Le terme « d'hégémonie » occupe une place centrale dans le discours actuel lorsque l'on parle de la place des États-Unis dans le monde : ce qu'elle a été, son caractère pérenne et son rôle dans la définition des intérêts nationaux états-uniens. Mais qu'est-ce que signifie réellement l'hégémonie états-unienne ? Ce concept a-t-il encore une pertinence géopolitique en 2024 ?
Par Michael Brenner
Face à une situation inédite, les observateurs ont pour habitude de farfouiller dans leur stock de concepts pour donner un sens approximatif au nouveau phénomène. Nombreux sont ceux qui se contentent d'un seul mot, même si le terme en question est chargé de connotations erronées ou si sa terminologie est profondément ambiguë. Il en va ainsi de concepts tels que « le populisme », « le fascisme » et « l'hégémonie ». Tous sont à la mode, mais ils sont employés avec une telle légèreté qu'ils en perdent toute capacité à clarifier ou à expliquer les phénomènes en question...
Penchons-nous sur le concept « d'hégémonie ». Ce terme occupe une place centrale dans le discours actuel quand on parle de la place des États-Unis dans le monde : ce qu'elle a été, son caractère pérenne et son rôle dans la définition des intérêts nationaux états-uniens.
L'hégémonie, c'est une position dominante sur les lieux, les élites politiques et les institutions afin de contrôler les activités menées par un État dans son propre intérêt. Cette domination peut varier en termes géographiques, de modalités et d'intensité de contrôle.
L'hégémonie états-unienne, dont on a beaucoup parlé après la Seconde Guerre mondiale, était géographiquement délimitée par le bloc communiste qui se trouvait en dehors de son emprise. Après 1991, celle-ci a pris une dimension prétendument mondiale, l'objectif étant de consolider la primauté et la domination des États-Unis. C'est toujours le cas aujourd'hui. Elle a été énoncée pour la première fois dans le fameux mémorandum Wolfowitz en février 1992, qui, depuis, est devenu le paradigme de la politique étrangère américaine (1).
Au cours de la période qui avait précédé, la priorité des États-Unis était la sécurité, avec des moyens essentiellement militaires – même si soutenus par un vaste réseau de relations économiques privilégiées, en partie institutionnalisées. Au cours des trente années qui ont suivi, l'accent s'est progressivement déplacé vers une stratégie politico-économique multiforme : le néolibéralisme.
Ce rééquilibrage entre puissance « dure » et « semi-douce » (hard power et semi soft power) n'a jamais occulté les considérations purement militaires – comme en témoignent l'engagement affiché par le Pentagone en faveur d'une supériorité militaire à large spectre afin d'assurer sa domination dans toutes les régions contre tout ennemi imaginable, les interventions éparses menées au nom de la guerre mondiale contre le terrorisme, ou encore l'expansion continue de l'OTAN.
Le fait que Washington soit prêt à recourir à la force pour imposer sa volonté – ce qui se traduit aujourd'hui par une attitude agressive à l'égard de la Russie et de la Chine – n'a pas fait disparaître la conviction idéaliste kantienne qui considère que pour garantir la stabilité internationale, il faut promouvoir la démocratie constitutionnelle et l'indépendance économique à l'échelle mondiale et en tirer les bénéfices escomptés. Une stabilité supervisée par une Amérique bienveillante. Toutefois, pour que cette téléologie se réalise, le recours au hard power est indispensable pour contrecarrer/subjuguer ceux qui pourraient la remettre en question.
Aujourd'hui, les élites politiques américaines se trouvent dans une situation qui ne permet plus d'atteindre un objectif d'hégémonie mondiale – et ce pour des raisons objectives. Et pourtant, c'est une conclusion logique à laquelle les élites politiques ne veulent pas – ou ne peuvent pas – se résoudre. Ce refus est à la fois intellectuel, idéologique et émotionnel. La psychologie complexe d'une grande puissance en déclin qui jouissait d'un respect sans précédent au-delà de ses frontières, fondée sur la conviction que son caractère exceptionnel inné la destinait à être le point de mire des idées qui allaient remodeler le monde, rend l'analyse de ce comportement déconcertante.
