En attaquant des complexes souterrains stratégiques à Gaza, l’armée israélienne a poussé le chef du Hamas à quitter la sécurité du labyrinthe construit par le Hamas.
Rory Jones, Dov Lieber, Summer Said et Anat Peled
Lors de la chasse aux militants du Hamas lancée dans les tunnels du sud de la bande de Gaza, la 98e division commando israélienne a découvert, en février, une base souterraine comprenant une cuisine, des chambres et une salle de bains dont le mur carrelé représentait un coucher de soleil sur une plage.
Les personnes qui occupaient les lieux venaient manifestement de prendre la fuite. Or ce scénario s’est reproduit à plusieurs reprises lorsque des soldats israéliens se sont retrouvés à proximité de dirigeants du Hamas.
Au cours des neuf mois suivants, la cible numéro un d’Israël, Yahya Sinwar, l’architecte des attaques du 7-Octobre de l’année dernière, est resté insaisissable, un véritable fantôme dans l’obscurité souterraine. « Peu importe le nombre de tunnels, déclarait à l'époque le général de brigade Dan Goldfus. Israël finira par l’avoir. »
Le Wall Street Journal a découvert qu’avant même le 7-Octobre, Israël avait envisagé de tuer M. Sinwar qui était considéré comme une menace pour la sécurité nationale, selon des personnes impliquées dans ces projets. Mais Tel-Aviv n’a pas su trouver le moment opportun pour lancer une opération ou a dû l’interrompre à la suite de désaccords entre dirigeants sur la mission, expliquent-elles.
Depuis que les militants du Hamas ont tué 1 200 personnes et en ont enlevé environ 250 autres en octobre de l’année dernière, il n’y a toutefois plus aucun désaccord sur le sujet.
C’est ainsi qu’a débuté l’une des plus grandes opérations militaires et de renseignement d’Israël, dirigée par l’agence de sécurité intérieure israélienne, le Shin Bet, et mise en oeuvre par l’armée israélienne avec l’aide des services de renseignement américains. Pendant des mois, M. Sinwar est parvenu à neutraliser l’ingéniosité d’Israël et de ses alliés en matière de collecte de renseignements et de technologie. Il a utilisé des moyens de communication rudimentaires et intraçables et ne faisait confiance qu’à ses proches. M. Sinwar contrôlait également des kilomètres et des kilomètres de tunnels.
Des négociateurs arabes lui ont proposé de s'échapper en échange de l’autorisation donnée à l’Egypte de négocier la libération des otages au nom du Hamas, mais il a refusé. M. Sinwar s’est accroché à l’espoir que le conflit qu’il avait déclenché pourrait s’étendre à l’Iran et à son émanation au Liban, le Hezbollah, déclenchant ainsi une guerre régionale contre Israël — une possibilité qui demeure.
« Je ne suis pas assiégé, je suis sur le sol palestinien », expliquait-il aux médiateurs arabes dans un message empreint de défi, jamais rapporté jusqu’ici, peu après le début de la guerre. Le conflit a fait plus de 42 000 morts à Gaza, selon les autorités sanitaires gazaouies, dont les chiffres ne détaillent pas le nombre de combattants parmi eux.
Dans les mois qui ont suivi, l’armée israélienne s’est appliquée à écraser le labyrinthe souterrain du Hamas, détruisant des complexes de tunnels stratégiques. Le WSJ a constaté que cette tactique a forcé M. Sinwar à remonter à l’extérieur. Disposant de moins en moins d’endroits pour se cacher, il a passé plus de temps en surface, dans le quartier Tel al-Sultan de Rafah, dans le sud de Gaza, selon des responsables israéliens et des médiateurs arabes qui communiquent avec le Hamas.
Israël ne connaissait pas la localisation exacte de M. Sinwar mais il a déployé des forces pour le traquer dans cette zone. Le 16 octobre, la stratégie israélienne visant à le débusquer des tunnels a conduit à son élimination, rendue possible par un savoir-faire militaire mais aussi aidé par la chance
Ce récit est basé sur des entretiens avec des responsables israéliens, américains, arabes et appartenant au Hamas, ainsi que sur des documents et des vidéos que l’armée israélienne a trouvés à Gaza, sur des livres écrits par M. Sinwar et sur les échanges qu’il a eus pendant un an avec des médiateurs arabes et des responsables du Hamas.
Une tempête qui se prépare
Durant des années, les dirigeants israéliens ont vu M. Sinwar comme un personnage essentiellement grandiloquent mais ne constituant pas une menace imminente. Les choses changent à la fin mai 2021 quand le Hamas tire des missiles sur Israël depuis Gaza pendant plusieurs jours, amenant Israël à riposter par des frappes aériennes.
Certains dirigeants israéliens suggèrent alors de tuer M. Sinwar, alors à la tête de l’aile du Hamas à Gaza, ainsi que son chef militaire Mohammed Deif, selon des responsables israéliens au fait de la décision. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu autorise des tentatives pour assassiner les deux hommes par des frappes aériennes, mais ces tentatives échouent.
Après un cessez-le-feu dans ce conflit, M. Sinwar est photographié tout sourire sur un canapé dans les décombres de sa maison, une mise en scène publiée dans les journaux israéliens.
