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Comment les Etats-Unis ont fracturé l’Europe en 2003 pour attaquer l’Irak à tout prix

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  • Comment les Etats-Unis ont fracturé l’Europe en 2003 pour attaquer l’Irak à tout prix


    Enquête

    « Divorce transatlantique » (1/5). Au lendemain des attentats du 11-Septembre, les néoconservateurs américains nourrissent le projet d’attaquer l’Irak, en dépit des oppositions française et allemande. Dès lors, pour arriver à ses fins, la Maison Blanche s’appuiera sur ses alliés d’Europe de l’Est, divisant ainsi pour longtemps la famille européenne.
    Retrouvez tous les épisodes de la série Divorce transatlantique ici.
    Dans la vieille ville de Vilnius, rue Didzioji, trône un balcon de fer forgé sur la façade d’un élégant petit palais du XVIIe siècle transformé en hôtel cinq étoiles, l’Hôtel Pacai. C’est de ce balcon que Napoléon s’adressa à la population de la capitale du Grand-Duché de Lituanie en juin 1812, après avoir pris la ville à l’armée du tsar Alexandre Ier. Dans la ville, ses soldats avaient été accueillis en libérateurs.

    Le séjour de Napoléon à Vilnius, bref mais marquant, ouvrit ce que les historiens locaux appellent la « période française », tragiquement suivie de la retraite de Russie et de son hécatombe. Rien que dans la région de Vilnius, pendant l’hiver, près de 37 000 soldats et officiers de la Grande Armée périrent de froid, de faim ou de maladie.

    Il a fallu ensuite un peu plus de deux siècles pour que la France regagne les faveurs des Lituaniens, si l’on en croit Zygimantas Pavilionis, 53 ans, député et président de la commission des affaires étrangères du Parlement de la petite République balte, qui nous raconte autour d’un café l’épisode de Napoléon au balcon : lui-même fixe la date ce retour en grâce à 2020, lorsque le président Emmanuel Macron est venu à Vilnius et y a rencontré Svetlana Tsikhanovskaïa, dont le mari est emprisonné en Biélorussie voisine pour avoir voulu se présenter à l’élection présidentielle. Enfin, se félicite-t-il, la France, avec ce geste, renouait avec sa vocation révolutionnaire, après avoir avalé tant de couleuvres.

    Un autre dessein en tête


    Les couleuvres, lorsqu’on est lituanien, ont souvent à voir avec la Russie. Et aux yeux des Baltes, le fait que la France se soit retrouvée avec l’Allemagne aux côtés de la Russie dans la première grande crise transatlantique de l’après-guerre froide est inévitablement un facteur aggravant. C’était en 2003, l’administration Bush se préparait à envahir l’Irak, et les trois républiques baltes, qui devaient quelques mois plus tard rejoindre l’Union européenne (UE), étaient dans le camp opposé, celui des Etats-Unis.
    Des députés de la Gauche unitaire européenne protestent contre l’attaque imminente des Etats-Unis contre l’Irak, lors d’un débat au Parlement européen, à Strasbourg (Bas-Rhin), le 12 février 2003. GERARD CERLES / AFP

    Elles n’y sont pas allées tout à fait spontanément ; les amis du président George W. Bush, reconnaissent d’anciens responsables, leur ont un peu forcé la main. Mais deux décennies plus tard, elles assument ce choix, malgré le fiasco sur lequel a débouché l’intervention des Etats-Unis en Irak. Et le récit de cette manœuvre diplomatique américaine qui a délibérément fracturé une Europe en cours de recomposition, opposant la « vieille Europe » à la « nouvelle Europe », éclaire d’une autre lumière le conflit que traverse aujourd’hui la relation entre une Europe plus intégrée et les Etats-Unis de Donald Trump.

    Pilier de l’ordre international après la seconde guerre mondiale, la relation transatlantique, qui suppose l’unité d’un « Occident » fondé sur des valeurs et le respect des règles, est certes jalonnée de crises : « En fait, on n’a pas arrêté de s’engueuler », acquiesce avec un sourire entendu Pierre Vimont, ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis puis haut responsable de la diplomatie européenne, qui s’est trouvé au cœur de certains de ces différends.