Ce que nous pouvons dire, c'est que la perspective de perdre son statut lui est intolérable, même si la sécurité et le bien-être du pays ne sont pas directement menacés. La quête compulsive d'une sécurité absolue et d'une supériorité naturelle imaginaires ne permet pas aux Américains de se contenter de ce qu'ils ont accompli chez eux et à l'étranger. En effet, ce à quoi le pays aspirait et qu'il pensait sur le point de réussir est en train de lui échapper. Le fossé entre les aspirations et la réalité se creuse d'année en année. C'est là que le bât blesse...
Le déclin est l'une des choses les plus difficiles à affronter pour l'être humain, qu'il s'agisse d'un individu ou d'une nation. Par nature, nous valorisons notre force et notre compétence ; nous redoutons le déclin et son cortège de menaces pour notre avenir. C'est particulièrement vrai aux États-Unis où, pour beaucoup, l'individu et la collectivité sont indissociables. Aucun autre pays ne met autant d'ardeur à incarner sa légende que les États-Unis.
Pour de nombreux Américains – en ces temps d'anxiété et d'insécurité – leur estime de soi et leur sentiment de valeur personnelle sont fondés sur leur appartenance intime à une nation vertueuse et dotée d'un pouvoir unique. Aujourd'hui, des événements se produisent qui vont à l'encontre du récit américain mettant en scène une nation au destin exceptionnel. Cela crée une dissonance cognitive et un malaise (2).
La remarquable uniformité de pensée parmi les membres influents de la classe politique empêche d'affronter ce dilemme de front. Il n'y a pratiquement aucun débat sérieux quant aux objectifs et aux moyens de la politique étrangère – du moins, parmi ceux qui ont accès aux coulisses du pouvoir décisionnel. Tous respectent la même doctrine sainte et chantent le même cantique. Le résultat : une vision de groupe profondément enracinée, imperméable aux évidences contraires qui sont ignorées, rejetées ou déformées pour correspondre aux idées préconçues.
Cela soulève une question troublante : le comportement des États-Unis sur la scène internationale doit-il être compris comme une détermination délibérée à suivre la voie choisie, quelles que soient par ailleurs les chances d'atteindre son objectif ambitieux ? Ou bien sommes-nous témoins d'actions compulsives ancrées dans des émotions et des états d'esprit profondément écrits et réifiés dans une doctrine hégémonique ?
Pourquoi l'hégémonie américaine ?
La préoccupation première de chaque État est sa sécurité. Cela découle de la nature intrinsèque des affaires internationales. La caractéristique distinctive de cet environnement est que chaque entité détermine quand et comment elle peut utiliser la force pour atteindre ses objectifs – il n'y a pas d'autorité supérieure qui fixe et applique des règles de conduite. D'où l'omniprésence de situations de conflit potentiel auxquelles les États doivent se préparer. C'est la spécificité des relations internationales.
Ce truisme soulève toutefois des questions capitales. Le contexte dans lequel se trouve un État n'est pas figé ; il existe une multitude de configurations stratégiques, chacune ayant ses caractéristiques propres. De même, il existe un éventail de politiques qu'un État peut adopter pour se protéger dans l'une ou l'autre de ces situations.
De toute évidence, ces choix théoriques sont limités par la force relative des parties concernées, les ressources nationales, les degrés de cohésion interne, les idéologies dominantes, etc. Néanmoins, il existe d'autres façons de définir ses besoins en matière de sécurité et de formuler des stratégies pour y répondre. Cela vaut même lorsque le « potentiel de réponse discrétionnaire » est contraint par des facteurs objectifs.
La définition de ce qui constitue une situation de sécurité satisfaisante est fonction des jugements portés par les principaux décideurs dans le contexte et l'histoire propres à leur pays. À une extrémité du continuum se trouve la recherche d'une sécurité absolue – ou d'une certaine approximation de celle-ci. Mais même alors, il convient d'évaluer le calendrier réalisable/préférable. Une sécurité absolue à perte de vue stratégique ? pour cette génération-ci ? Jusqu'à ce que survienne une quelconque évolution attendue dans l'équilibre des pouvoirs ?
