Enquête
« Divorce transatlantique » (1/5). Au lendemain des attentats du 11-Septembre, les néoconservateurs américains nourrissent le projet d’attaquer l’Irak, en dépit des oppositions française et allemande. Dès lors, pour arriver à ses fins, la Maison Blanche s’appuiera sur ses alliés d’Europe de l’Est, divisant ainsi pour longtemps la famille européenne.
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Dans la vieille ville de Vilnius, rue Didzioji, trône un balcon de fer forgé sur la façade d’un élégant petit palais du XVIIe siècle transformé en hôtel cinq étoiles, l’Hôtel Pacai. C’est de ce balcon que Napoléon s’adressa à la population de la capitale du Grand-Duché de Lituanie en juin 1812, après avoir pris la ville à l’armée du tsar Alexandre Ier. Dans la ville, ses soldats avaient été accueillis en libérateurs.
Le séjour de Napoléon à Vilnius, bref mais marquant, ouvrit ce que les historiens locaux appellent la « période française », tragiquement suivie de la retraite de Russie et de son hécatombe. Rien que dans la région de Vilnius, pendant l’hiver, près de 37 000 soldats et officiers de la Grande Armée périrent de froid, de faim ou de maladie.
Il a fallu ensuite un peu plus de deux siècles pour que la France regagne les faveurs des Lituaniens, si l’on en croit Zygimantas Pavilionis, 53 ans, député et président de la commission des affaires étrangères du Parlement de la petite République balte, qui nous raconte autour d’un café l’épisode de Napoléon au balcon : lui-même fixe la date ce retour en grâce à 2020, lorsque le président Emmanuel Macron est venu à Vilnius et y a rencontré Svetlana Tsikhanovskaïa, dont le mari est emprisonné en Biélorussie voisine pour avoir voulu se présenter à l’élection présidentielle. Enfin, se félicite-t-il, la France, avec ce geste, renouait avec sa vocation révolutionnaire, après avoir avalé tant de couleuvres.
Un autre dessein en tête
Les couleuvres, lorsqu’on est lituanien, ont souvent à voir avec la Russie. Et aux yeux des Baltes, le fait que la France se soit retrouvée avec l’Allemagne aux côtés de la Russie dans la première grande crise transatlantique de l’après-guerre froide est inévitablement un facteur aggravant. C’était en 2003, l’administration Bush se préparait à envahir l’Irak, et les trois républiques baltes, qui devaient quelques mois plus tard rejoindre l’Union européenne (UE), étaient dans le camp opposé, celui des Etats-Unis.

Elles n’y sont pas allées tout à fait spontanément ; les amis du président George W. Bush, reconnaissent d’anciens responsables, leur ont un peu forcé la main. Mais deux décennies plus tard, elles assument ce choix, malgré le fiasco sur lequel a débouché l’intervention des Etats-Unis en Irak. Et le récit de cette manœuvre diplomatique américaine qui a délibérément fracturé une Europe en cours de recomposition, opposant la « vieille Europe » à la « nouvelle Europe », éclaire d’une autre lumière le conflit que traverse aujourd’hui la relation entre une Europe plus intégrée et les Etats-Unis de Donald Trump.
Pilier de l’ordre international après la seconde guerre mondiale, la relation transatlantique, qui suppose l’unité d’un « Occident » fondé sur des valeurs et le respect des règles, est certes jalonnée de crises : « En fait, on n’a pas arrêté de s’engueuler », acquiesce avec un sourire entendu Pierre Vimont, ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis puis haut responsable de la diplomatie européenne, qui s’est trouvé au cœur de certains de ces différends.
Daniel Fried, qui a longtemps géré les relations avec l’Europe au sein de l’appareil diplomatique américain, le confirme : « Depuis Suez en 1956, la relation transatlantique est dominée par des affrontements graves, suivis de réconciliations, puis on oublie les affrontements… » Mais au XXIe siècle, avec le recul, la crise transatlantique sur la guerre d’Irak apparaît non seulement comme la plus profonde, mais aussi comme l’annonciatrice de la crise actuelle autour de l’Ukraine : toutes deux touchent au rapport fondamental entre le droit et la force et révèlent une conception différente de ce rapport de part et d’autre de l’Atlantique.
La crise couve dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001, qui ont fait près de 3 000morts aux Etats-Unis. Soudée autour du grand partenaire américain agressé, la communauté occidentale participe à la coalition montée par Washington pour combattre les talibans en Afghanistan, où ils offrent refuge aux terroristes islamistes d’Al-Qaida, auteurs des attaques. La France et l’Allemagne font partie de cette coalition, aux côtés de la majeure partie des pays européens.
Mais à l’Elysée, où il est réélu le 5 mai 2002, le président Jacques Chirac a compris assez vite que Bush et son équipe, dominée par les néoconservateurs Dick Cheney, le vice-président, et le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld (1932-2021), ont un autre dessein en tête, qui relève de leur vision messianique de la puissance américaine : déloger Saddam Hussein à Bagdad et y installer un régime démocratique. Pour justifier cette opération, Washington affirme que le dictateur irakien détient des armes de destruction massive. En Allemagne, où l’opinion s’inquiète, le chancelier Gerhard Schröder irrite Washington en jouant sur le sentiment antiaméricain et remporte un deuxième mandat en septembre 2002.
Besoin d’alliés
Les Français, qui, comme les Etats-Unis, disposent de l’un des cinq sièges permanents au Conseil de sécurité de l’ONU, cherchent à trouver un terrain d’entente et discutent tout l’automne avec les Américains d’un projet de résolution prévoyant une enquête internationale sur l’existence de telles armes en Irak, réalisée à l’aide de missions d’inspection.
Adoptée à l’unanimité des quinze membres du Conseil de sécurité le 8 novembre 2002, la résolution 1441 est saluée comme un succès diplomatique. Le lendemain, sur le chemin de l’église, Colin Powell, alors chef de la diplomatie américaine, appelle même son homologue français, Dominique de Villepin, pour le féliciter de cet effort commun, se souvient Pierre Vimont, alors directeur de cabinet de De Villepin.
Mais parallèlement, le Pentagone poursuit ses préparatifs, envoie des renforts dans le Golfe. Les Français s’en inquiètent ; les Américains cherchent à les rassurer – « c’est seulement pour maintenir la pression » – mais sans les convaincre. Dominique de Villepin demande une nouvelle réunion du Conseil de sécurité. D’accord, dit Colin Powell, « si vous ne nous mettez pas en difficulté ». La réunion a lieu le 20 janvier 2003, mais un premier accroc se produit lorsque le ministre français des affaires étrangères, interrogé à la sortie de la réunion, laisse entendre que la France mettra son veto à une éventuelle demande d’autorisation d’une intervention militaire américaine en Irak : « En matière de respect des principes, nous irons jusqu’au bout », lance Dominique de Villepin. La France s’opposant aux Etats-Unis au Conseil de sécurité ? Colin Powell l’appelle, lui signale que cette menace pose un gros problème. « Ça sentait le roussi », résume Pierre Vimont.
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