La stratégie du chaos et la guerre de cinquième génération: Naissance d'un nouvel ordre dans les ruines du Moyen-Orient
par Khelfaoui Benaoumeur*
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«Il fut un temps où le Moyen-Orient était le berceau des civilisations...»
Introduction : Quand le sablier du Proche-Orient s'écoule en bombes et en silences
Il fut un temps où le Moyen-Orient était le berceau des civilisations ; il n'est plus aujourd'hui que leur tombeau ouvert, creusé par les bulldozers de l'Histoire et comblé par les débris de conflits sans fin. Ce qui s'y joue désormais n'est plus une tragédie antique, mais une farce géopolitique où les puissances écrivent le scénario à coups de drones et de dollars, pendant que les peuples, eux, paient le prix du billet... en sang.
Depuis des décennies, la région a été dégradée en un théâtre d'ombres : les décors s'écroulent, les acteurs meurent, et les coulisses sentent le pétrole. On y joue, encore et toujours, la même pièce usée - celle des antagonismes ethniques et religieux - pendant que les marionnettistes, eux, sont bien vivants, tapis entre deux chancelleries et trois multinationales. Car ici, l'idéologie sert de rideau, mais c'est l'économie qui tire les ficelles.
Dans ce récit aux allures de cauchemar récurrent, les figures de la résistance - le Hezbollah au Liban, le Hamas en Palestine - sont devenues les monstres en vitrine que l'Occident agite à chaque sommet de l'indignation feinte. On les caricature, on les diabolise, on les résume à des slogans, effaçant soigneusement les couches d'histoire, les blessures sociales, les luttes territoriales. Et pendant qu'on les désigne du doigt, on fait mine d'oublier que ces démons-là sont aussi nés d'injustices bien réelles et de pactes brisés.
Mais puisque les bombes ne suffisaient plus à faire taire les voix, et que les chars n'écrasaient plus les idées, un nouveau théâtre de guerre a émergé, plus sophistiqué, plus pernicieux : la guerre de cinquième génération. Une guerre qui ne dit pas son nom, mais qui dit tout du monde qui vient. Une guerre sans soldats mais avec des claviers, sans tranchées mais avec des algorithmes. Le front ? Internet. Le soldat ? Un influenceur. La cible ? L'imaginaire collectif.
Ce n'est plus seulement une guerre de destruction physique, mais une entreprise de colonisation mentale. Une stratégie qui ne vise pas à vaincre l'adversaire, mais à le rendre méconnaissable à lui-même. Elle ne tue pas que les corps, elle assassine aussi les récits, déstructure les identités, redessine la carte des mémoires. Une guerre qui s'insinue dans les têtes comme une rumeur, qui s'installe comme une mise à jour logicielle : silencieuse, indolore, mais irréversible.
Comme l'a brillamment démontré Joseph Massad, cet effacement n'est pas accidentel, il est méthodique. La mémoire palestinienne, par exemple, est lentement dissoute dans l'acide diplomatique d'un vocabulaire neutralisé : le combattant devient fauteur de troubles, la cause devient sujet sensible, et l'injustice devient terrain de négociation. On ne résiste plus, on négocie son emprisonnement à huis clos.
C'est cela, au fond, la guerre de cinquième génération : un chantier de démolition psychopolitique. Elle ne vise pas la reddition militaire, mais la reprogrammation des consciences. Elle déconstruit les souverainetés, fragmente les sociétés, et pose les fondations instables, toxiques d'un nouvel ordre mondial. Un ordre qui, pour naître, exige que tout le reste s'effondre.
«Il y a des guerres que l'on gagne sans tirer une seule balle : il suffit de tuer les récits. Mais quand les puissants écrivent l'oubli, les ruines, elles, chuchotent encore le nom de la liberté.»
1. De la guerre ouverte à la stratégie du vertige : le chaos comme projet
Quand les canons cessent de tonner sans vaincre, il reste toujours la tempête invisible : celle qui sème la panique sans bruit, qui désagrège sans frappe, qui conquiert sans s'installer. C'est la nouvelle grammaire d'une guerre qui ne cherche plus à occuper, mais à faire fuir ; non à conquérir Gaza ou le Sud-Liban, mais à les faire imploser de l'intérieur. Israël et ses alliés ont troqué les bottes contre le brouillard : celui de la peur permanente, de la crise perpétuelle, de l'insécurité comme oxygène vicié. Le chaos n'est plus une conséquence : il est devenu la stratégie. Un désordre méthodique, un vertige calculé.