La pensée dominante aux États-Unis se situe vers ce point absolutiste du continuum. En outre, elle penche fortement vers le long terme, voire la permanence. C'est compréhensible. Pendant les quelque 130 premières années de leur existence, les États-Unis ont été protégés par la géographie contre les menaces pesant sur leur intégrité physique et politique. La seule exception était constituée par le danger latent que représentait pendant les toutes premières années une Grande-Bretagne qui nourrissait des peurs de châtiment et de restauration, comme en témoigne la guerre de 1812.
Au cours du siècle qui a suivi, les Américains ne se sont engagés dans des conflits avec d'autres États qu'en raison de leurs propres ambitions d'étendre leur territoire. (Contre l'Espagne : 1819, 1898 ; contre le Mexique : 1848). Il s'agissait de choix, en aucun cas de nécessité. Il en va de même pour l'entrée dans la Première Guerre mondiale. Les dirigeants de Washington étaient manifestement plus à l'aise avec le statu quo d'avant-guerre qu'avec une Europe dominée par une Allemagne triomphante. Cependant, l'évaluation de la menace était plus abstraite que concrète et – telle que présentée – ne pouvait pas voir le jour dans un avenir proche. C'est donc à juste titre qu'elle a été qualifiée de « guerre par choix » plutôt que de guerre par nécessité sécuritaire. Il était naturel, sinon prévisible, que les États-Unis en reviendrait au néo-isolationnisme pendant l'entre-deux-guerres.
La confiance des Américains dans leur insularité face à des menaces tangibles pour la sécurité a ensuite été ébranlée par trois événements : Pearl Harbor, le déclenchement d'une bombe nucléaire par l'Union soviétique et le 11 septembre 2001. Le dernier événement est survenu dix ans après la disparition de la menace que représentait l'URSS.
Au cours de la dernière décennie, les élites politiques des États-Unis ont semblé rassurées par le fait que la sécurité quasi absolue du pays pouvait être rétablie. Le défi consistait à tirer partie de conditions favorables à l'échelle mondiale pour établir une hégémonie américaine bienveillante au sein de laquelle aucune menace ne pouvait jamais se concrétiser. Il convenait d'adopter une stratégie multiforme pour accroître et renforcer l'influence américaine, pour affirmer l'allégeance et la déférence des autres États et pour se préparer à l'utilisation de la force si nécessaire pour PRÉVENIR l'émergence de tout rival militaire potentiel. Telle est la logique sous-jacente de la doctrine Wolfowitz.
À l'heure actuelle, le caractère profondément ancré dans l'esprit des dirigeants du pays est illustré par notre approche conflictuelle à l'égard de la Russie, de la Chine, de l'Iran et d'une série d'États moins redoutables que Washington perçoit comme hostiles ou antagonistes à un titre ou à un autre. Comme l'a récemment déclaré Joe Biden avant de renoncer à la campagne présidentielle : « Non seulement je fais campagne, mais je dirige le monde. Certes, cela semble être une exagération, mais nous sommes la véritable nation du monde ». Traduction : nous devrions diriger le monde entier – dans l'intérêt du monde comme dans le nôtre.
L'expression « notre intérêt » implique un besoin. Quelle sorte de besoin ? Il ne s'agit pas d'un besoin flagrant de sécurité puisqu'il n'existe pas de menace manifeste pour l'intégrité territoriale ou l'intégrité politique des États-Unis. Il ne s'agit pas non plus d'une menace pour nos principaux alliés/partenaires – en dépit de ce délire confus fabriqué selon lequel Poutine serait un autre Hitler, et de la notion tout aussi fantaisiste d'un complot diabolique de la Chine visant à nous remplacer en tant que suprématie mondiale. Ce qui est menacé, c'est l'hégémonie américaine telle que la concevait Wolfowitz. Cette hégémonie est requise non pour des raisons de sécurité, mais plutôt pour confirmer le droit des États-Unis à l'exceptionnalisme et à la suprématie, ancrés dans la psyché et le credo nationaux.