    Daniel Fried, qui a longtemps géré les relations avec l’Europe au sein de l’appareil diplomatique américain, le confirme : « Depuis Suez en 1956, la relation transatlantique est dominée par des affrontements graves, suivis de réconciliations, puis on oublie les affrontements… » Mais au XXIe siècle, avec le recul, la crise transatlantique sur la guerre d’Irak apparaît non seulement comme la plus profonde, mais aussi comme l’annonciatrice de la crise actuelle autour de l’Ukraine : toutes deux touchent au rapport fondamental entre le droit et la force et révèlent une conception différente de ce rapport de part et d’autre de l’Atlantique.

    La crise couve dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001, qui ont fait près de 3 000morts aux Etats-Unis. Soudée autour du grand partenaire américain agressé, la communauté occidentale participe à la coalition montée par Washington pour combattre les talibans en Afghanistan, où ils offrent refuge aux terroristes islamistes d’Al-Qaida, auteurs des attaques. La France et l’Allemagne font partie de cette coalition, aux côtés de la majeure partie des pays européens.

    Mais à l’Elysée, où il est réélu le 5 mai 2002, le président Jacques Chirac a compris assez vite que Bush et son équipe, dominée par les néoconservateurs Dick Cheney, le vice-président, et le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld (1932-2021), ont un autre dessein en tête, qui relève de leur vision messianique de la puissance américaine : déloger Saddam Hussein à Bagdad et y installer un régime démocratique. Pour justifier cette opération, Washington affirme que le dictateur irakien détient des armes de destruction massive. En Allemagne, où l’opinion s’inquiète, le chancelier Gerhard Schröder irrite Washington en jouant sur le sentiment antiaméricain et remporte un deuxième mandat en septembre 2002.

    Besoin d’alliés


    Les Français, qui, comme les Etats-Unis, disposent de l’un des cinq sièges permanents au Conseil de sécurité de l’ONU, cherchent à trouver un terrain d’entente et discutent tout l’automne avec les Américains d’un projet de résolution prévoyant une enquête internationale sur l’existence de telles armes en Irak, réalisée à l’aide de missions d’inspection.

    Adoptée à l’unanimité des quinze membres du Conseil de sécurité le 8 novembre 2002, la résolution 1441 est saluée comme un succès diplomatique. Le lendemain, sur le chemin de l’église, Colin Powell, alors chef de la diplomatie américaine, appelle même son homologue français, Dominique de Villepin, pour le féliciter de cet effort commun, se souvient Pierre Vimont, alors directeur de cabinet de De Villepin.

    Mais parallèlement, le Pentagone poursuit ses préparatifs, envoie des renforts dans le Golfe. Les Français s’en inquiètent ; les Américains cherchent à les rassurer – « c’est seulement pour maintenir la pression » – mais sans les convaincre. Dominique de Villepin demande une nouvelle réunion du Conseil de sécurité. D’accord, dit Colin Powell, « si vous ne nous mettez pas en difficulté ». La réunion a lieu le 20 janvier 2003, mais un premier accroc se produit lorsque le ministre français des affaires étrangères, interrogé à la sortie de la réunion, laisse entendre que la France mettra son veto à une éventuelle demande d’autorisation d’une intervention militaire américaine en Irak : « En matière de respect des principes, nous irons jusqu’au bout », lance Dominique de Villepin. La France s’opposant aux Etats-Unis au Conseil de sécurité ? Colin Powell l’appelle, lui signale que cette menace pose un gros problème. « Ça sentait le roussi », résume Pierre Vimont.
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  • #2

