Malgré un accord de « partenariat stratégique » noué en janvier et un combat commun affiché contre « l’hégémonie occidentale », Moscou estime avoir plus à perdre qu’à gagner en soutenant militairement la République islamique.
Justine Brabant
Les poignées de mains étaient fermes et les sourires larges, début janvier, lorsque le président russe Vladimir Poutine et son homologue iranien Masoud Pezeshkian se sont rencontrés pour signer un accord « capital » sur la coopération entre leurs deux pays.
Le document signé, dénommé « Traité de partenariat stratégique », prévoyait notamment que Moscou et Téhéran « renforcent leur sécurité nationale » et « contrent les menaces communes » en développant leur coopération militaire.
Six mois plus tard, l’existence même de la République islamique est menacée par les attaques massives lancées par Israël le 13 juin. Le Kremlin a condamné la « dangereuse escalade » constituée par ces frappes mais ne peut pas – et, semble-t-il, ne veut pas – faire davantage pour venir à la rescousse de son partenaire.
Le premier communiqué du ministère russe des affaires étrangères après les attaques israéliennes du 13 juin condamne ainsi avec vigueur ces frappes mais invite surtout Téhéran à retourner à la table des discussions avec les États-Unis, sans lui apporter de soutien concret.
Agrandir l’image : Illustration 1Le président iranien Masoud Pezeshkian (à gauche) à Moscou, lors d’une cérémonie de signature avec Vladimir Poutine le 18 janvier 2025. © Photo ZUMA Press Wire / Sipa
Avec cette invitation, Moscou a fait preuve d’une solidarité toute relative : dans un contexte où l’Iran voyait ses infrastructures nucléaires, militaires puis énergétiques démolies les unes après les autres, toute négociation aurait repris sur des bases extrêmement défavorables pour la République islamique.
Lorsque Téhéran a choisi de répondre par la force, il est rapidement devenu clair que non seulement la Russie ne ferait pas intervenir son armée (ce que l’Iran ne lui a d’ailleurs pas demandé) mais également qu’elle ne lui apporterait pas d’équipements militaires.
Pas une alliance militaire
Comment expliquer ce qui ressemble à un lâchage ?
Les relations entre l’Iran et la Russie, importantes depuis 1991, ont connu un nouvel élan depuis l’invasion de l’Ukraine de février 2022. Les deux États sont soudés par leur volonté affichée de créer un « monde multipolaire » débarrassé de l’hégémonie occidentale et par leur souci de ne pas se retrouver isolés sur le plan international malgré les sanctions prises par les membres de l’Union européenne (UE) et les États-Unis de Joe Biden.
La Russie est devenue, en 2024, le premier investisseur étranger en Iran, où elle prévoyait des investissements de plusieurs milliards de dollars dans des projets pétroliers et gaziers. L’Iran est particulièrement important aux yeux de Moscou pour lui permettre un accès aux pays du Golfe et pour ses échanges avec les pays du Sud. Téhéran, de son côté, a soutenu l’effort de guerre russe en Ukraine en fournissant à Moscou des drones armés, puis des missiles balistiques.
Cette relation bilatérale se double d’une relation personnelle cordiale entre Vladimir Poutine et le Guide suprême iranien Ali Khamenei. Des sources iraniennes assurent même que le président russe aurait demandé au Guide suprême iranien de « le considérer comme son fils ».
Malgré ces liens et ces intérêts communs, les deux États ne sont jamais allés jusqu’à envisager une alliance incluant une clause d’assistance mutuelle. « La signature du traité ne signifie pas l’établissement d’une alliance militaire avec l’Iran », avait pris soin de préciser le vice-ministre russe des affaires étrangères Andreï Roudenko au Parlement russe lorsqu’il a ratifié le texte.
Relation de longue date avec Israël
Car les intérêts russes dans la région sont plus complexes qu’une simple communauté de destin avec Téhéran. Ils sont nombreux, parfois contradictoires, et évoluent rapidement.
« La Russie ne s’impliquera pas militairement dans cette affaire car ses intérêts dans la région sont très diversifiés »,admettait peu après le début de l’offensive israélienne Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs et voix influente de la politique étrangère russe.