L'objectif n'est plus de planter un drapeau, mais de détruire l'idée même de dignité vivable. Transformer la terre en cendre émotionnelle, les ruelles en pièges mentaux, les maisons en prisons d'espoir. Chaque missile devient une note dans une symphonie de l'effroi ; chaque embargo, une corde autour du cou des imaginaires. Les outils sont multiples : bombardements, famine logistique, saturation médiatique, et diplomatie conditionnée. La guerre est devenue une palette d'outils hybrides - un tableau noir peint avec des couleurs de sang, de silence et de simulacre.
Dans ce piège tendu par les architectes du chaos, le monde arabe, exsangue et essoufflé, se débat entre trois impasses, aussi absurdes que tragiques :
- Applaudir une résistance que l'on a pris soin de diaboliser jusqu'à la caricature,
- Se compromettre dans des paix asymétriques, troquant l'honneur contre un drapeau en papier mâché,
- Ou détourner pudiquement les yeux, feignant de ne rien voir pour mieux siroter le nectar frelaté de la normalisation.
Ce ne sont pas de simples choix diplomatiques. Ce sont des fractures morales, des blessures ouvertes sur des consciences saturées d'épuisement. Le monde arabe n'a pas seulement mal à sa Palestine - il souffre d'un vertige existentiel, entre fidélité au passé et fatigue de survivre dans l'éternel provisoire. Les traumas s'accumulent comme les ruines de cités antiques ; et sur les cendres des défaites, certains ont bâti des trônes d'oubli volontaire.
Puis vint le 7 octobre 2023.
Déluge d'Al-Aqsa.
Une onde de choc, une faille dans la nappe phréatique de la narration dominante. Une irruption de feu et de symboles, comme une gifle infligée à l'indifférence mondialisée. Brutale, dérangeante, incontrôlable. Ce jour-là, les projecteurs ont vacillé, les scripts se sont fissurés, et les voix étouffées ont percé la chape d'amnésie. L'histoire s'est souvenue qu'elle avait une mémoire. Et que cette mémoire portait un keffieh.
La riposte israélienne fut instantanée, mais pas seulement sur le terrain. Dans l'arène médiatique, une autre bombe explose : celle de la rhétorique. On brandit l'image d'une « deuxième Shoah » comme un talisman sacré. On convoque les fantômes du XXe siècle pour habiller les bombes du XXIe. L'émotion devient fusil moral, la mémoire une forteresse imprenable. Mais à y regarder de plus près, le pathos cache mal la stratégie.
Comme l'a magistralement exposé Norman Finkelstein, cette instrumentalisation de la douleur collective ne cherche pas tant à honorer les morts qu'à justifier les vivants - ceux qui rasent, qui bombardent, qui effacent. Le chagrin devient écran de fumée, l'horreur un passe-droit, la commémoration un alibi. Une larme bien placée peut masquer mille crimes.
Car au fond, ce qui se joue ici, c'est une guerre des récits. Une guerre où l'Histoire n'est pas écrite par les vainqueurs, mais par les plus connectés. Où la vérité se négocie en prime-time, et où les gravats ne deviennent visibles que s'ils servent un angle éditorial.
2. Chaos planifié : tuer l'idée même de résistance
Ce n'est plus une guerre. C'est une entreprise de démolition psychologique à ciel ouvert. Gaza, Beyrouth, Damas : tout s'effondre - sauf la stratégie. Car ici, on ne cherche pas la victoire : on vise l'amnésie. Il ne s'agit plus de désarmer un ennemi, mais d'effacer l'idée même qu'il ait pu un jour résister. Le missile n'est qu'un vecteur ; la vraie cible, c'est le mythe.
On assassine les chefs pour décapiter les récits, on rase les écoles pour déraciner la mémoire, on bombarde les hôpitaux pour anesthésier l'humanité. Le but ? Que la cause palestinienne devienne un vestige flou, un souvenir poussiéreux à peine bon pour les manuels d'histoire ou les tribunes d'ONG fatiguées. Ce qui se joue, ce n'est pas l'annihilation d'un mouvement, mais le sabotage d'une possibilité : celle qu'un peuple opprimé puisse encore croire en sa dignité.