    A partir de là, la machine va s’emballer. Car à Washington, les dés sont jetés. Lorsque le nouvel ambassadeur de France, Jean-David Levitte, a présenté ses lettres de créance à George W. Bush, le 2 décembre 2002, le président a remercié la France pour sa solidarité après le 11-Septembre puis lui a dit : « Maintenant, allons faire la guerre ensemble en Irak », se souvient le diplomate. « Je lui ai rappelé que le Conseil de sécurité venait d’adopter la résolution 1441. Il l’a balayée d’un geste de la main. » L’ambassadeur rapporte aussitôt cet échange à Paris, qui décide d’envoyer à Washington le conseiller diplomatique du président Chirac. Levitte et lui rencontrent longuement Condoleezza Rice, la conseillère de Bush pour la sécurité nationale, le 14 janvier 2003, et tentent de plaider contre la guerre. « Ne vous fatiguez pas, leur dit-elle, la décision est prise. »

    L’administration Bush a besoin d’alliés pour légitimer sa position. A Paris et à Berlin, le 22 janvier, Chirac et le chancelier Schröder célèbrent le quarantième anniversaire du traité de l’Elysée à grand renfort de déclarations et d’interviews communes. Inévitablement, la presse les interroge sur l’Irak et, inévitablement, leur méfiance à l’égard des manœuvres de l’administration Bush apparaît au grand jour.
    ​Plusieurs milliers de Français et d’Allemands manifestent contre l’éventualité d’une guerre en Irak, sur le pont de l’Europe, à Strasbourg, le 1ᵉʳ mars 2003. THOMAS WIRTH / AFP

    La riposte ne se fait pas attendre : « Vous croyez que l’Europe, c’est l’Allemagne et la France ?, répond Donald Rumsfeld le jour même à un journaliste néerlandais. Pas moi. Moi, je pense que ça, c’est la vieille Europe. Si vous regardez l’ensemble de l’Europe dans l’OTAN aujourd’hui, le centre de gravité se déplace vers l’Est. Il y a beaucoup de nouveaux membres. L’Allemagne est un problème, et la France est un problème. »

    Les « nouveaux membres » de l’Alliance atlantique sont, à l’époque, la Pologne, la Hongrie et la République tchèque, premiers pays postcommunistes admis en 1999. Huit jours après les propos de Donald Rumsfeld, le 30 janvier, Washington exhibe fièrement une lettre appelant à l’unité avec les Etats-Unis sur la question irakienne, signée de huit dirigeants européens : le Britannique Tony Blair, l’Italien Silvio Berlusconi, l’Espagnol José Maria Aznar, le Portugais José Manuel Barroso, le Danois Anders Fogh Rasmussen, rejoints par les leaders des trois pays de la « nouvelle Europe » vantée par le chef du Pentagone ; le premier ministre polonais, Leszek Miller, qui vient d’acquérir 48 avions de chasse américains F-16 au détriment des fournisseurs européens, son homologue hongrois, Peter Medgyessy, et le Tchèque Vaclav Havel, encore président pour trois jours. Pour l’Allemagne et la France, la « lettre des Huit » est un coup de semonce.

    « Changement existentiel »


    Car en coulisses, l’équipe Bush fourbit une autre arme diplomatique de destruction massive. Cette fois, c’est le « groupe de Vilnius » qui est mis à contribution : dix pays de l’ancien bloc soviétique, dont sept viennent d’être invités, au sommet de l’OTAN de novembre 2002 à Prague, à ouvrir les négociations pour rejoindre l’Alliance atlantique. Ils sont tous très pressés de les faire aboutir, mais trois d’entre eux le sont plus encore : la Lituanie, l’Estonie et la Lettonie.

    Ces trois petites républiques baltes n’étaient pas des pays satellites de l’URSS : annexées par Staline en 1940, elles faisaient partie de l’Union soviétique jusqu’à ce qu’elles s’en libèrent en 1991. En 1997, raconte l’ancien ministre des affaires étrangères lituanien Antanas Valionis, l’ex-conseiller du président Jimmy Carter et grand expert stratégique Zbigniew Brzezinski (1928-2017) « avait eu l’idée de proposer un des trois pays baltes à l’adhésion à l’OTAN. Pas les trois à la fois pour ne pas mettre trop de pression sur Boris Eltsine, alors président de Russie, mais au moins un, afin de briser la ligne rouge de la frontière soviétique ». Le problème, c’est que cette idée provoqua aussitôt une compétition féroce entre les trois républiques.