En juin de la même année, le gouvernement de M. Netanyahu tombe et Naftali Bennett en devient le nouveau chef. Cet homme politique de droite, ancien commando israélien, est lui aussi impatient de lancer une opération contre M. Sinwar, selon des personnes au fait du dossier.
Mais les responsables sont divisés. Une majorité pense que le Hamas a suffisamment été dissuadé de lancer une agression et que M. Sinwar se concentre désormais sur le gouvernement de Gaza.
Mais en avril 2022, après des affrontements entre les forces de police israéliennes et des Palestiniens à Jérusalem, M. Sinwar appelle les citoyens arabes d’Israël à se préparer à une guerre de religion et à tuer des juifs israéliens, y compris avec des hachoirs, des haches et des couteaux si nécessaire.
M. Bennett propose une nouvelle fois de tuer M. Sinwar et demande aux agences de sécurité de planifier une opération pour l'été, selon l’une des personnes au courant des discussions. En juin, le gouvernement de M. Bennett tombe à son tour. De nombreux dirigeants israéliens de premier plan pensent encore que M. Sinwar peut être contenu.
Un jour meurtrier
Le 7 octobre 2023, près de 3 000 militants, dont la plupart appartiennent au Hamas, franchissent la barrière frontalière entre Israël et Gaza à bord de parapentes, de pick-up et de motos. Vêtus de treillis noirs et armés de fusils d’assaut, ils prennent pour cible des installations militaires et des civils non armés, tuant des parents devant leurs enfants et abattant des centaines de jeunes lors d’un festival de musique.
Israël mobilise alors toutes les ressources disponibles pour traquer M. Sinwar. Le Shin Bet travaille avec l’armée pour tenter de le localiser tandis que la CIA met en place une équipe spéciale chargée d’analyser et de partager des renseignements avec Israël, selon des personnes au fait du dossier.
Des officiers du renseignement passent au crible les informations recueillies auprès des Palestiniens interrogés à Gaza ainsi que les documents saisis dans les postes de commandement du Hamas.
M. Sinwar déplace un grand nombre des otages enlevés dans le labyrinthe souterrain de Gaza. Celui-ci comprend des centaines de kilomètres de tunnels renforcés de béton construits par le Hamas avant la guerre.
Sur des images diffusées par l’armée israélienne, on voit M. Sinwar emmener sa femme, sa fille et ses deux garçons — tous deux vêtus de maillots de football — dans un tunnel à Khan Younès, sa ville natale. Ils transportent des accessoires de couchage et des sacs de nourriture.
Margalit Moses, une otage de 78 ans libérée par la suite, indique au WSJ avoir vu M. Sinwar aux premiers jours de la guerre lorsqu’elle était détenue sous terre à Khan Younès. Elle se souvient qu’il a dit aux captifs ne leur vouloir aucun mal et qu’ils lui servaient de monnaie d'échange pour libérer des prisonniers palestiniens des prisons israéliennes.
Au même moment, en surface, les forces israéliennes rasent des bâtiments et déploient des soldats pour trouver les entrées des tunnels. À l’extérieur de Gaza, les Etats-Unis envoient des militaires et des officiers de renseignement aux côtés des Israéliens, notamment des experts en cartographie des complexes militaires souterrains.
Dans l’obscurité
En décembre, des soldats israéliens sécurisent le terrain de la maison de M. Sinwar à Khan Younès. Cinq soldats, fusils à la main, se prennent en photo sur un canapé à l’extérieur, dans une parodie de la photo de M. Sinwar en 2021. Sous terre, celui-ci affiche toujours son esprit de bravade.
« Nos combattants ont brisé l’armée d’occupation », affirme-t-il dans un message, consulté par le WSJ, adressé à l’aile politique du Hamas à Doha, la capitale du Qatar. Le 2 janvier, Saleh Arouri, chef adjoint du bureau politique du Hamas, est tué lors d’une frappe israélienne à Beyrouth. Pour mieux dissimuler ses mouvements, M. Sinwar commence à modifier sa façon de communiquer. Il utilise des pseudonymes et ne transmet des notes codées que par l’intermédiaire d’une poignée d’assistants, alternant entre des messages audio adressés à des intermédiaires et des missives écrites.
Le Shin Bet arrête à Gaza des parents de commandants du Hamas, soupçonnés d’activités militantes, qui lui fournissent des renseignements sur M. Sinwar. Peu après, les forces israéliennes descendent sous terre à Khan Younès pour mener des raids contre le réseau de tunnels du Hamas.
Les troupes israéliennes livrent des combats contre les soldats du Hamas pour gagner l’accès aux tunnels. Elles envoient des chiens munis de caméras pour flairer les humains et repérer les bombes ainsi que les drones opérant dans les espaces souterrains. Une escouade parvient dans une base souterraine quelques instants seulement après la fuite de M. Sinwar. Il a laissé derrière lui une tasse de café encore chaude. Des raids permettent de découvrir des coffres-forts contenant l'équivalent d’un million de dollars
« Nous apprenons et nous nous frayons un chemin dans l’obscurité », indique le général Goldfus, à la tête de l’offensive souterraine à Khan Younès.
« Notre ennemi est en fuite », observe-t-il à la fin janvier.
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