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Au sommet des Brics, l’émergence d’un monde multipolaire

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  • Au sommet des Brics, l’émergence d’un monde multipolaire

    À Kazan, en Russie, Vladimir Poutine a mis en scène son non-isolement sur la scène internationale. Le sommet des Brics, cependant, ne peut se résumer à cela : il signe l’émergence d’un Sud décidé à revendiquer son pouvoir politique et économique, fort de la moitié de la population mondiale.

    Martine Orange

    Vladimir Poutine ne pouvait rater une telle occasion. Hôte du XVIe sommet des Brics à Kazan, le président russe, banni par l’Occident, en a profité pour apparaître sur toutes les photos, afin de prouver son non-isolement, pour camper son rôle au centre d’une nouvelle force internationale en voie d’émergence.

    S’en tenir à la seule mise en scène du président russe serait cependant rater la portée de cette réunion. Car ce sommet marque une nouvelle ère pour les Brics. Il n’est plus seulement celui du Brésil, de la Russie, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud, rassemblés sous ce nom au début des années 2000 par Goldman Sachs, comme les puissances économiques à venir. Le sommet a accueilli pour la première fois les pays acceptés en août 2023 comme membres à part entière de l’organisation : l’Argentine, l’Égypte, l’Éthiopie, mais surtout l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et l’Iran.

    À l’exception de l’Argentine, qui depuis l’élection de Javier Milei ne veut plus en faire partie, tous ont fait le voyage à Kazan, même l’Arabie saoudite, dont beaucoup doutaient de la participation jusqu’à ces derniers jours.

    Agrandir l’image : Illustration 1La séance plénière du sommet des Brics à Kazan, le 24 octobre 2024. © Photo Maxim Shemetov / POOL / AFP

    Mais d’autres ont aussi tenu à se déplacer, même s’ils ne sont pas officiellement membres des Brics. Au total, 34 pays ont envoyé des représentants. Treize d'entre eux, dont l'Indonésie, l’Algérie, le Vietnam, le Venezuela, la Thaïlande et la Turquie (membre par ailleurs de l’Otan), ont fait acte de candidature pour rejoindre l’organisation . La plupart ont été reçus avec enthousiasme, à l'exception du Venezuela et du Pakistan, le Brésil ayant mis son veto à l'adhésion du premier, et l'Inde à la présence du second.

    Un monde multipolaire


    À la veille d’une élection présidentielle américaine décisive, les dirigeants des Brics, à commencer par Vladimir Poutine et Xi Jinping, ne peuvent que se féliciter de cette démonstration d’adhésion : ils veulent constituer la réunion la plus large possible, emmener le plus grand nombre de pays avec eux afin de peser sur le destin du monde et de contester l’ordre occidental.

    « Un nouveau monde est en train d’émerger sous nos yeux […]. Le processus de formation d’un monde multipolaire est en cours », a insisté le président russe. « Le monde fait face à des changements profonds jamais vus depuis un siècle. Les Brics sont la plateforme la plus importante de solidarité et de coopération des marchés émergents et des pays en développement », a enchaîné le président chinois.

    Tout au long de cette réunion, les prises de parole et de position se sont voulues mesurées, précautionneuses. Une attitude dictée par la diversité même des participants, leurs divergences de vues, voire leur antagonisme.

    Car le « Sud global », comme certains chercheurs désignent l’ensemble des pays non occidentaux, n’existe pas : leurs intérêts sont des plus divers.

    La Chine, menacée d’une guerre commerciale à outrance avec les États-Unis en cas de victoire de Donald Trump, la Russie et l’Iran, déjà frappés par les sanctions américaines, ne font pas mystère de leur volonté de constituer une force géopolitique contre « l’impérialisme occidental ».

    Mais l’Inde et le Brésil entendent continuer à échanger avec les États-Unis et plus généralement l’Occident. Les liens sont plus forts encore avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, considérés comme les pays arabes les plus proches de Washington.

    De même, certains membres des Brics sont en conflit larvé, voire ouvert : l’Égypte et l’Éthiopie s’opposent depuis plusieurs années sur le partage des eaux du Nil, autour de la construction d’un grand barrage en Éthiopie. La Chine et l’Inde s’affrontent depuis des décennies sur la limite de leurs frontières dans l’Himalaya. Symboliquement, les deux pays ont annoncé, juste avant le sommet de Kazan, avoir trouvé un accord « sur les patrouilles aux frontières de l’Himalaya ».