    Un peu plus tard, deux experts américains très engagés dans l’intégration des pays postcommunistes dans l’espace euroatlantique, le démocrate Ron Asmus et le républicain Bruce Jackson, firent valoir qu’il devait y avoir de la place pour les trois, et pas seulement pour un seul, et les encouragèrent à créer, en 2000, le « groupe de Vilnius » afin d’avancer collectivement sur le chemin de l’OTAN ; aux trois Etats baltes s’ajoutèrent la Bulgarie, la Roumanie, la Slovaquie, la Slovénie, l’Albanie, la Macédoine du Nord et, ultérieurement, la Croatie.

    Antanas Valionis a aujourd’hui 74 ans, il a connu Mikhaïl Gorbatchev (1931-2022), Zbigniew Brzezinski, Colin Powell, George W. Bush et Vladimir Poutine, et le sujet le passionne. Au lendemain du sommet de Prague en novembre 2002, se souvient-il, le président Bush prit l’avion pour Saint-Pétersbourg pour y rencontrer le président russe Vladimir Poutine, qui ne souleva pas d’objections à ce projet d’élargissement de l’OTAN. De là, Bush rejoint Vilnius, où l’on cite encore une phrase de son « discours historique » prononcé devant les trois présidents baltes réunis pour l’occasion : « A partir de maintenant, tout ennemi de la Lituanie sera aussi l’ennemi des Etats-Unis. » « C’était la première visite d’un président américain en Lituanie, explique Antanas Valionis. Pour nous c’était incroyable. C’était un changement existentiel. ». « Un tournant »,renchérit un Estonien.


    Le président américain, George W. Bush (à gauche), et son homologue lituanien, Valdas Adamkus, à Vilnius, le 23 novembre 2002. LUKE FRAZZA / AFP

    Il faut écouter les Baltes qui ont vécu cette période entre deux eaux, lorsqu’ils avaient quitté l’orbite russe mais pas encore totalement intégré la famille occidentale, pour comprendre pourquoi Washington n’a eu aucun mal à les ranger derrière sa bannière irakienne, aussi douteuse fût-elle. Pour eux, c’était non seulement une question de profonde reconnaissance, mais aussi la manifestation d’un immense désir de sécurité.

    Bruce Jackson les connaissait bien. Etonnant personnage que cet homme sur lequel circulaient de multiples théories – il aurait été agent secret puis lobbyiste pour la firme du secteur de la défense Lockheed Martin, il avait épousé une Biélorusse dont le mari avait été assassiné par le régime du dictateur Alexandre Loukachenko – mais qui semblait consacrer sa vie à aider les pays postcommunistes. Il était donc le messager tout désigné pour apporter aux ambassadeurs des « dix de Vilnius » à Washington, courant janvier 2003, un bref texte concocté avec les officiels américains : une lettre de soutien à la position américaine sur l’Irak, qu’ils étaient chargés de faire signer par leurs ministres des affaires étrangères et qui serait ensuite rendue publique. A ce stade, les ambassadeurs des « Dix » ignoraient l’existence de la « lettre des Huit », qui allait être publiée le 30 janvier.
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    • #3


      Foi en l’Amérique

      « C’était à prendre ou à laisser, raconte un haut diplomate présent, qui préfère ne pas être nommé : on était dix, il n’était pas question de se mettre à négocier. » Une phrase cruciale du texte, malgré tout, en fait tiquer quelques-uns : « Les Etats-Unis ont apporté au Conseil de sécurité des Nations unies les preuves indiscutables de la possession par l’Irak de programmes d’armes de destruction massive. » « Indiscutables ? Mais on ne les a pas vues ! », s’étonne l’un des ambassadeurs. Bruce Jackson se fait alors patelin : « Vous ne nous faites pas confiance ? »

