CHRONIQUE. En Algérie, le ramadan est marqué par une offensive sans précédent contre les stars des réseaux sociaux, dernier espace de liberté pour la jeunesse.

La tiktokeuse « Dounia Staïfia » vient d'être arrêtée près de Sétif (270 km au sud-est d'Alger) au début du ramadan et présentée à la justice.
Avec ses yeux clairs et son regard séduisant, elle ajoute une touche de maquillage sur ses lèvres pulpeuses et s'enveloppe d'une musique orientale ou rap. Elle commence à bouger sensuellement, vantant sa journée en tant qu'influenceuse, promouvant des produits cosmétiques ou une robe moulante, mais toujours en portant un voile sur sa tête. Cela n'a pas suffi.
La tiktokeuse « Dounia Staïfia » vient d'être arrêtée près de Sétif (270 km au sud-est d'Alger) au début du ramadan et présentée à la justice. Elle a été condamnée à cinq ans de prison avec déchéance de tous ses droits. Sur les réseaux sociaux, les islamistes se sont réjouis de cette arrestation, la considérant comme une prise majeure dans leur chasse aux sorcières. On a même affirmé que l'accusée s'était évanouie à l'annonce du verdict.
Une campagne virulente contre le « vice »
La vague a commencé au début du mois sacré du ramadan, et elle s'est amplifiée grâce à une couverture médiatique visant à créer la peur. Ce mois sacré est à la fois l'occasion pour ce courant islamiste et conservateur de renforcer son autorité et d'étendre son influence, et aussi pour le régime de « resserrer » encore plus l'étau sur les réseaux sociaux, seul endroit où l'expression est encore possible.
Partout ailleurs, les médias « institutionnels » sont réduits à la vassalité et soumis aux chantages financiers, car le principal annonceur est « l'État », et la manne publicitaire est ventilée selon les allégeances. Dounia n'a pas dansé nue, ni publié de vidéos pornographiques ou violentes. Elle n'a rien fait de tout ça. Cependant, son regard, sa beauté, ses poses, ses exhibitions de consommatrice de luxe, ainsi que ses 623 000 abonnés sur Facebook et ses 300 000 sur Instagram, ont suffi pour qu'elle devienne la cible d'une campagne contre le « vice » et contre « l'effondrement moral du pays ».
Après son arrestation, les croisades sur Internet se sont montrées particulièrement féroces. Sur fond noir neutre, souvent avec des lunettes et une casquette pour garantir l'anonymat, et endossant l'air d'un bon moralisateur, un jeune résume bien l'avis général : « Personnellement, je suis très heureux, en ce mois sacré, qu'ils nettoient les réseaux sociaux de cette racaille. » Dounia Staïfia est même accusée de prostitution pour ses… vidéos.
Les arrestations ciblent surtout les femmes (nom de scène numérique chez celles-ci : Chiraz, Chirine). Elles sont porteuses d'un mode de vie et de consommation, inspiré par l'esthétique de Dubai-Liban, et donc éloigné du portrait de la femme soumise que l'on veut encourager comme modèle social. Le défi pour les conservateurs est colossal : il concerne la liberté des mœurs, le droit de disposer de son corps et « les valeurs authentiques », comme ils étiquettent leur vision.
Les islamistes gagnent du terrain
Des campagnes lancées sur les réseaux sociaux par des groupes de la société civile (principalement des courants religieux) se parent de divers slogans : « Désabonne-toi de la futilité ! » ou bien « Ne fais pas de quelques idiots des célébrités ! » avec souvent un habillage moralisateur et religieux et un appel à condamner les chanteurs, les femmes non voilées, les chanteurs raï ou leurs admirateurs, les femmes libres, les féministes, les francophones, etc.
En Algérie, la lutte pour le leadership d'influence numérique est féroce. Pour le moment, les islamistes, qui bénéficient du soutien des lois et d'un régime cherchant à établir des alliances pour renforcer sa légitimité vacillante, gagnent du terrain dans la domestication de la jeunesse algérienne. Ce mois-ci, la « vague » a atteint d'autres cibles.
Moh (diminutif de Mohamed), le tatoué, alias El Oucham et H. Mohamed, est actuellement en détention préventive à Alger en attendant son procès pour propagation de « vice et d'athéisme » sur les réseaux sociaux. « Le prévenu est accusé des délits d'outrage à un organe statutaire, de publication d'images indécentes, de violation de la vie privée des personnes, de violation des connaissances religieuses, d'exercice d'une activité en dehors du registre du commerce, de mise en danger de la liberté d'autrui et de la santé publique, de refus d'obtempérer à la force publique, de diffusion de vidéos indécentes au public, ainsi que du délit de menace ».
La sanction encourue est évidente. L'influenceur, un jeune homme au visage tatoué, aux oreilles percées et à l'air fatigué et provocateur, symbolise désormais le mal. C'est aussi le stéréotype d'une jeunesse algérienne abandonnée, piégée entre le conservatisme, le manque d'opportunités de loisirs et le verrouillage politique du pays.
Le raï, bête noire des conservateurs algériens
À Oran, c'est Hbib Himoun, un chanteur raï en vogue, qui lui aussi a été arrêté et inculpé, selon plusieurs sources. Ce style musical, depuis la guerre civile algérienne (1990-2000) avec des assassinats ciblés, est la bête noire des conservateurs. Bien que le raï ait connu un déclin (départ des artistes, harcèlement, piratage et délocalisation du festival de Raï d'Oran), cet « art de vivre » continue de prospérer dans les cabarets de la Corniche oranaise, où il trouve un moyen de subsistance dans les fêtes nocturnes, ou sur les plateformes des réseaux sociaux. C'est là que Hbib Himoun, qui porte des lunettes noires à la maître Gim's et qui a mis en scène le « gang de la mélodie », a connu un succès phénoménal avec son dernier clip en studio. Il a obtenu plus d'un million et demi de vues pour sa chanson « Je me suicide pour toi, normal ! ».
Des paroles confuses, mais empreintes de tragédie dans un pays où la jeunesse, si elle ne satisfait pas les exigences des conservateurs, n'a plus d'autre choix que de prendre des embarcations de passeurs clandestins pour gagner l'Europe. Des scènes étranges, visibles sur Internet, montrent des « clandestins » qui, dès que les eaux territoriales algériennes sont dépassées, se mettent à… chanter du raï. Hbib Himoun a été condamné à quatre ans de prison dans un premier verdict.
À son propos, la presse conservatrice n'hésite pas : le chanteur serait même à l'origine de « l'augmentation de la criminalité et de l'immigration clandestine ». Tableau d'une détresse collective qu'on veut régler par l'autoritarisme et un islamisme désormais installé comme un pouvoir réel. Récemment, un avocat renommé a fait sensation en encourageant les vidéastes à filmer ceux qui ne jeûnent pas et à transmettre les preuves à la police pour les dénoncer. La bande-annonce d'un Squid Game de l'inquisition religieuse.
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