Par Piotr Smolar (Washington, correspondant)
Décryptage
Après avoir fait mine d’hésiter, Donald Trump a pris un risque historique en décidant, sans autorisation du Congrès, de bombarder trois sites nucléaires iraniens. Tandis que les yeux se tournent vers la République islamique, Israël tient une occasion inédite de mettre à terre le régime de Téhéran, qui a juré sa perte.
Les Etats-Unis sont engagés dans une nouvelle guerre au Moyen-Orient, sous l’autorité d’un président, Donald Trump, qui ne jurait que par la paix, le commerce et les seuls intérêts nationaux. Samedi 21 juin, Washington a comblé les attentes d’Israël et mené une opération aérienne d’ampleur contre l’Iran, afin de compromettre définitivement son programme nucléaire.
Après avoir fait mine d’hésiter pendant une semaine, Donald Trump a pris un risque historique, auquel ses prédécesseurs, de George W. Bush à Joe Biden, en passant par Barack Obama, s’étaient refusés. Il a donné le feu vert aux bombardiers B-2, déployés dans la région, pour viser trois sites : Natanz, lieu d’enrichissement d’uranium déjà endommagé par l’aviation israélienne ; Ispahan, où seraient conservés des stocks importants de matière fissile, et enfin Fordo, l’installation la plus enfouie, au pied d’une montagne.
Dans un message publié sur son réseau Truth Social, peu avant 20 heures à Washington, Donald Trump a annoncé cette « attaque très réussie », alors même que l’évaluation exacte de l’impact des frappes n’avait pu être conclue. « Tous les avions se trouvent à présent hors de l’espace aérien de l’Iran », a dit le président, en précisant qu’un « chargement complet de bombes » avait été destiné à la cible la plus délicate, Fordo.
A 21 heures, sur la chaîne Fox News, le présentateur Sean Hannity, ardent partisan de l’opération et propagandiste en chef de la Maison Blanche, annonçait qu’il venait de parler à Donald Trump. Celui-ci lui avait confirmé que six bombes pénétrantes GBU-57, dites « anti-bunker », de 13 tonnes et demie, avaient été larguées sur Fordo. Les ambitions nucléaires de l’Iran « sont officiellement mortes », assurait Sean Hannity, euphorique.
Selon la presse américaine, une douzaine de bombes GBU-57 auraient été employées et une trentaine de missiles de croisière Tomahawk dirigés vers Natanz et Ispahan. Les détails opérationnels devaient être précisés par le Pentagone, dimanche matin. Selon l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, aucun indice de contamination n’aurait été relevé autour des lieux visés.
Un bombardier B-2 Spirit de l’armée de l’air américaine à la base de la Garde nationale de Rosecrans à Saint Joseph (Missouri), en septembre 2024. U.S. AIR NATIONAL GUARD VIA REUTERS
« Maintenant est le temps pour la paix ! », concluait Donald Trump, dans son message, comme s’il pouvait imposer la fin du conflit au moment même où il provoquait une escalade majeure, sans autorisation préalable du Congrès. Le Moyen-Orient basculait ainsi dans une incertitude totale, aveuglante, aux réverbérations inestimables. Un nouveau chapitre historique s’ouvrait, après tant d’autres depuis l’attaque sanglante conduite par le Hamas en Israël, le 7 octobre 2023.
Rétorsions iraniennes et risques terroristes
Cette formule de Donald Trump témoignait surtout d’une tension sécuritaire et politique. La question des rétorsions iraniennes se pose sur-le-champ, conformément aux menaces des officiels à Téhéran, en particulier contre les quelque 40 000 soldats dans des bases américaines au Moyen-Orient, en Arabie saoudite, aux Emirats arabes unis ou encore au Koweit. Le risque terroriste existe aussi, aux Etats-Unis même comme autour de représentations diplomatiques et commerciales à l’étranger, telles des ambassades. Sur un plan politique, il suffisait de constater d’où venaient les premières félicitations enregistrées par Donald Trump samedi soir : de faucons républicains, comme son ancienne ambassadrice à l’ONU, Nikki Haley, ou bien le sénateur Lindsey Graham. Le monde MAGA (« Make America Great Again »), lui, est en plein désarroi, entre fidélité à son chef et allergie à toute nouvelle aventure militaire extérieure.