La liquidation méthodique des cadres du Hamas, l'asphyxie du Hezbollah par la décapitation de ses têtes, la destruction systématique de Gaza - tout cela ne vise pas une victoire militaire, mais une transformation du terrain psychologique. La guerre ne se joue plus sur les fronts, mais dans les esprits. On ne cherche pas à vaincre un adversaire, mais à dissoudre une espérance.
Bienvenue dans la doctrine du creative chaos - ce doux euphémisme forgé dans les laboratoires néoconservateurs où l'on rêve de redessiner le Moyen-Orient comme on trace des lignes au feutre sur un tableau d'état-major. Ralph Peters, apôtre du remodelage sanglant, avait tout prédit dans son croquis morbide Blood Borders : un Moyen-Orient « mieux dessiné » - comprenez : morcelé, affaibli, inféodé.
Cette stratégie du chaos, théorisée dans les cercles néoconservateurs américains, repose sur une vision glaçante :
- Déshumaniser la résistance,
- Réécrire l'Histoire en criminalisant la mémoire,
- Et redessiner la carte géopolitique à coups de sang et de silence.
Le chaos n'est pas un dommage collatéral. Il est l'outil.
La méthode. Le but.
On ne tue plus des hommes, on tue des symboles. On ne détruit plus des villes, on dissout les solidarités. On ne mène plus une guerre : on orchestre une fragmentation contrôlée des esprits et des territoires. Le Liban, cette mosaïque debout sur un fil, est poussé vers la faillite ; la Syrie, reconfigurée en puzzle géostratégique ; la Jordanie, réduite à un sas de décompression diplomatique ; l'Égypte, désormais plus prolixe sur ses stations balnéaires que sur Rafah.
Et Gaza, encore et toujours, Gaza. Lieu martyr, mémoire hurlante, réduit à une chronique de l'effacement programmé.
Dans ce grand théâtre d'ombres, la résistance n'est plus combattue frontalement : elle est moquée, diabolisée, criminalisée, jusqu'à ce qu'elle devienne inaudible. Il ne faut plus qu'elle fasse peur, mais qu'elle fasse rire. Pire : qu'elle fasse pitié. On l'associe à la barbarie, on l'épuise sous les gravats, on l'enferme dans un lexique piégé - terrorisme, fanatisme, irrationalité - pendant qu'on normalise les frappes, les sièges, les famines.
L'humiliation est calculée, la défaite culturellement intégrée.
Et au cœur de ce chaos chorégraphié, ce n'est plus le droit qui parle, mais le rapport de force. Ce n'est plus la justice qu'on invoque, mais la sécurité. Ce ne sont plus les peuples qui décident, mais les géographes de guerre. Ce ne sont plus les récits qui fondent l'Histoire, mais les lignes de fracture dessinées depuis Washington, Tel-Aviv ou Riyad.
Car au fond, ce n'est pas seulement la Palestine qu'on veut effacer.
C'est la possibilité qu'un jour, quelque part, l'Histoire ait pu donner raison aux vaincus.
3. La guerre de cinquième génération : algorithmique, amnésique et silencieuse
Ce n'est plus avec des divisions blindées que l'on conquiert les peuples, mais avec des colonnes de données, des nuages de récits, et des missiles rhétoriques encapsulés dans des hashtags. Dans cette guerre à visage numérique, les balles cèdent la place aux likes, les bombes aux bots, et les tranchées aux fils d'actualité. Le champ de bataille s'est déplacé dans les méandres invisibles des réseaux sociaux, ces nouvelles arènes où se joue la guerre de la perception.
Ici, le soldat porte des baskets blanches et un micro-cravate :
il s'appelle influenceur.
Le général n'a ni képi ni sabre, mais un nom de code : algorithme.
Et la bataille ? Ce n'est plus une charge héroïque, mais une marée continue de flux, de posts, de notifications, si bien orchestrée que l'ennemi ne voit jamais la balle lui traverser l'esprit.
Ce n'est plus une guerre, c'est une mise à jour permanente de la conscience collective.
L'algorithme, ce dieu discret des temps modernes, choisit qui parlera et qui disparaîtra dans les limbes du silence numérique. L'influenceur, prophète postmoderne, transforme la tragédie en tendance et la douleur en données monétisables. Un tweet viral vaut désormais plus qu'un manifeste politique.
Dans cette comédie dramatique, les rôles s'inversent :
Le résistant devient terroriste,
le bourreau se grime en victime,
la compassion se vend à la minute et la souffrance s'évalue en parts de marché.
Les puissants manipulent les larmes comme d'autres trafiquent des armes : avec méthode et sans scrupule.