      C’est que, « honnêtement, on leur faisait confiance ! Je me suis dit : “OK, c’est vrai” »,poursuit le diplomate. Les ambassadeurs expédient le texte à leurs capitales, où leurs ministres n’hésitent pas longtemps : « Lorsque j’ai reçu le texte,relate Antanas Valionis, j’ai compris qu’il était impossible de décliner. Nous venions tout juste d’être invités à rejoindre l’OTAN ! » Il lui revient que son collègue slovène a des états d’âme ; qu’à cela ne tienne, il l’appelle et le convainc.

      L’ambassadeur de Lituanie de l’époque, Vygaudas Usackas, est même plus explicite dans ses Mémoires (Diplomatine Misija, Ed. Vaga, Vilnius, non traduit) : « C’était dans notre intérêt national vital, écrit-il. Il était évident que si la Lituanie exprimait son soutien à la position américaine, nous en toucherions les dividendes, de la part du président des Etats-Unis, du Congrès, du Pentagone et de l’opinion publique américaine, qui était favorable à 80 % à l’opération militaire. » Les « dividendes » se concrétiseront le 8 mai 2003, avec la ratification de l’adhésion des pays candidats à l’OTAN par le Sénat américain à l’unanimité. Vygaudas Usackas affirme ne jamais avoir « ressenti une telle émotion » que ce jour-là.

      La lettre des « dix de Vilnius » est rendue publique le 5 février 2003, à l’issue d’un dîner qui réunit plusieurs de leurs ministres à l’ambassade de Lituanie à Washington, quelques heures après la fameuse prestation de Colin Powell au Conseil de sécurité, où le secrétaire d’Etat américain, ex-général, brandit une fiole comme preuve de la possession d’armes chimiques par le régime de Bagdad. Colin Powell découvre tardivement que son discours a été préparé par l’équipe de Dick Cheney, et non par la conseillère à la sécurité de Bush, Condoleezza Rice, et que le dossier monté par la CIA ne repose sur rien. Un souvenir « douloureux » : « Ce fut un énorme échec de nos services de renseignements, et c’était profondément dérangeant »,avouera-t-il à la chaîne de télévision PBS en 2016.
      ​Le secrétaire d’Etat américain, Colin Powell, brandit une fiole, dont il clame qu’elle contient de l’anthrax, au Conseil de sécurité des Nations unies, à New York, le 5 février 2003. RAY STUBBLEBINE / REUTERS

      Pour les Baltes, la question de savoir si ces armes de destruction massive existaient ou non passait après la question prioritaire : fallait-il rejoindre la coalition montée par Washington ? Zygimantas Pavilionis, aujourd’hui député lituanien, a vécu cette question comme un drame familial, car son père, alors recteur de l’université de Vilnius, militait contre la guerre en Irak ; il s’était même enchaîné aux grilles de l’université pour la dénoncer.

      « C’était compliqué », confie-t-il, mais cela n’avait pas ébranlé sa foi en l’Amérique : « Les Américains ne nous ont jamais abandonnés. Lorsque nous avons été occupés par les Soviétiques, la France a donné notre ambassade à Paris à l’URSS, alors que les Etats-Unis nous ont permis de la garder. Pendant cinquante ans, on a eu un ambassadeur à Washington dans ce bâtiment sur la 16e Rue que la Lituanie occupe depuis 1918. Certains sont devenus fous, sans argent et sans gouvernement ! »

      « Désolé, mais je ne suis pas convaincu »


      Zygimantas Pavilionis n’a pas non plus oublié le message adressé par le président François Mitterrand et le chancelier Helmut Kohl le 26 avril 1990 au président du Parlement lituanien, Vytautas Landsbergis, lui demandant de mettre en sourdine les velléités d’indépendance des élus et de privilégier le « chemin classique du dialogue » avec Moscou.