« L’agenda anti-occidental obsessionnel du Kremlin a renforcé l’importance de la République islamique en tant que partenaire, mais [Vladimir] Poutine a toujours d’autres intérêts dans la région : une relation de longue date, quoique compliquée, avec Israël et un besoin de coordination avec l’Opep sur les prix du pétrole, par exemple »,rappelle Hanna Notte, analyste au Centre James Martin pour les études sur la non-prolifération (Monterey, Californie) dans un article paru dans The Atlantic.
Le président russe a en effet entamé un rapprochement ces dernières années avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, deux pays qui ne veulent pas d’un Iran fort.
D’autres événements sont encore venus infléchir la position russe vis-à-vis de l’Iran ces derniers mois. La dépendance de Moscou aux armes iraniennes a été amoindrie par le développement d’une capacité de production sur le sol russe. Plus important, le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump a ouvert de nouvelles perspectives de coopération entre Russie et États-Unis – avec la tentation de sacrifier Téhéran pour s’attirer les faveurs de Washington. Les coups portés par Israël contre les groupes armés alliés de l’Iran (en particulier le Hamas et le Hezbollah) depuis la fin 2023 ont sans doute achevé de faire de la République islamique un ami un peu encombrant.
« Soudain, l’Iran semblait faible, et la Russie avait le choix : soit elle soutenait son allié du Moyen-Orient, soit elle limitait ses pertes dans une région troublée », résume Hanna Notte.
« Détourner l’attention du dossier ukrainien »
De fait, les commentateurs réputés proches du Kremlin peinent à cacher leur déception – voire leur mépris – vis-à-vis des défaites militaires de la République islamique. « Beaucoup ici, y compris des spécialistes, sont assez surpris par le niveau d’impréparation de l’Iran, car l’hypothèse d’une opération [israélienne] était évoquée depuis un certain temps […]. Il semble que l’Iran n’y ait pas cru et qu’il ait été très mal coordonné », regrettait Fyodor Lukyanov dans un entretien le 15 juin.
La Russie peut-elle encore faire quelque chose pour Téhéran ? « Nous observons des évolutions et des changements si profonds dans toute la région que, malheureusement, je crains qu’il soit impossible de préserver la situation antérieure », poursuit l’influent politiste russe, pour lequel « il est désormais bien plus important d’essayer de comprendre quelle configuration pourrait émerger dans les mois ou les années à venir ».
Dit avec moins de pincettes : vu de Moscou, le soldat Khamenei est déjà perdu. Face à la chute d’un nouveau partenaire de Moscou au Moyen-Orient – après celle de Bachar al-Assad en décembre 2024 –, il faut surtout trouver le moyen de limiter les dommages.
Vladimir Poutine a son idée à ce sujet : pour sortir par le haut de cet écheveau, il tente de se présenter en médiateur. Le rôle de faiseur de paix lui apporterait des bénéfices considérables : regagner une stature internationale, faire oublier ses massacres en Ukraine et démontrer aux États-Unis qu’il est un homme avec lequel il faut compter – et non l’incarnation d’un régime autoritaire violant le droit international qu’il faut sanctionner.
Le président russe a d’ores et déjà fait des offres de service, arguant qu’il est le seul à parler à la fois à Israël, à l’Iran et aux États-Unis. Elles ont pour l’instant été accueillies fraîchement.
Même si elle ne transforme pas Vladimir Poutine en médiateur incontournable, la guerre contre l’Iran pourrait avoir d’autres vertus, avancent d’autres commentateurs russes influents. Elle va entraîner une hausse des prix des hydrocarbures bienvenue pour renflouer les caisses de l’État russe et « détourne[r] l’attention des adversaires de Moscou du dossier ukrainien », énumère Andreï Kortounov, ancien directeur général du Conseil russe des relations internationales (Russian International Affairs Council, Riac).
L’expert, très écouté, finit par se convaincre que malgré quelques désagréments, « la nouvelle escalade du conflit israélo-iranien est même, dans une certaine mesure, avantageuse pour la Russie ». Le soldat Khamenei est bel et bien oublié.
Justine Brabant
Les poignées de mains étaient fermes et les sourires larges, début janvier, lorsque le président russe Vladimir Poutine et son homologue iranien Masoud Pezeshkian se sont rencontrés pour signer un accord « capital » sur la coopération entre leurs deux pays.
