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Pierre Brochand (ex-DGSE) : « Au moins, Trump prend ses responsabilités, à l’opposé des “hommes de Davos” »

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  • Pierre Brochand (ex-DGSE) : « Au moins, Trump prend ses responsabilités, à l’opposé des “hommes de Davos” »


    ENTRETIEN - L’ex-directeur de la direction générale du renseignement extérieur était conseiller d’ambassade lors de la chute de Saïgon le 30 avril 1975, il y a cinquante ans. Il raconte cet épisode, prélude au chant du cygne de l’Occident.

    Par Eugénie Bastié






    LE FIGARO. - Vous étiez conseiller d’ambassade, au moment de la chute de Saïgon , le 30 avril 1975, il y a 50 ans. Quels souvenirs gardez-vous de ces journées extraordinaires ?
    PIERRE BROCHAND.- Ces souvenirs restent présents, comme s’ils dataient d’hier. Ils sont, en effet, extraordinaires. Mais il convient de les replacer dans une continuité historique, qui ne l’est pas moins. À savoir, 30 ans d’une « guerre d’indépendance », menée sous bannière marxiste, depuis le nord du pays, contre des forces étrangères et leurs alliés locaux, interrompue, deux fois, par des accords de retrait – français (1954), américain (1973) –, laissant subsister une entité non-communiste au Sud. En 1975, les Nord-Vietnamiens ont saisi l’opportunité du Watergate et de la démoralisation outre-Pacifique, pour lancer une offensive, qui a provoqué la débâcle immédiate de l’armée sudiste, privée de l’appui céleste des B-52. La prise de Saïgon, dernier réduit, peu à peu encerclé, a marqué la fin, non seulement de cette agonie chaotique, mais d’une longue et terrible lutte. Pour ma part, j’ai traversé ces événements tragiques, en très jeune diplomate, enivré de se retrouver à l’épicentre d’un séisme historique, insouciant de la fatigue et du danger, ainsi qu’on peut l’être à cet âge.



    Plus précisément, quels enseignements personnels en avez-vous tirés ?

    Dans ce genre de situation, vous en apprenez davantage, en quelques semaines, que pendant des années d’études. Ce que j’ai d’abord retenu, c’est l’extrême fragilité des choses humaines : j’ai vu s’engloutir, sous mes yeux, non seulement une armée et un État, mais une société, qui en valait bien d’autres. Le sentiment ressenti, face à ces convulsions, est d’ordre viscéral, intraduisible en mots. J’en ai gardé une hypersensibilité aux phénomènes de panique et de contagion : anarchie, pillages, retour à « l’état de nature ».
    J’y pense souvent, en imaginant ce qui pourrait advenir, un jour, dans notre pays. J’ai également constaté que les accords entre États et les promesses qui vont avec peuvent vite devenir des chiffons de papier et des paroles dans le vent. J’ai été pareillement interpellé par le gouffre entre la propagande et la réalité, entre le « soulèvement populaire généralisé », décrit par Hanoï, et les tanks d’une armée régulière, fonçant dans les rues. Enfin, alors que tout s’écroulait, j’ai été déçu par l’inertie, voire l’aveuglement, des responsables, réagissant trop tard à une évolution qui les prenait de vitesse. Soit, là encore, un sujet de méditation, pour le temps présent.

    Ce fut la première défaite de l’histoire des États-Unis. Comment l’avez-vous perçue et en quoi a-t-elle marqué la psyché américaine ?

    Le hasard a voulu que les missions française et américaine partagent le même îlot urbain, en plein centre-ville. Quand, dans les dernières heures, la chancellerie voisine s’est convertie en zone d’évacuation par hélicoptères lourds, se succédant de minute en minute, au ras de nos têtes, dans une nuit d’enfer, j’ai mesuré à quel point les pieds du colosse pouvaient être d’argile. Impression renforcée, au soleil levant, par la scène du dernier appareil, s’enfuyant du toit, en laissant derrière lui 58.000 Américains morts dans un combat douteux.



    Grâce à une bourse, j’avais, dix ans auparavant, visité les États-Unis : j’en étais revenu émerveillé par un pays à la pointe du progrès. J’apercevais maintenant le revers de la médaille : un « hegemon », saisi par l’hubris, qui s’était précipité, tête la première, dans une expédition extravagante, à l’autre bout du monde, pour y endiguer une idéologie (le communisme) et infirmer une théorie (les « dominos »). Erreur de calcul confondante, qui l’avait empêché de discerner que, derrière le léninisme, se cachait le nationalisme et que l’alliance des deux rendrait invincible un adversaire déterminé, se battant sur son sol. Ce que de Gaulle avait, quant à lui, parfaitement analysé et annoncé dans son discours de Phnom Penh (1966).
    Alors que la reconnaissance des droits civiques commençait à estomper le clivage racial, hérité de la guerre de Sécession, celle du Vietnam, en mobilisant des conscrits, sous le regard omniprésent de la télévision, allumait un nouveau foyer de discorde, à propos, cette fois, de la nature du patriotisme et de la confiance dans le pouvoir d’État. Foyer que les récidives en Afghanistan et en Irak, tout aussi irréfléchies, ont entretenu, sous des prétextes différents. La rupture présente entre les « deux Amériques » n’est, au fond, que la dernière manifestation d’une blessure, née dans les jungles et les rizières.