A 22 heures, dans une allocution solennelle à la Maison Blanche, Donald Trump s’est réjoui des résultats des frappes, qui auraient à l’en croire « complètement et totalement anéanti » les capacités d’enrichissement de l’Iran. Entouré de son vice-président, J.D. Vance, du secrétaire d’Etat Marco Rubio et du secrétaire à la défense, Pete Hegseth, le président américain a lancé un avertissement au « premier sponsor étatique du terrorisme dans le monde ». Ce sera la paix ou une « tragédie » pour l’Iran, invité à négocier les conditions de sa reddition, car « de futures attaques seraient bien plus fortes et bien plus faciles. » Si la paix n’intervient pas « vite », a précisé Donald Trump, les Etats-Unis « s’en prendront aux autres cibles avec précision, rapidité et habilité. »
Donald Trump imagine l’engagement américain comme un coup de grâce, une intervention décisive contre le programme nucléaire iranien, mais de nature ponctuelle. Il suggère au régime de Téhéran, pour sa propre survie, de se garder de toute réponse militaire. Dans les faits, les Etats-Unis ont lié leur destin à Israël, et Donald Trump à Benyamin Nétanyahou, le premier ministre israélien, qu’il a d’ailleurs félicité samedi soir. « Nous avons travaillé en équipe, comme peut-être aucune équipe n’avait travaillé auparavant », a souligné le président américain. Celui-ci avait suscité la crispation de M. Nétanyahou ces derniers mois, en décidant de s’engager dans des négociations avec Téhéran, conduites à Oman par son envoyé spécial, Steve Witkoff. Mais l’hypothèse d’un succès rapide se dérobait, au fil des semaines. Donald Trump n’est pas un homme patient, ni un amateur de dossiers techniques complexes.

Une bombe GBU-57 à la base de l’armée de l’air américaine de Whiteman (Missouri), en mai 2023. U.S. AIR FORCE VIA AP
Depuis le début de l’opération israélienne en Iran, le président américain s’est livré à une escalade verbale, appelant le régime iranien à une « capitulation sans condition ». Il a laissé entrevoir sa tentation de l’option militaire, avant de se donner un délai de deux semaines, permettant d’achever le déploiement d’un deuxième porte-avions, le USS Nimitz, et des bombardiers. Le 17 juin, Donald Trump avait même menacé Ali Khamenei, en expliquant que Washington savait « exactement » où se cachait le guide suprême, qui constituerait une « cible facile », en cas de nécessité. « Au moins pour l’instant », précisait le président – dans une menace d’une gravité exceptionnelle – il n’était pas question de le tuer.
La pire configuration pour les Européens
L’ouverture diplomatique consentie par Donald Trump jeudi 19 juin, pour deux semaines, ressemble donc, a posteriori, à une ruse. Le milliardaire a laissé les représentants des pays de l’E3 (Allemagne, France, Grande Bretagne) s’engager dans une rencontre de la dernière chance à Genève, vendredi, avec le ministre iranien des affaires étrangères, Seyed Abbas Araghchi. Une interaction qui n’a donné aucun résultat. « Non, ils n’ont pas aidé, a lâché Donald Trump vendredi au sujet de ses alliés. L’Iran ne veut pas parler à l’Europe. Ils veulent nous parler. »
Les Européens se retrouvent dans la pire configuration. Ils ont été contraints de s’aligner sur les positions américaines – celle d’une capitulation totale exigée du régime iranien – tout en plaidant en vain pour un cessez-le-feu et une solution diplomatique. Les voilà marginalisés, après avoir célébré les funérailles de l’accord sur le nucléaire iranien, le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoa), « plan d’action global commun ». Comme Washington, ils ont demandé à l’Iran de renoncer à tout enrichissement d’uranium et à son programme de missiles balistiques. La France, qui parlait depuis des années de la question balistique, a vu enfin la réalité s’aligner sur ses souhaits, spectatrice d’un engrenage lui échappant complètement.