Par Michael Brenner
Face à une situation inédite, les observateurs ont pour habitude de farfouiller dans leur stock de concepts pour donner un sens approximatif au nouveau phénomène. Nombreux sont ceux qui se contentent d'un seul mot, même si le terme en question est chargé de connotations erronées ou si sa terminologie est profondément ambiguë. Il en va ainsi de concepts tels que « le populisme », « le fascisme » et « l'hégémonie ». Tous sont à la mode, mais ils sont employés avec une telle légèreté qu'ils en perdent toute capacité à clarifier ou à expliquer les phénomènes en question...
Penchons-nous sur le concept « d'hégémonie ». Ce terme occupe une place centrale dans le discours actuel quand on parle de la place des États-Unis dans le monde : ce qu'elle a été, son caractère pérenne et son rôle dans la définition des intérêts nationaux états-uniens.
L'hégémonie, c'est une position dominante sur les lieux, les élites politiques et les institutions afin de contrôler les activités menées par un État dans son propre intérêt. Cette domination peut varier en termes géographiques, de modalités et d'intensité de contrôle.
L'hégémonie états-unienne, dont on a beaucoup parlé après la Seconde Guerre mondiale, était géographiquement délimitée par le bloc communiste qui se trouvait en dehors de son emprise. Après 1991, celle-ci a pris une dimension prétendument mondiale, l'objectif étant de consolider la primauté et la domination des États-Unis. C'est toujours le cas aujourd'hui. Elle a été énoncée pour la première fois dans le fameux mémorandum Wolfowitz en février 1992, qui, depuis, est devenu le paradigme de la politique étrangère américaine (1).
Au cours de la période qui avait précédé, la priorité des États-Unis était la sécurité, avec des moyens essentiellement militaires – même si soutenus par un vaste réseau de relations économiques privilégiées, en partie institutionnalisées. Au cours des trente années qui ont suivi, l'accent s'est progressivement déplacé vers une stratégie politico-économique multiforme : le néolibéralisme.
Ce rééquilibrage entre puissance « dure » et « semi-douce » (hard power et semi soft power) n'a jamais occulté les considérations purement militaires – comme en témoignent l'engagement affiché par le Pentagone en faveur d'une supériorité militaire à large spectre afin d'assurer sa domination dans toutes les régions contre tout ennemi imaginable, les interventions éparses menées au nom de la guerre mondiale contre le terrorisme, ou encore l'expansion continue de l'OTAN.
Le fait que Washington soit prêt à recourir à la force pour imposer sa volonté – ce qui se traduit aujourd'hui par une attitude agressive à l'égard de la Russie et de la Chine – n'a pas fait disparaître la conviction idéaliste kantienne qui considère que pour garantir la stabilité internationale, il faut promouvoir la démocratie constitutionnelle et l'indépendance économique à l'échelle mondiale et en tirer les bénéfices escomptés. Une stabilité supervisée par une Amérique bienveillante. Toutefois, pour que cette téléologie se réalise, le recours au hard power est indispensable pour contrecarrer/subjuguer ceux qui pourraient la remettre en question.
Aujourd'hui, les élites politiques américaines se trouvent dans une situation qui ne permet plus d'atteindre un objectif d'hégémonie mondiale – et ce pour des raisons objectives. Et pourtant, c'est une conclusion logique à laquelle les élites politiques ne veulent pas – ou ne peuvent pas – se résoudre. Ce refus est à la fois intellectuel, idéologique et émotionnel. La psychologie complexe d'une grande puissance en déclin qui jouissait d'un respect sans précédent au-delà de ses frontières, fondée sur la conviction que son caractère exceptionnel inné la destinait à être le point de mire des idées qui allaient remodeler le monde, rend l'analyse de ce comportement déconcertante.