    Alors que nous assistons à un autre retrait américain, cette fois d’Ukraine, quel parallèle peut-on établir avec cette époque ?

    La comparaison est, en effet, tentante, même si les différences sont énormes (les forces américaines n’ont pas combattu en Ukraine, et l’Europe y est partie prenante). Mais, pour le reste, les ressemblances sont troublantes. À commencer par celles qui relient deux guerres complexes, dont on ne sait exactement qui elles opposent : des États ? des nations ? des fractions d’une même ethnie ? des coalitions ? des idéologies ? Dans les deux cas, une nouvelle Administration, républicaine, lâche le camp, soutenu par la précédente, démocrate, lui coupe les vivres et négocie, directement, avec un ennemi implacable, un cessez-le-feu « en place », susceptible de relancer les hostilités. Zelensky remplaçant Thieu, dans le rôle ingrat du héros, devenu gênant. Avec, par-dessus le marché, la menace de tout laisser en plan, si les tractations piétinent.
    De même, à l’époque déjà, se poursuivait, en stéréophonie, le conflit du Moyen-Orient et, déjà, Washington s’exerçait à la « fiabilité sélective » : d’un côté, soutien indéfectible à Israël, de l’autre, décrochage sans état d’âme. D’où, finalement, une crédibilité, à géométrie variable, dont de Gaulle –encore lui – avait dénoncé l’incertitude.

    Ce qu’a confirmé la guerre du Vietnam, c’est la redoutable mécanique de l’engrenage, dans une guerre où il est facile d’entrer et difficile de sortir. La leçon a-t-elle été retenue ?

    Non, car c’est un grand classique. L’intervention en Afghanistan, quasi-jumelle de celle du Vietnam, nous a rappelé que l’Histoire pouvait bégayer. En Asie du Sud-Est, Kennedy avait envoyé des centaines de « conseillers », Johnson a haussé la mise jusqu’à 500 000 ! Nous n’avons pas procédé autrement en Indochine, en Algérie et, récemment, à petite échelle, au Sahel. Ces décisions sont faciles, car unilatérales. Mais, quand elles se heurtent, sur le terrain, à des forces, qui ajournent les bénéfices escomptés, tout en accroissant leurs coûts, la nature humaine peine à revenir en arrière : au lieu d’arrêter les frais, elle les accroît. Beaucoup de facteurs se conjuguent alors : orgueil, vitesse acquise, « wishful thinking », risques du rétropédalage à chaud, intérêts liés à la belligérance, égards pour les sacrifices consentis…Seul, un « deus ex machina », insensible à la logique de départ, permet d’en sortir, mais souvent en catastrophe. Et, en attendant, que de dégâts !


    Selon vous, la fin de la guerre du Vietnam s’inscrit-elle dans la reconfiguration du monde, au mitan des années 1970, marquée notamment par le réveil de ce qu’on appellera le « Sud global » ?

    Je suis d’accord. La séquence 1970-2000 a signifié, à la fois, l’apogée de la domination occidentale, à travers son ultime avatar « soft » (la globalisation), et le début de son déclin, concrétisé par la fin de la version « hard » (la colonisation). En effet, la reconquête de la souveraineté a offert au reste du monde les moyens de répliquer au néo-impérialisme de la mondialisation. Et c’est l’Occident lui-même, qui lui en a fourni les outils, en diffusant partout les connaissances, sources de sa prééminence. Les années 1970 ont jeté les bases de ce chamboulement, d’abord en achevant la décolonisation formelle (Angola), puis en posant les jalons des rétroactions à venir : rebond économique chinois (Deng Xiaoping), récupération des ressources naturelles (chocs pétroliers), renouveau de l’islam (Khomeyni), réveil des empires continentaux (Chine, Iran).

    La chute de Saïgon s’inscrit dans ces présages. Elle conclut une guerre néo-coloniale, dont le perdant allait s’embarquer dans la globalisation, conçue comme emprise de substitution. Sauf que celle-ci ne permettrait plus d’assurer le contrôle physique des territoires, y compris chez ceux qui la propageaient, autodésintégrés par la désindustrialisation et l’immigration. Contrôle, qui, même à l’heure du numérique, figure l’ultime ressort de la sécurité, de l’indépendance et de la puissance. Voir le Groenland.
    Vous qui étiez aux premières loges en 1975, avez-vous le sentiment que la France avait encore une influence sur le cours du monde ? Est-ce encore le cas aujourd’hui ?

