des universités les plus respectées, sur les réseaux sociaux et dans les mosquées du monde entier, le droit d’Israël à exister est régulièrement contesté haut et fort. Une critique politique pondérée qui tient compte de la complexité de la situation peut céder la place, dès lors qu’il s’agit d’Israël, à un discours de haine qui ne peut être apaisé (si tant est qu’il puisse l’être) que par la destruction même de l’État d’Israël.

    Quand Saddam Hussein a assassiné des milliers de Kurdes à coups d’armes chimiques, par exemple, personne n’a appelé de ses vœux la destruction de l’Irak, son effacement de la surface de la Terre. Il n’y a que dans le cas d’Israël qu’il est jugé acceptable d’exiger publiquement l’élimination d’un État.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2
    La solitude existentielle d’Israël


    Les protestataires, les relais d’opinion et les responsables politiques devraient se demander ce qui, chez Israël, suscite une telle détestation. Pourquoi Israël, sur les 195 pays que compte la planète, est-il le seul État à donner l’impression d’être soumis à conditions, comme si son existence ne dépendait que du bon vouloir des autres pays du globe ?

    Il est révoltant de penser que cette haine meurtrière se focalise uniquement sur un peuple qui, voilà moins d’un siècle, frôlait l’éradication. Il y a également quelque chose d’exaspérant dans le lien cynique et tortueux qui est établi entre l’angoisse existentielle des Juifs et le souhait formulé publiquement par l’Iran, le Hezbollah, le Hamas et d’autres de voir Israël cesser d’exister.

    Il est en outre intolérable que certains acteurs tentent d’inscrire en force le conflit israélo-palestinien dans un schéma colonialiste, oubliant sciemment, obstinément, que les Juifs n’ont pas d’autre pays, contrairement aux colonialistes européens auxquels on les compare à tort, et occultant le fait que les Juifs ne sont pas arrivés sur la terre d’Israël dans un esprit de conquête mais en quête de sécurité ; que leur affinité profonde avec cette terre date de près de quatre mille ans ; que c’est là qu’ils ont forgé leur nation, leur culture, leur langue et leur religion.

    On imagine la joie maligne avec laquelle ces gens-là s’acharnent sur le point le plus sensible de la nation juive, à savoir son sentiment d’être une étrangère, cette solitude existentielle dont elle ne peut s’affranchir. C’est ce point sensible qui la condamne bien souvent à commettre des erreurs funestes et destructrices, destructrices à la fois pour ses ennemis et pour elle-même.


    ILLUSTRATION DE DROR COHEN PARUE DANS LE NEW YORK TIMES, ETATS-UNIS

    Nulle autre option que la paix


    Qui serons-nous, Israéliens comme Palestiniens, quand cette guerre longue et cruelle aura pris fin ? Non seulement le souvenir des atrocités infligées aux uns et aux autres dressera des barrières entre nous pendant de longues années mais, comme nul d’entre nous ne l’ignore, dès qu’il en aura l’occasion, le Hamas s’empressera de mettre en œuvre l’objectif clairement énoncé dans sa charte originelle, à savoir la destruction d’Israël, assimilée à un devoir religieux.

    Comment peut-on signer un traité de paix avec un tel ennemi ?

    Et pourtant, de quelle autre option disposons-nous ?

    Les Palestiniens verront midi à leur porte. En tant qu’Israélien, je me demande quelle sorte de peuple nous serons au sortir de cette guerre. Où allons-nous orienter notre culpabilité – si nous avons le courage de la ressentir – pour ce que nous avons infligé à des Palestiniens innocents ? Pour les milliers d’enfants que nous avons tués. Pour les familles que nous avons détruites.

    Et comment apprendrons-nous, de sorte à ne plus jamais être surpris, à vivre une vie entière sur le fil du rasoir ? Seulement, qui a envie de vivre sa vie et d’élever ses enfants sur le fil du rasoir ? Et quel sera le prix d’une vie aux aguets, vécue dans la crainte et le soupçon perpétuels ? Qui parmi nous décrétera qu’il ne veut pas ou ne peut pas vivre une vie d’éternel soldat, de Spartiate ?

    Qui fera le choix de rester ici, en Israël ? Et ceux qui resteront seront-ils les plus extrémistes, les plus fanatiques, les plus nationalistes, les plus racistes ? Sommes-nous condamnés à regarder, pétrifiés, cette israélité faite d’audace, de créativité, d’originalité se laisser peu à peu absorber par cette blessure tragique qui frappe le judaïsme ?

    Si ces questions accompagneront sans doute l’histoire d’Israël pendant des années, il demeure toutefois la possibilité de voir émerger une réalité radicalement différente. Peut-être le fait de reconnaître que cette guerre ne peut pas être gagnée et, par ailleurs, que nous ne pourrons pas maintenir l’occupation ad vitam aeternamobligera-t-il les deux camps à accepter une solution à deux États, qui, malgré les inconvénients et les risques qu’elle comporte (en premier lieu, que le Hamas ne prenne la Palestine sous sa coupe à l’issue d’un scrutin démocratique), reste la seule qui soit réalisable ?

    Une résolution née du désespoir


    Le moment est également venu pour les pays susceptibles d’exercer une influence sur les deux camps de mettre cette influence à profit. L’heure n’est pas à la politique politicienne et au cynisme diplomatique. C’est l’un de ces moments rares où une onde de choc, en l’occurrence celle déclenchée le 7 octobre, a le pouvoir de remodeler la réalité. Les pays liés à ce conflit ne voient-ils pas que les Israéliens et les Palestiniens ne sont plus capables de se sauver eux-mêmes ?

    Les mois à venir décideront du sort de deux peuples. Nous saurons alors si ce conflit qui dure depuis maintenant plus d’un siècle est suffisamment mûr pour laisser la place à une résolution éthique, raisonnable et humaine.

    Ce qui est tragique, c’est que cette solution naîtra (si tant est qu’elle voit le jour) non pas de l’espoir et de l’engouement, mais du désespoir et de l’épuisement. Car c’est hélas souvent cet état d’esprit qui conduit des ennemis à faire la paix, et c’est tout ce qu’il nous reste aujourd’hui à espérer. Nous nous en contenterons donc. Comme s’il fallait traverser les enfers pour arriver à l’endroit d’où l’on peut apercevoir, par une journée exceptionnellement claire, l’orée lointaine du paradis.

    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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