...
par Khelfaoui Benaoumeur*
https://www.lequotidien-oran.com/files/spacer.gif
«Il fut un temps où le Moyen-Orient était le berceau des civilisations...»
Introduction : Quand le sablier du Proche-Orient s'écoule en bombes et en silences
Il fut un temps où le Moyen-Orient était le berceau des civilisations ; il n'est plus aujourd'hui que leur tombeau ouvert, creusé par les bulldozers de l'Histoire et comblé par les débris de conflits sans fin. Ce qui s'y joue désormais n'est plus une tragédie antique, mais une farce géopolitique où les puissances écrivent le scénario à coups de drones et de dollars, pendant que les peuples, eux, paient le prix du billet... en sang.
Depuis des décennies, la région a été dégradée en un théâtre d'ombres : les décors s'écroulent, les acteurs meurent, et les coulisses sentent le pétrole. On y joue, encore et toujours, la même pièce usée - celle des antagonismes ethniques et religieux - pendant que les marionnettistes, eux, sont bien vivants, tapis entre deux chancelleries et trois multinationales. Car ici, l'idéologie sert de rideau, mais c'est l'économie qui tire les ficelles.
Dans ce récit aux allures de cauchemar récurrent, les figures de la résistance - le Hezbollah au Liban, le Hamas en Palestine - sont devenues les monstres en vitrine que l'Occident agite à chaque sommet de l'indignation feinte. On les caricature, on les diabolise, on les résume à des slogans, effaçant soigneusement les couches d'histoire, les blessures sociales, les luttes territoriales. Et pendant qu'on les désigne du doigt, on fait mine d'oublier que ces démons-là sont aussi nés d'injustices bien réelles et de pactes brisés.
Mais puisque les bombes ne suffisaient plus à faire taire les voix, et que les chars n'écrasaient plus les idées, un nouveau théâtre de guerre a émergé, plus sophistiqué, plus pernicieux : la guerre de cinquième génération. Une guerre qui ne dit pas son nom, mais qui dit tout du monde qui vient. Une guerre sans soldats mais avec des claviers, sans tranchées mais avec des algorithmes. Le front ? Internet. Le soldat ? Un influenceur. La cible ? L'imaginaire collectif.
Ce n'est plus seulement une guerre de destruction physique, mais une entreprise de colonisation mentale. Une stratégie qui ne vise pas à vaincre l'adversaire, mais à le rendre méconnaissable à lui-même. Elle ne tue pas que les corps, elle assassine aussi les récits, déstructure les identités, redessine la carte des mémoires. Une guerre qui s'insinue dans les têtes comme une rumeur, qui s'installe comme une mise à jour logicielle : silencieuse, indolore, mais irréversible.
Comme l'a brillamment démontré Joseph Massad, cet effacement n'est pas accidentel, il est méthodique. La mémoire palestinienne, par exemple, est lentement dissoute dans l'acide diplomatique d'un vocabulaire neutralisé : le combattant devient fauteur de troubles, la cause devient sujet sensible, et l'injustice devient terrain de négociation. On ne résiste plus, on négocie son emprisonnement à huis clos.
C'est cela, au fond, la guerre de cinquième génération : un chantier de démolition psychopolitique. Elle ne vise pas la reddition militaire, mais la reprogrammation des consciences. Elle déconstruit les souverainetés, fragmente les sociétés, et pose les fondations instables, toxiques d'un nouvel ordre mondial. Un ordre qui, pour naître, exige que tout le reste s'effondre.
«Il y a des guerres que l'on gagne sans tirer une seule balle : il suffit de tuer les récits. Mais quand les puissants écrivent l'oubli, les ruines, elles, chuchotent encore le nom de la liberté.»
1. De la guerre ouverte à la stratégie du vertige : le chaos comme projet
Quand les canons cessent de tonner sans vaincre, il reste toujours la tempête invisible : celle qui sème la panique sans bruit, qui désagrège sans frappe, qui conquiert sans s'installer. C'est la nouvelle grammaire d'une guerre qui ne cherche plus à occuper, mais à faire fuir ; non à conquérir Gaza ou le Sud-Liban, mais à les faire imploser de l'intérieur. Israël et ses alliés ont troqué les bottes contre le brouillard : celui de la peur permanente, de la crise perpétuelle, de l'insécurité comme oxygène vicié. Le chaos n'est plus une conséquence : il est devenu la stratégie. Un désordre méthodique, un vertige calculé.