Le document signé, dénommé « Traité de partenariat stratégique », prévoyait notamment que Moscou et Téhéran « renforcent leur sécurité nationale » et « contrent les menaces communes » en développant leur coopération militaire.
Six mois plus tard, l’existence même de la République islamique est menacée par les attaques massives lancées par Israël le 13 juin. Le Kremlin a condamné la « dangereuse escalade » constituée par ces frappes mais ne peut pas – et, semble-t-il, ne veut pas – faire davantage pour venir à la rescousse de son partenaire.
Le premier communiqué du ministère russe des affaires étrangères après les attaques israéliennes du 13 juin condamne ainsi avec vigueur ces frappes mais invite surtout Téhéran à retourner à la table des discussions avec les États-Unis, sans lui apporter de soutien concret.

Avec cette invitation, Moscou a fait preuve d’une solidarité toute relative : dans un contexte où l’Iran voyait ses infrastructures nucléaires, militaires puis énergétiques démolies les unes après les autres, toute négociation aurait repris sur des bases extrêmement défavorables pour la République islamique.
Lorsque Téhéran a choisi de répondre par la force, il est rapidement devenu clair que non seulement la Russie ne ferait pas intervenir son armée (ce que l’Iran ne lui a d’ailleurs pas demandé) mais également qu’elle ne lui apporterait pas d’équipements militaires.
Pas une alliance militaire
Comment expliquer ce qui ressemble à un lâchage ?
Les relations entre l’Iran et la Russie, importantes depuis 1991, ont connu un nouvel élan depuis l’invasion de l’Ukraine de février 2022. Les deux États sont soudés par leur volonté affichée de créer un « monde multipolaire » débarrassé de l’hégémonie occidentale et par leur souci de ne pas se retrouver isolés sur le plan international malgré les sanctions prises par les membres de l’Union européenne (UE) et les États-Unis de Joe Biden.
La Russie est devenue, en 2024, le premier investisseur étranger en Iran, où elle prévoyait des investissements de plusieurs milliards de dollars dans des projets pétroliers et gaziers. L’Iran est particulièrement important aux yeux de Moscou pour lui permettre un accès aux pays du Golfe et pour ses échanges avec les pays du Sud. Téhéran, de son côté, a soutenu l’effort de guerre russe en Ukraine en fournissant à Moscou des drones armés, puis des missiles balistiques.
Cette relation bilatérale se double d’une relation personnelle cordiale entre Vladimir Poutine et le Guide suprême iranien Ali Khamenei. Des sources iraniennes assurent même que le président russe aurait demandé au Guide suprême iranien de « le considérer comme son fils ».
Malgré ces liens et ces intérêts communs, les deux États ne sont jamais allés jusqu’à envisager une alliance incluant une clause d’assistance mutuelle. « La signature du traité ne signifie pas l’établissement d’une alliance militaire avec l’Iran », avait pris soin de préciser le vice-ministre russe des affaires étrangères Andreï Roudenko au Parlement russe lorsqu’il a ratifié le texte.
Relation de longue date avec Israël
Car les intérêts russes dans la région sont plus complexes qu’une simple communauté de destin avec Téhéran. Ils sont nombreux, parfois contradictoires, et évoluent rapidement.
« La Russie ne s’impliquera pas militairement dans cette affaire car ses intérêts dans la région sont très diversifiés »,admettait peu après le début de l’offensive israélienne Fyodor Lukyanov, rédacteur en chef du magazine Russia in Global Affairs et voix influente de la politique étrangère russe.
« L’agenda anti-occidental obsessionnel du Kremlin a renforcé l’importance de la République islamique en tant que partenaire, mais [Vladimir] Poutine a toujours d’autres intérêts dans la région : une relation de longue date, quoique compliquée, avec Israël et un besoin de coordination avec l’Opep sur les prix du pétrole, par exemple »,rappelle Hanna Notte, analyste au Centre James Martin pour les études sur la non-prolifération (Monterey, Californie) dans un article paru dans The Atlantic.
Le président russe a en effet entamé un rapprochement ces dernières années avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, deux pays qui ne veulent pas d’un Iran fort.