      En 2003, explique un responsable estonien, « nous étions des gosses de 12 ans qui venaient d’entrer dans la pièce. On croyait en la cause, on avait une foi naïve dans la démocratie. On essayait d’intégrer l’OTAN et l’UE en même temps, mais on sentait que la France et l’Allemagne ne nous soutenaient pas. L’adhésion à l’Union européenne se fait sur le mérite, par étapes, mais l’Alliance atlantique, c’est une décision purement politique – et ce sont les Américains qui décident. Une fenêtre de possibilités s’était ouverte, il fallait sauter avant qu’elle se referme ». Voyaient-ils déjà Vladimir Poutine comme une menace ? « Il ne s’agissait pas de Poutine, il s’agissait de la Russie. »

      De l’autre côté de l’Atlantique, l’Europe se déchire. La Grèce, qui occupe la présidence tournante de l’UE, n’a pas été informée de la « lettre des Huit », dont cinq signataires sont membres de l’Union – les dix de Vilnius n’en font pas encore partie. Malgré une opinion espagnole majoritairement opposée à la guerre en Irak, le premier ministre Aznar affirme aux Cortes : « Nous savons tous que Saddam Hussein détient des armes de destruction massive. » Ana Palacio, sa ministre des affaires étrangères, accuse Paris et Berlin de vouloir dicter leur loi à l’Union européenne.

      A la Conférence de Munich sur la sécurité, le 8 février, l’élite de la défense et de la diplomatie occidentale est accueillie par une gigantesque manifestation pacifiste. Le chef de la diplomatie allemande, Joschka Fischer, leader des Verts, monte à la tribune après le chef du Pentagone, Donald Rumsfeld, abandonne son discours prévu et improvise un plaidoyer passionné pour la primauté du droit international sur l’aventurisme militaire. Tellement enfiévré qu’il se rend compte qu’il perd son auditoire, accroché aux casques de traduction. Alors il passe à l’anglais, regardant Donald Rumsfeld droit dans les yeux : « Dans une démocratie, il faut plaider sa cause, et je suis désolé, mais je ne suis pas convaincu ! Je ne suis pas convaincu ! Et je ne vais pas aller dire à mes compatriotes, allez, partons en guerre pour des raisons auxquelles je ne crois même pas ! »
      ​Le ministre français des affaires étrangères, Dominique de Villepin (à gauche), et son homologue allemand, Joschka Fischer, lors de la réunion d’ouverture du Conseil de l’OTAN, à Madrid, le 3 juin 2003. PIERRE-PHILIPPE MARCOU / AFP

      Le 14 février, Dominique de Villepin prononce son célèbre discours au Conseil de sécurité au nom de la « vieille Europe » contre la position américaine. Mais c’est Jacques Chirac qui porte l’estocade trois jours plus tard, le 17, à l’issue d’un sommet européen à Bruxelles, en s’en prenant devant la presse aux jeunes démocraties signataires des deux lettres : « Ces pays ont été à la fois, disons le mot, pas très bien élevés et un peu inconscients des dangers que comportait un trop rapide alignement sur la position américaine. Je trouve que la Roumanie et la Bulgarie ont été particulièrement légères de se lancer ainsi, alors que leur posture est déjà très délicate à l’égard de l’Europe. Entrer dans l’Union, cela suppose tout de même un minimum de concertation. (…) Ce n’est pas un comportement bien responsable. Donc je crois qu’ils [ces pays] ont manqué une bonne occasion de se taire. »

      « Manqué une occasion de se taire » : ces propos resteront inscrits en lettres de feu dans toutes les capitales d’Europe centrale et orientale comme le symbole du mépris français pour les nouvelles démocraties. Il faudra attendre vingt ans et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, justifiant tragiquement les préventions de ces pays à l’égard de Moscou, pour qu’un successeur de Chirac, Emmanuel Macron, vienne effacer l’outrage en déclarant à Bratislava : « Nous avons manqué une occasion de vous écouter. »