L'objectif n'est plus de planter un drapeau, mais de détruire l'idée même de dignité vivable. Transformer la terre en cendre émotionnelle, les ruelles en pièges mentaux, les maisons en prisons d'espoir. Chaque missile devient une note dans une symphonie de l'effroi ; chaque embargo, une corde autour du cou des imaginaires. Les outils sont multiples : bombardements, famine logistique, saturation médiatique, et diplomatie conditionnée. La guerre est devenue une palette d'outils hybrides - un tableau noir peint avec des couleurs de sang, de silence et de simulacre.
Dans ce piège tendu par les architectes du chaos, le monde arabe, exsangue et essoufflé, se débat entre trois impasses, aussi absurdes que tragiques :
- Applaudir une résistance que l'on a pris soin de diaboliser jusqu'à la caricature,
- Se compromettre dans des paix asymétriques, troquant l'honneur contre un drapeau en papier mâché,
- Ou détourner pudiquement les yeux, feignant de ne rien voir pour mieux siroter le nectar frelaté de la normalisation.
Ce ne sont pas de simples choix diplomatiques. Ce sont des fractures morales, des blessures ouvertes sur des consciences saturées d'épuisement. Le monde arabe n'a pas seulement mal à sa Palestine - il souffre d'un vertige existentiel, entre fidélité au passé et fatigue de survivre dans l'éternel provisoire. Les traumas s'accumulent comme les ruines de cités antiques ; et sur les cendres des défaites, certains ont bâti des trônes d'oubli volontaire.
Puis vint le 7 octobre 2023.
Déluge d'Al-Aqsa.
Une onde de choc, une faille dans la nappe phréatique de la narration dominante. Une irruption de feu et de symboles, comme une gifle infligée à l'indifférence mondialisée. Brutale, dérangeante, incontrôlable. Ce jour-là, les projecteurs ont vacillé, les scripts se sont fissurés, et les voix étouffées ont percé la chape d'amnésie. L'histoire s'est souvenue qu'elle avait une mémoire. Et que cette mémoire portait un keffieh.
La riposte israélienne fut instantanée, mais pas seulement sur le terrain. Dans l'arène médiatique, une autre bombe explose : celle de la rhétorique. On brandit l'image d'une « deuxième Shoah » comme un talisman sacré. On convoque les fantômes du XXe siècle pour habiller les bombes du XXIe. L'émotion devient fusil moral, la mémoire une forteresse imprenable. Mais à y regarder de plus près, le pathos cache mal la stratégie.
Comme l'a magistralement exposé Norman Finkelstein, cette instrumentalisation de la douleur collective ne cherche pas tant à honorer les morts qu'à justifier les vivants - ceux qui rasent, qui bombardent, qui effacent. Le chagrin devient écran de fumée, l'horreur un passe-droit, la commémoration un alibi. Une larme bien placée peut masquer mille crimes.
Car au fond, ce qui se joue ici, c'est une guerre des récits. Une guerre où l'Histoire n'est pas écrite par les vainqueurs, mais par les plus connectés. Où la vérité se négocie en prime-time, et où les gravats ne deviennent visibles que s'ils servent un angle éditorial.
2. Chaos planifié : tuer l'idée même de résistance
Ce n'est plus une guerre. C'est une entreprise de démolition psychologique à ciel ouvert. Gaza, Beyrouth, Damas : tout s'effondre - sauf la stratégie. Car ici, on ne cherche pas la victoire : on vise l'amnésie. Il ne s'agit plus de désarmer un ennemi, mais d'effacer l'idée même qu'il ait pu un jour résister. Le missile n'est qu'un vecteur ; la vraie cible, c'est le mythe.
On assassine les chefs pour décapiter les récits, on rase les écoles pour déraciner la mémoire, on bombarde les hôpitaux pour anesthésier l'humanité. Le but ? Que la cause palestinienne devienne un vestige flou, un souvenir poussiéreux à peine bon pour les manuels d'histoire ou les tribunes d'ONG fatiguées. Ce qui se joue, ce n'est pas l'annihilation d'un mouvement, mais le sabotage d'une possibilité : celle qu'un peuple opprimé puisse encore croire en sa dignité.
La liquidation méthodique des cadres du Hamas, l'asphyxie du Hezbollah par la décapitation de ses têtes, la destruction systématique de Gaza - tout cela ne vise pas une victoire militaire, mais une transformation du terrain psychologique. La guerre ne se joue plus sur les fronts, mais dans les esprits. On ne cherche pas à vaincre un adversaire, mais à dissoudre une espérance.