Le secret le plus mal gardé du monde occidental, sur le plan diplomatique, a été dévoilé par le chancelier allemand Friedrich Merz. Au terme du sommet du G7 au Canada, mardi 17 juin, le dirigeant a rendu hommage au « courage » de l’armée et du gouvernement d’Israël, pour avoir fait le « sale boulot » en Iran. S’exprimant davantage comme un commentateur qu’un dirigeant, le chancelier entendait par là que les signataires du JCPoA, en 2015, se cognaient la tête contre un mur de façon répétée, depuis le retrait unilatéral des Etats-Unis en 2018, décidé par Donald Trump. Leur soulagement secret est aujourd’hui fortement tempéré par l’effroi qu’inspire le risque d’une escalade majeure.
Depuis 2019, les Européens ont essayé à de multiples reprises d’engager un dialogue avec l’Iran pour revenir dans les paramètres du JCPoA. L’administration Biden avait participé à l’effort, avant de renoncer, devant l’intransigeance de Téhéran et la défiance mutuelle, due au retrait américain en 2018. L’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) a publié des rapports alarmants sur les dérapages successifs du régime : l’enrichissement à haut niveau d’uranium (à 20 % et 60 %), l’accumulation de matière fissile, les dissimulations, la disparition des moyens de surveillance vidéo des sites, l’absence d’explications précises sur des anomalies constatées.
Options iraniennes limitées
L’Iran n’a pas franchi le pas vers la bombe, mais le pays a renforcé sa main pour pouvoir concrétiser au plus vite une décision politique en ce sens, le temps venu. Dire que la menace était immédiate reste très débattu entre services de renseignement. Dire qu’elle était inexistante est une ineptie. Il n’est pas justifié d’établir une stricte comparaison avec les armes de destruction massives prêtées à Saddam Hussein, en Irak, en 2003. Ces armes n’existaient pas. Le programme iranien, oui. Aucun pays n’a besoin d’uranium enrichi au-delà de 4 % lorsqu’il prétend exclusivement au nucléaire civil. C’est cette duplicité iranienne qui vient d’être visée par les Etats-Unis.
Une image satellite du site nucléaire de Fordo en Iran, le 24 janvier 2025. MAXAR TECHNOLOGIES VIA REUTERS
Et maintenant ? Les experts américains estiment que les 48 prochaines heures donneront une indication claire des calculs iraniens. Le régime joue plus que son honneur : sa survie. « Les événements de ce matin sont scandaleux et auront des conséquences à long terme, a commenté Seyed Abbas Araghchi sur le réseau X. Chacun des membres de l’ONU doit être alarmé par ce comportement extrêmement dangereux, illégal et criminel. » Aujourd’hui, les options iraniennes paraissent limitées. Ses capacités de nuisance existent mais sont diminuées. Accepter de négocier sur la base des exigences américaines serait une forme de sabordage pour le régime, qui voit le nucléaire comme la charpente de la souveraineté nationale.
Malgré les revers infligés, l’Iran pourrait s’engager dans une fuite en avant et considérer la bombe nucléaire comme seul horizon de sécurité et de dissuasion souhaitable. Les experts, condamnés aux conjectures, évoquent aussi une possible déstabilisation du pays, entraînant une crise énergétique, une insécurité dans le détroit d’Ormuz, voire un exode de population en cas de troubles internes, et donc une nouvelle crise migratoire majeure vers le continent européen, après la Syrie. Mais rien à ce stade ne permet de crédibiliser ces scénarios.
Par sa campagne éclair, Israël a rebattu les termes de l’équation. Son aviation, dans une chorégraphie opérationnelle audacieuse et s’appuyant sur une qualité de renseignement à couper le souffle, a détruit les capacités de défense antiaérienne du régime et visé certains sites de son programme nucléaire. Les bombardements américains samedi, par l’ampleur des moyens mobilisés, ont sans doute porté un coup important aux structures identifiées pour l’enrichissement et la recherche.
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