    Soucieux d’afficher leur unité, de démontrer qu’ils peuvent pratiquer la politique et la diplomatie autrement, les Brics ont donc évité tous les points de friction. « Nous respectons les politiques de chaque État », ont rappelé les uns après les autres leurs dirigeants, afin de bien marquer leur volonté de non-interventionnisme, contrairement aux États-Unis.

    Pour convenir à tout le monde, les responsables ont multiplié les déclarations dans lesquelles ils se présentent comme une organisation « non occidentale », mais pas « anti-occidentale ».

    Sortir de la dépendance envers le dollar


    Mais le vrai ciment qui lie les Brics, c’est l’économie. Les uns après les autres, les participants au sommet ont égrené les chiffres, rappelant leur poids, leur développement. Des réalités souvent oubliées par l’Occident.

    Les Brics représentent désormais 48 % de la population mondiale, plus du tiers du Pib mondial. Ils cumulent déjà plus d’ingénieurs et de chercheurs que les États-Unis et l’Europe réunis. Avec 60 000 milliards de dollars de PIB cumulé- avant l'adhésion des nouveaux membres- « nous pesons plus que le G7 », a insisté Vladimir Poutine.

    Tous, en tout cas, sont bien décidés à utiliser ce poids économique pour peser sur le cours des choses, ne plus subir les décisions unilatérales prises par l’Occident, souvent à leur détriment, comme l’a rappelé le président sud-africain Cyril Ramaphosa.

    La première, c’est d’abord sortir de la dépendance au dollar, monnaie de référence de tous les échanges internationaux. La question est urgente pour la Russie, coupée de tout le système financier international depuis les sanctions prises à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Mais elle taraude aussi la Chine, qui redoute de subir à un moment ou à un autre des rétorsions financières en cas de durcissement des relations avec Washington.

    À des degrés variés, tous les autres pays en développement se sentent aussi concernés : leurs dettes sont le plus souvent en dollars, les cours de leurs ressources naturelles aussi. Et les États-Unis gardent la haute main sur leurs échanges et leurs réserves. Avec menaces de représailles en cas de non-respect des règles américaines. Ainsi, afin d’éviter le contournement des sanctions par la Russie, Washington a averti que tout pays tiers qui commercerait avec Moscou n’aurait plus accès au dollar. Les banques turques et certains établissements chinois ont immédiatement coupé les ponts.

    Nombre de pays en développement, bien au-delà de la Russie et de la Chine, jugent désormais cette tutelle américaine intolérable et veulent en sortir. Mais la volonté politique ne suffit pas toujours.
    Le recours à la blockchain et aux crypto-actifs


    En août 2023, les participants au sommet de Johannesburg s’étaient donné comme premier projet d’élaborer une monnaie commune afin de sortir de la dépendance au dollar. De nombreux travaux ont été engagés depuis, sous l’égide de l’ancienne présidente du Brésil, Dilma Rousseff.

    Une architecture de ce nouveau système financier des Brics a été élaborée, qui n’est pas loin de ressembler à celle des premiers temps de Bretton Woods : la monnaie commune reposerait sur des réserves constituées à 60 % d’or et à 40 % des monnaies des pays participants. À Kazan, Vladimir Poutine s’est empressé de produire une ébauche d’un futur billet de cette monnaie commune. Mais de nombreux obstacles restent à franchir avant d’en voir le développement éventuel.

    En attendant, la Russie et la Chine proposent de développer à grands pas le recours à la blockchain et aux crypto-actifs mis en place pour permettre à Moscou de contourner les sanctions. Ils suggèrent aussi de généraliser les paiements indexés sur les monnaies locales. Parmi les recommandations, il est proposé de sortir rapidement les achats pétroliers et de blé, établis sur les marchés internationaux dominés par la finance occidentale et libellés en dollars.