    En tout cas, les derniers jours de Saïgon nous ont permis de jouer un rôle, peut-être le dernier de la France sur le continent asiatique. En deux mots, notre responsabilité prioritaire était d’assurer la sécurité des 12.000 Français, encore présents, dont Giscard avait affirmé qu’ils « ne seraient pas évacués ». Obligés par cette feuille de route et obsédés par le redoublement à Saïgon des ravages enregistrés en province, nous nous sommes employés à éviter un vide de pouvoir dans la capitale. J’avais développé, au fil des ans, des relations avec une « troisième force », dont le leader était le général Minh. En diligentant ces contacts, nous sommes parvenus, après maintes péripéties, à faire de lui, un éphémère chef de l’État, apte à garantir une transition sans carnage. L’essentiel était atteint. Aucun de nos compatriotes n’a perdu la vie.



    À votre question plus générale, je répondrai que je suis consterné par l’affaiblissement de l’audience de la France. J’y vois, au moins trois causes. La première, peut-être inévitable, est notre embrigadement croissant, dans des cercles multilatéraux - UE, Otan, ONU -, qui, n’étant pas des corps politiques, manquent de légitimité et restreignent notre liberté de manœuvre, sous couvert de la démultiplier. Ensuite, on ne saurait être écouté au-dehors, sans ordre au-dedans : déficits abyssaux, dette explosive, instabilité politique, frontières non maîtrisées, insécurité de la rue, émeutes endémiques, déconsidèrent notre parole. Enfin, ici comme ailleurs, la communication remplace l’action : réunions et visites spectaculaires, gesticulations diverses, déclarations mirobolantes, postures moralisantes se succèdent, à un rythme effréné, pour manipuler les émotions, afin d’occulter le réel. Au final, tout se passe comme si nous ne faisions plus peur à personne, mais avions peur de tout le monde…
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Quel regard jetez-vous sur l’approche diplomatique trumpienne ? N’est-elle pas déconcertante pour un diplomate « à l’ancienne » ?

    La politique « extérieure » de Trump donne le tournis. Néanmoins, l’honnêteté exige d’y faire la part d’un changement de modèle, qui ne déboussole que ceux qui le condamnent. Trump tourne le dos à la globalisation, qui, après avoir assuré un leadership hypothétique aux États-Unis, les a dévastés de l’intérieur. Selon un balancement classique, il en revient à un isolationnisme mercantiliste, privilégiant l’emploi de l’ouvrier et la vie du soldat. Son offensive douanière et sa démarche de « faiseur de paix » en sont les deux versants. Nul ne peut lui dénier le droit de choisir les priorités, qu’il juge conformes à l’intérêt de son pays. L’ordre international « basé sur des règles » ayant fait long feu, il en revient au « chacun pour soi ». Au moins, prend-il ses responsabilités. À l’opposé des « hommes de Davos », dont on attend le mea-culpa.


    Ce qui déroute, c’est la mise en œuvre. En dédaignant la diplomatie traditionnelle – secret, patience, finesse, constance –, le président américain en cède les atouts aux néodespotes russe, chinois, iranien et turc. Lui se pavane à la télé et sur les réseaux, abolit la nuance (« good, not good »), se vante de solutions instantanées (« j’arrêterai la guerre en 24 heures »), rapporte tout à des affaires de gros sous (« my money back »), et fait de la rancune (Zelensky) ou de l’estime (Erdogan) des mobiles d’action.

    Il y a, aussi, l’arrogance de l’année zéro. Le président américain estime que le monde commence avec lui. D’où un foisonnement de prophéties fracassantes, se voulant autoréalisatrices (Gaza, Ukraine, Groenland, Canada, tarifs), qu’il lui faut rembobiner, quand elles ne s’accomplissent pas. Quitte à dilapider un crédit, considérable au départ. On a d’autant plus de mal à s’y retrouver, que notre homme additionne les contre-pieds, en brouillant – comme l’y porte l’isolement – la distinction entre ami et ennemi. Qui est l’adversaire ? Le monde entier, frappé de taxes ? L’Europe, alliée qu’il dénigre ? La frêle Ukraine ? Le Yémen, qu’il bombarde, sans négocier ? L’Iran, avec lequel il négocie, en menaçant de le bombarder ? La Chine, bien sûr, mais jusqu’où ? À vrai dire, derrière ses provocations, difficiles à suivre, le « businessman » Trump s’avère un utilitariste pragmatique, pour qui l’homme n’a d’autre ambition que son bien-être, dont la guerre est l’empêchement principal.


    Avec lui, tout doit finir par des transactions, où chacun trouve son compte, en « construisant des immeubles », d’abord dans son quartier (« à toi l’Ukraine, à moi le Groenland »). À ce jeu-là, il compte sur l’immense marché d’« America Great Again » pour avoir le dernier mot. Mais comme la guerre et la paix ne se réduiront jamais à l’économie, et qu’AGA ne saurait passer pour mollassonne, il ne peut, non plus, renoncer à la force unilatérale, pour punir les récalcitrants. Sous la double condition que ces derniers ne puissent répliquer (donc, le Yémen oui, la Russie non, l’Iran improbable) et qu’ils soient frappés de haut et de loin. D’où une boucle, mal bouclée, en recherche de cohérence. Une question l’illustre : que ferait Trump si la Chine bloquait ou envahissait Taïwan ? Il serait, je crois, bien embêté. À moins que, là aussi, « à toi Taïwan, à moi… ».
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