Bienvenue dans la doctrine du creative chaos - ce doux euphémisme forgé dans les laboratoires néoconservateurs où l'on rêve de redessiner le Moyen-Orient comme on trace des lignes au feutre sur un tableau d'état-major. Ralph Peters, apôtre du remodelage sanglant, avait tout prédit dans son croquis morbide Blood Borders : un Moyen-Orient « mieux dessiné » - comprenez : morcelé, affaibli, inféodé.
Cette stratégie du chaos, théorisée dans les cercles néoconservateurs américains, repose sur une vision glaçante :
- Déshumaniser la résistance,
- Réécrire l'Histoire en criminalisant la mémoire,
- Et redessiner la carte géopolitique à coups de sang et de silence.
Le chaos n'est pas un dommage collatéral. Il est l'outil.
La méthode. Le but.
On ne tue plus des hommes, on tue des symboles. On ne détruit plus des villes, on dissout les solidarités. On ne mène plus une guerre : on orchestre une fragmentation contrôlée des esprits et des territoires. Le Liban, cette mosaïque debout sur un fil, est poussé vers la faillite ; la Syrie, reconfigurée en puzzle géostratégique ; la Jordanie, réduite à un sas de décompression diplomatique ; l'Égypte, désormais plus prolixe sur ses stations balnéaires que sur Rafah.
Et Gaza, encore et toujours, Gaza. Lieu martyr, mémoire hurlante, réduit à une chronique de l'effacement programmé.
Dans ce grand théâtre d'ombres, la résistance n'est plus combattue frontalement : elle est moquée, diabolisée, criminalisée, jusqu'à ce qu'elle devienne inaudible. Il ne faut plus qu'elle fasse peur, mais qu'elle fasse rire. Pire : qu'elle fasse pitié. On l'associe à la barbarie, on l'épuise sous les gravats, on l'enferme dans un lexique piégé - terrorisme, fanatisme, irrationalité - pendant qu'on normalise les frappes, les sièges, les famines.
L'humiliation est calculée, la défaite culturellement intégrée.
Et au cœur de ce chaos chorégraphié, ce n'est plus le droit qui parle, mais le rapport de force. Ce n'est plus la justice qu'on invoque, mais la sécurité. Ce ne sont plus les peuples qui décident, mais les géographes de guerre. Ce ne sont plus les récits qui fondent l'Histoire, mais les lignes de fracture dessinées depuis Washington, Tel-Aviv ou Riyad.
Car au fond, ce n'est pas seulement la Palestine qu'on veut effacer.
C'est la possibilité qu'un jour, quelque part, l'Histoire ait pu donner raison aux vaincus.
3. La guerre de cinquième génération : algorithmique, amnésique et silencieuse
Ce n'est plus avec des divisions blindées que l'on conquiert les peuples, mais avec des colonnes de données, des nuages de récits, et des missiles rhétoriques encapsulés dans des hashtags. Dans cette guerre à visage numérique, les balles cèdent la place aux likes, les bombes aux bots, et les tranchées aux fils d'actualité. Le champ de bataille s'est déplacé dans les méandres invisibles des réseaux sociaux, ces nouvelles arènes où se joue la guerre de la perception.
Ici, le soldat porte des baskets blanches et un micro-cravate :
il s'appelle influenceur.
Le général n'a ni képi ni sabre, mais un nom de code : algorithme.
Et la bataille ? Ce n'est plus une charge héroïque, mais une marée continue de flux, de posts, de notifications, si bien orchestrée que l'ennemi ne voit jamais la balle lui traverser l'esprit.
Ce n'est plus une guerre, c'est une mise à jour permanente de la conscience collective.
L'algorithme, ce dieu discret des temps modernes, choisit qui parlera et qui disparaîtra dans les limbes du silence numérique. L'influenceur, prophète postmoderne, transforme la tragédie en tendance et la douleur en données monétisables. Un tweet viral vaut désormais plus qu'un manifeste politique.
Dans cette comédie dramatique, les rôles s'inversent :
Le résistant devient terroriste,
le bourreau se grime en victime,
la compassion se vend à la minute et la souffrance s'évalue en parts de marché.
Les puissants manipulent les larmes comme d'autres trafiquent des armes : avec méthode et sans scrupule.
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