D’autres événements sont encore venus infléchir la position russe vis-à-vis de l’Iran ces derniers mois. La dépendance de Moscou aux armes iraniennes a été amoindrie par le développement d’une capacité de production sur le sol russe. Plus important, le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump a ouvert de nouvelles perspectives de coopération entre Russie et États-Unis – avec la tentation de sacrifier Téhéran pour s’attirer les faveurs de Washington. Les coups portés par Israël contre les groupes armés alliés de l’Iran (en particulier le Hamas et le Hezbollah) depuis la fin 2023 ont sans doute achevé de faire de la République islamique un ami un peu encombrant.
« Soudain, l’Iran semblait faible, et la Russie avait le choix : soit elle soutenait son allié du Moyen-Orient, soit elle limitait ses pertes dans une région troublée », résume Hanna Notte.
« Détourner l’attention du dossier ukrainien »
De fait, les commentateurs réputés proches du Kremlin peinent à cacher leur déception – voire leur mépris – vis-à-vis des défaites militaires de la République islamique. « Beaucoup ici, y compris des spécialistes, sont assez surpris par le niveau d’impréparation de l’Iran, car l’hypothèse d’une opération [israélienne] était évoquée depuis un certain temps […]. Il semble que l’Iran n’y ait pas cru et qu’il ait été très mal coordonné », regrettait Fyodor Lukyanov dans un entretien le 15 juin.
La Russie peut-elle encore faire quelque chose pour Téhéran ? « Nous observons des évolutions et des changements si profonds dans toute la région que, malheureusement, je crains qu’il soit impossible de préserver la situation antérieure », poursuit l’influent politiste russe, pour lequel « il est désormais bien plus important d’essayer de comprendre quelle configuration pourrait émerger dans les mois ou les années à venir ».
Dit avec moins de pincettes : vu de Moscou, le soldat Khamenei est déjà perdu. Face à la chute d’un nouveau partenaire de Moscou au Moyen-Orient – après celle de Bachar al-Assad en décembre 2024 –, il faut surtout trouver le moyen de limiter les dommages.
Vladimir Poutine a son idée à ce sujet : pour sortir par le haut de cet écheveau, il tente de se présenter en médiateur. Le rôle de faiseur de paix lui apporterait des bénéfices considérables : regagner une stature internationale, faire oublier ses massacres en Ukraine et démontrer aux États-Unis qu’il est un homme avec lequel il faut compter – et non l’incarnation d’un régime autoritaire violant le droit international qu’il faut sanctionner.
Le président russe a d’ores et déjà fait des offres de service, arguant qu’il est le seul à parler à la fois à Israël, à l’Iran et aux États-Unis. Elles ont pour l’instant été accueillies fraîchement.
Même si elle ne transforme pas Vladimir Poutine en médiateur incontournable, la guerre contre l’Iran pourrait avoir d’autres vertus, avancent d’autres commentateurs russes influents. Elle va entraîner une hausse des prix des hydrocarbures bienvenue pour renflouer les caisses de l’État russe et « détourne[r] l’attention des adversaires de Moscou du dossier ukrainien », énumère Andreï Kortounov, ancien directeur général du Conseil russe des relations internationales (Russian International Affairs Council, Riac).
L’expert, très écouté, finit par se convaincre que malgré quelques désagréments, « la nouvelle escalade du conflit israélo-iranien est même, dans une certaine mesure, avantageuse pour la Russie ». Le soldat Khamenei est bel et bien oublié.
La Chine, « très préoccupée » par la situation, ne compte pas non plus intervenir Comme la Russie, la Chine a multiplié les prises de parole fortes pour dénoncer les frappes massives contre son partenaire iranien – Pékin et Téhéran ont noué un « pacte de coopération stratégique » en mars 2021. Les attaques menées par l’armée israélienne « ignorent le droit international »,ont « provoqué une tension soudaine au Moyen-Orient »,etla Chine est « très préoccupée par le fait que la situation puisse devenir incontrôlable », a déclaré le ministre chinois des affaires étrangères Wang Yi le 18 juin. Mais comme la Russie, elle ne semble pas vouloir ou pouvoir aller plus loin pour défendre le régime iranien – contrairement au Pakistan, auquel elle a fourni de nombreux équipements militaires pour « défendre sa souveraineté et son intégrité territoriale ». |
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