Ce que nous pouvons dire, c'est que la perspective de perdre son statut lui est intolérable, même si la sécurité et le bien-être du pays ne sont pas directement menacés. La quête compulsive d'une sécurité absolue et d'une supériorité naturelle imaginaires ne permet pas aux Américains de se contenter de ce qu'ils ont accompli chez eux et à l'étranger. En effet, ce à quoi le pays aspirait et qu'il pensait sur le point de réussir est en train de lui échapper. Le fossé entre les aspirations et la réalité se creuse d'année en année. C'est là que le bât blesse...
Le déclin est l'une des choses les plus difficiles à affronter pour l'être humain, qu'il s'agisse d'un individu ou d'une nation. Par nature, nous valorisons notre force et notre compétence ; nous redoutons le déclin et son cortège de menaces pour notre avenir. C'est particulièrement vrai aux États-Unis où, pour beaucoup, l'individu et la collectivité sont indissociables. Aucun autre pays ne met autant d'ardeur à incarner sa légende que les États-Unis.
Pour de nombreux Américains – en ces temps d'anxiété et d'insécurité – leur estime de soi et leur sentiment de valeur personnelle sont fondés sur leur appartenance intime à une nation vertueuse et dotée d'un pouvoir unique. Aujourd'hui, des événements se produisent qui vont à l'encontre du récit américain mettant en scène une nation au destin exceptionnel. Cela crée une dissonance cognitive et un malaise (2).
La remarquable uniformité de pensée parmi les membres influents de la classe politique empêche d'affronter ce dilemme de front. Il n'y a pratiquement aucun débat sérieux quant aux objectifs et aux moyens de la politique étrangère – du moins, parmi ceux qui ont accès aux coulisses du pouvoir décisionnel. Tous respectent la même doctrine sainte et chantent le même cantique. Le résultat : une vision de groupe profondément enracinée, imperméable aux évidences contraires qui sont ignorées, rejetées ou déformées pour correspondre aux idées préconçues.
Cela soulève une question troublante : le comportement des États-Unis sur la scène internationale doit-il être compris comme une détermination délibérée à suivre la voie choisie, quelles que soient par ailleurs les chances d'atteindre son objectif ambitieux ? Ou bien sommes-nous témoins d'actions compulsives ancrées dans des émotions et des états d'esprit profondément écrits et réifiés dans une doctrine hégémonique ?
Pourquoi l'hégémonie américaine ?
La préoccupation première de chaque État est sa sécurité. Cela découle de la nature intrinsèque des affaires internationales. La caractéristique distinctive de cet environnement est que chaque entité détermine quand et comment elle peut utiliser la force pour atteindre ses objectifs – il n'y a pas d'autorité supérieure qui fixe et applique des règles de conduite. D'où l'omniprésence de situations de conflit potentiel auxquelles les États doivent se préparer. C'est la spécificité des relations internationales.
Ce truisme soulève toutefois des questions capitales. Le contexte dans lequel se trouve un État n'est pas figé ; il existe une multitude de configurations stratégiques, chacune ayant ses caractéristiques propres. De même, il existe un éventail de politiques qu'un État peut adopter pour se protéger dans l'une ou l'autre de ces situations.
De toute évidence, ces choix théoriques sont limités par la force relative des parties concernées, les ressources nationales, les degrés de cohésion interne, les idéologies dominantes, etc. Néanmoins, il existe d'autres façons de définir ses besoins en matière de sécurité et de formuler des stratégies pour y répondre. Cela vaut même lorsque le « potentiel de réponse discrétionnaire » est contraint par des facteurs objectifs.
La définition de ce qui constitue une situation de sécurité satisfaisante est fonction des jugements portés par les principaux décideurs dans le contexte et l'histoire propres à leur pays. À une extrémité du continuum se trouve la recherche d'une sécurité absolue – ou d'une certaine approximation de celle-ci. Mais même alors, il convient d'évaluer le calendrier réalisable/préférable. Une sécurité absolue à perte de vue stratégique ? pour cette génération-ci ? Jusqu'à ce que survienne une quelconque évolution attendue dans l'équilibre des pouvoirs ?