      Lorsque le 20 mars 2003, les Etats-Unis lancent l’invasion de l’Irak, qui se soldera par l’éviction de Saddam Hussein, la reconnaissance de l’absence d’armes de destruction massive et un chaos qui n’en finit pas d’embraser le Moyen-Orient, dix-neuf pays européens les soutiennent. A Washington, la France et l’Allemagne paieront cher leur rébellion. Mais certains alliés des Etats-Unis vont déchanter : en novembre 2003, dans le Washington Post, le Polonais Radek Sikorski, futur ministre des affaires étrangères, dénonce amèrement l’ingratitude des Etats-Unis, qui accaparent les contrats de reconstruction en Irak, refusent de compenser les pertes des entreprises polonaises ou bulgares implantées localement et de libéraliser le régime des visas américains pour les ressortissants de la « nouvelle Europe ».

      Prémices du divorce


      Daniel Fried était en 2003 aux premières loges de l’affrontement transatlantique, comme directeur des affaires européennes au conseil national de sécurité de George W. Bush. « Les Français et les Allemands ont eu raison sur l’Irak, nous dit-il aujourd’hui en marge d’une réunion à Tallinn. Rétrospectivement, leurs arguments étaient valides. Le problème, c’est que Chirac et Schröder ont très mal géré l’affaire. »

      D’après lui, Jacques Chirac s’était montré « agressif et moralisateur » avec George W. Bush lors du sommet UE-Etats-Unis à Goteborg, en Suède, en juin 2001, marqué par un vrai différend sur le protocole environnemental de Kyoto. « Je me suis dit, Chirac essaie de jouer des muscles, de se positionner en néogaulliste contre les Etats-Unis, quel gaspillage ! »

      George W. Bush lui aurait donc gardé rancune de cette attitude. Quant au chancelier allemand, affirme Daniel Fried, « il a menti à Bush. Au cours d’un déjeuner à la Maison Blanche, fin janvier 2002, Schröder a dit au président : si vous voulez aller en Irak, allez-y, faites vite, et je vous soutiendrai. J’étais là comme preneur de notes, j’ai assisté à cet échange. » Gerhard Schröder contestera plus tard avoir formulé ainsi cet engagement, dont le président américain a fait état dans ses Mémoires.

      Pour la plupart des Européens, la crise irakienne, cependant, dépassait les questions de personnes. Louis Michel, alors ministre des affaires étrangères de Belgique, l’a dit avec lucidité : « Nous le savons tous mais nous hésitons à le dire : c’est bien la relation transatlantique qui est en jeu. » C’était aussi l’identité européenne, transformée par l’élargissement aux nouvelles démocraties et le contrecoup de la fin de la guerre froide qui bousculait le tandem franco-allemand.

      Les plus optimistes ont mis cette crise sur le compte de l’égarement néoconservateur. Dick Cheney a été diabolisé, Donald Rumsfeld a disparu en 2021, Barack Obama a succédé à George W. Bush. Comme dit Daniel Fried, on s’est réconciliés et on a oublié. Avec le retour de Donald Trump, épaulé par un vice-président aussi idéologue que l’a été Dick Cheney, 2003 apparaît pourtant comme les prémices du divorce plus que comme un égarement passager. Même l’enthousiaste Antanas Valionis en est revenu : « En 2024, dit-il, j’ai dû faire pas loin de vingt discours pour célébrer le 20e anniversaire de notre adhésion à l’OTAN. Et aujourd’hui, regardez, tout est si fragile ! Les Européens ont maintenant une chance unique, avec la France et l’Allemagne, de faire ce que vous avez toujours voulu faire : mettre l’Europe au centre du monde libre. Et la Lituanie vous soutiendra, j’en suis sûr. »



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      • #4
        Je me rappelle surtout d'un Cameron suiveux et d'un Aznar si ridicule.
        ce qui se conçoit bien s'énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément

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        • #5
          L' idée des États-Unis était bonne attaquer le pays arabe le plus faible l'Irak y créer un état islamique un conflit où tous les terroristes du monde vont converger et les détruirent.

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