    Mais pour atteindre de tels objectifs, il faut faire la démonstration que le système existant en vase clos entre la Russie et la Chine peut être étendu. Des plateformes doivent être développées et implantées dans chaque pays. Les acteurs doivent être convaincus que les crypto-actifs, objets d’une spéculation frénétique et d’une volatilité sans frein, peuvent devenir des monnaies d’échange à grande échelle. Le système doit être totalement sécurisé. Enfin, il faut créer une institution capable de contrôler, superviser et se porter garante en dernier ressort.

    « 157 pays sont prêts à rejoindre ce nouveau système », clament les organisateurs du sommet sur le réseau social X. « Il n’y a aucun signe que cette initiative va se développer et prendre forme dans la vie réelle », rétorque Alexandra Prokopenko, membre du Carnegie Russia Eurasia Center à Berlin, cité par le Financial Times.

    Les responsables du Fonds monétaire international (FMI) et les banquiers centraux, réunis cette semaine à Washington pour les forums annuels de l’institution monétaire internationale et de la Banque mondiale, sont beaucoup moins définitifs. À terme, ils sont persuadés que le « privilège exorbitant » du dollar va être de plus en plus contesté. Leur crainte ? Que les tensions géopolitiques conduisent à une fragmentation irrémédiable du système financier international.

    La pauvreté des réponses de l’Occident


    La prudence des responsables du FMI à l’égard des Brics traduit leur inquiétude. Critiquée de longue date pour les politiques d’austérité qu’elle a imposées aux pays en développement, l’institution internationale mesure année après année la montée en puissance d’une contestation plus fondamentale : celle de son mode de fonctionnement et de son organisation.

    Issu des accords de Bretton Woods, le FMI a un mode de fonctionnement qui ne correspond plus à un monde qui a profondément changé. Ses doctrines, ses modes de pensée reflètent une domination occidentale, et d’abord américaine, en inadéquation avec un environnement profondément bouleversé. Surtout, il n’assure plus sa mission première : la stabilité et la permanence du système financier international au bénéfice de tous.

    De plus en plus consciente de ses manques et de ses vulnérabilités, l’institution monétaire a bien compris le message qui lui était aussi adressé par les Brics. En tenant leur réunion à quelques jours de son assemblée générale annuelle, ces derniers ont envoyé un message de défiance, agitant la menace à peine voilée de se transformer en institution concurrente.

    Janet Yellen, secrétaire américaine au Trésor et ancienne présidente de la Fed, a bien vu le danger et tenté d’y répondre. Dans un entretien au New York Times, elle a longuement mis en cause la Chine, se présentant en amie des pays en développement, alors qu’elle bloque les renégociations de leurs dettes, dont le poids est encore plus insupportable depuis le covid et la flambée des prix énergétiques et alimentaires.

    La critique est fondée. Pékin, passant par des établissements financiers et bancaires censés être « privés » pour développer tous ses projets d’infrastructures, notamment dans les pays en développement, se refuse à tout allègement ou abandon de créances au nom du droit commercial. En cas de non-paiement, ces entités « privées », bras armés de la Chine, se saisissent pour leur profit des infrastructures construites, comme au Kenya ou au Sri Lanka.

    Plusieurs spécialistes, cependant, s’inquiètent de la pauvreté de la réponse des États-Unis, et de l’Europe désormais dans leur sillage en tout, face à la montée en puissance du Sud. Pour eux, il est urgent que l’Occident prenne la mesure des bouleversements en cours, plutôt que de les traiter par le mépris et l’indifférence.

    Reconvoquer pour la énième fois la lutte contre « les empires du mal » (la Chine et la Russie) ne peut, selon eux, tenir lieu d’argument face à la demande légitime de reconnaissance de l’ensemble des pays du Sud. De même, alors que les volontés d’indépendance et de décolonisation s’expriment de plus en plus fortement, mettre en lumière le désir d’impérialisme de la Chine et de la Russie – ce dont nombre de pays du Sud ont bien conscience – pour mieux occulter le sien ne suffit pas.

    L’Occident a la responsabilité de mettre en œuvre la construction d’un ordre international nouveau pour remplacer une architecture ancienne, contestée et ébranlée de toutes parts. Alors que les pays du Sud représentent désormais la moitié du monde, ils ne peuvent plus se contenter d’un strapontin dans les organisations internationales. Sous peine de voir tout exploser.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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