
Le général libyen Saddam Haftar, lors de visite à Ankara, le 4 avril 2025.
Alice Belkacem – 13 juin 2025 à 20h55
Le maréchal Khalifa Haftar, longtemps pilier de l'influence russe en Libye, se tourne désormais vers Ankara. En signant un accord militaire stratégique avec la Turquie, l'homme fort de l'est libyen fragilise la position du Kremlin.
La Libye est en train de devenir un nouveau foyer de tensions internationales. La Turquie et la Russie rivalisent désormais pour s'attirer les faveurs du maréchal Khalifa Haftar, chef de l'Armée nationale libyenne (ANL), une coalition de forces rebelles opposées au gouvernement reconnu par l'ONU basé à Tripoli. Ancien allié fidèle du Kremlin, le maréchal est aujourd'hui courtisé par Ankara, qui lui offre un partenariat stratégique plus concret et plus tangible. Cette volte-face constitue un véritable défi pour Moscou, qui voit sa présence militaire –jadis considérée comme solide– remise en question.
Ancien général de l'armée de Mouammar Kadhafi exilé aux États-Unis dans les années 1990, Khalifa Haftar est revenu en Libye en 2011 après la chute du régime pour tenter de s'imposer comme figure militaire incontournable. À partir de 2014, il prend la tête de l'ANL. Soutenu militairement par la Russie, les Émirats arabes unis et l'Égypte, Khalifa Haftar mène plusieurs offensives, notamment sur la capitale, sans parvenir à reprendre le pouvoir. Depuis l'échec de l'assaut sur Tripoli en 2020 et le cessez-le-feu de 2021, la Libye reste fragmentée entre l'est, contrôlé par l'ANL, et l'ouest, sous autorité du Gouvernement d'union nationale, dans un fragile équilibre marqué par l'ingérence de puissances étrangères.
Au printemps 2025, un tournant est franchi, explique le média indépendant russe The Insider. Le 4 avril, Saddam Haftar, fils du maréchal et chef d'état-major de l'ANL, arrive à Ankara de façon inattendue. Les deux parties signent un accord de coopération militaire englobant drones, formation, infrastructures et exercices navals sur la côte est de la Libye. Selon le site d'actualité Jeune Afrique, cet accord prévoit trente programmes de formation pour le personnel militaire libyen de l'ANL sur cinq ans, axés notamment sur les drones et le génie civil.
Face à ce nouvel acteur ambitieux, Moscou peine à rivaliser. Présents en nombre en Libye, les mercenaires du groupe Wagner, devenu l'Africa Corps, ont perdu de leur influence depuis le redéploiement massif de troupes vers l'Ukraine. Les stocks d'armement russes sont maintenant limités, compromettant sa capacité à soutenir pleinement le général Khalifa Haftar. Avec la Turquie, ce dernier pourra bénéficier d'un soutien plus tangible en matière d'armements et d'investissements.
Des investissements économiques importants
La Turquie ne se contente pas du volet militaire puisqu'elle engage également d'importants capitaux économiques. Des entreprises turques participent à la reconstruction de villes libyennes comme Derna et Benghazi depuis 2023-2024. En avril 2025, le Fonds de reconstruction de l'est libyen, dirigé par Belgacem Haftar, l'autre fils du chef de l'ANL, a signé douze contrats d'infrastructure pour Benghazi, Al‑Bayda, Shahat et Tobrouk. Ces projets permettent à Ankara de séduire les élites locales et l'opinion publique en offrant emplois et visibilité.
Côté européen, l'inquiétude grandit. L'Italie, qui a signé un contrat gazier de 8 milliards de dollars pour vingt-cinq ans avec la National Oil Corporation de Libye, craint une intensification du conflit interne et une nouvelle vague migratoire. La marine italienne a renforcé sa surveillance, tandis que la France, par le biais de TotalEnergies, observe la situation, prête à fermer les yeux sur l'influence turque si elle garantit la sécurité des champs pétroliers.
Entre rivalités diplomatiques, économiques et militaires, le général Khalifa Haftar joue la carte de l'équilibre en diversifiant ses soutiens tout en affichant une image de diplomate habile. Cette stratégie accroît son poids dans les futures négociations sur l'avenir du pays, rendant l'ANL plus incontournable. Un moyen bien plus efficace de contraindre le gouvernement de Tripoli à prendre ses revendications au sérieux.
Dépourvue de capacités suffisantes en Afrique du Nord, la Russie semble perdre du terrain face à une Turquie plus agile, plus moderne et économiquement présente. Si Ankara confirme sa percée, la Libye de l'Est pourrait basculer en sa faveur aux dépens de Moscou.
slate.fr