La pensée dominante aux États-Unis se situe vers ce point absolutiste du continuum. En outre, elle penche fortement vers le long terme, voire la permanence. C'est compréhensible. Pendant les quelque 130 premières années de leur existence, les États-Unis ont été protégés par la géographie contre les menaces pesant sur leur intégrité physique et politique. La seule exception était constituée par le danger latent que représentait pendant les toutes premières années une Grande-Bretagne qui nourrissait des peurs de châtiment et de restauration, comme en témoigne la guerre de 1812.
Au cours du siècle qui a suivi, les Américains ne se sont engagés dans des conflits avec d'autres États qu'en raison de leurs propres ambitions d'étendre leur territoire. (Contre l'Espagne : 1819, 1898 ; contre le Mexique : 1848). Il s'agissait de choix, en aucun cas de nécessité. Il en va de même pour l'entrée dans la Première Guerre mondiale. Les dirigeants de Washington étaient manifestement plus à l'aise avec le statu quo d'avant-guerre qu'avec une Europe dominée par une Allemagne triomphante. Cependant, l'évaluation de la menace était plus abstraite que concrète et – telle que présentée – ne pouvait pas voir le jour dans un avenir proche. C'est donc à juste titre qu'elle a été qualifiée de « guerre par choix » plutôt que de guerre par nécessité sécuritaire. Il était naturel, sinon prévisible, que les États-Unis en reviendrait au néo-isolationnisme pendant l'entre-deux-guerres.
La confiance des Américains dans leur insularité face à des menaces tangibles pour la sécurité a ensuite été ébranlée par trois événements : Pearl Harbor, le déclenchement d'une bombe nucléaire par l'Union soviétique et le 11 septembre 2001. Le dernier événement est survenu dix ans après la disparition de la menace que représentait l'URSS.
Au cours de la dernière décennie, les élites politiques des États-Unis ont semblé rassurées par le fait que la sécurité quasi absolue du pays pouvait être rétablie. Le défi consistait à tirer partie de conditions favorables à l'échelle mondiale pour établir une hégémonie américaine bienveillante au sein de laquelle aucune menace ne pouvait jamais se concrétiser. Il convenait d'adopter une stratégie multiforme pour accroître et renforcer l'influence américaine, pour affirmer l'allégeance et la déférence des autres États et pour se préparer à l'utilisation de la force si nécessaire pour PRÉVENIR l'émergence de tout rival militaire potentiel. Telle est la logique sous-jacente de la doctrine Wolfowitz.
À l'heure actuelle, le caractère profondément ancré dans l'esprit des dirigeants du pays est illustré par notre approche conflictuelle à l'égard de la Russie, de la Chine, de l'Iran et d'une série d'États moins redoutables que Washington perçoit comme hostiles ou antagonistes à un titre ou à un autre. Comme l'a récemment déclaré Joe Biden avant de renoncer à la campagne présidentielle : « Non seulement je fais campagne, mais je dirige le monde. Certes, cela semble être une exagération, mais nous sommes la véritable nation du monde ». Traduction : nous devrions diriger le monde entier – dans l'intérêt du monde comme dans le nôtre.
L'expression « notre intérêt » implique un besoin. Quelle sorte de besoin ? Il ne s'agit pas d'un besoin flagrant de sécurité puisqu'il n'existe pas de menace manifeste pour l'intégrité territoriale ou l'intégrité politique des États-Unis. Il ne s'agit pas non plus d'une menace pour nos principaux alliés/partenaires – en dépit de ce délire confus fabriqué selon lequel Poutine serait un autre Hitler, et de la notion tout aussi fantaisiste d'un complot diabolique de la Chine visant à nous remplacer en tant que suprématie mondiale. Ce qui est menacé, c'est l'hégémonie américaine telle que la concevait Wolfowitz. Cette hégémonie est requise non pour des raisons de sécurité, mais plutôt pour confirmer le droit des États-Unis à l'exceptionnalisme et à la suprématie, ancrés dans la psyché et le credo nationaux.
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