Pour l'etude complete: http://www.fondation-res-publica.org/_a210.html
Révolution culturelle au Maroc : le sens d'une transition démographique
par Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Institut National d'Etudes Démographiques, Paris.
Le Maroc est à la veille de récolter les bénéfices de la transition. Cette transition de la fécondité et l'entrée dans la modernité comportent néanmoins quelques « déstabilisations ».
Originalité de la transition démographique marocaine
Pour prendre la mesure des transformations démographiques, culturelles et mentales du Maroc, il faut les situer dans un contexte comparatif adéquat. Le Maroc appartient à des ensembles plus vastes, structurés par des organisations internationales ou non : le Maghreb, l'Afrique, la Méditerranée, le monde arabe et le monde musulman.
Le Maroc : un précurseur dans le monde arabe
La baisse de la fécondité marocaine a pris une décennie d'avance sur celle de la plupart des pays arabes, et 20 ans sur les retardataires comme la Palestine ou le Yémen. Au moment où elle survint au milieu des années 70, elle a surpris les observateurs qui doutaient tous qu'elle puisse avoir lieu aussi vite et aussi tôt. La fécondité du Maroc ne différait en rien avant cette date de celle des pays arabes, exception faite de deux petits pays le Liban et la Tunisie. La préférence pour la famille nombreuse était tellement marquée que le pays s'est permis une légère hausse de 7,2 à 7,4 enfants entre 1962 et 1973, phénomène assez rare.
Ailleurs dans le monde arabe, deux précurseurs de la maîtrise de la croissance démographique, Habib Bourguiba et Jamal Abdel Nasser, ardents malthusiens, ont remporté plus de succès en Tunisie et en Egypte. Ces pays ont amorcé, avant le Maroc, une transition démographique réussie en Tunisie mais avortée en Egypte. En Tunisie, la baisse de la fécondité a été stimulée par une hausse de l'alphabétisation masculine, qui avait atteint 50% en 1969. Il convient néanmoins de relativiser la portée de l'alphabétisation sur la démographie. Malgré son retard séculaire sur la Tunisie en matière d'éducation -il y a aujourd'hui 2 fois plus d'analphabètes au Maroc (3)-, la fécondité marocaine n'est plus qu'à quelques décimales de la fécondité tunisienne. Le rôle de l'instruction comme vecteur de la transition démographique s‘est amorti avec le temps.
Les schémas démographiques du Maroc sont différents de ceux du Proche-Orient, avec une spécificité maghrébine très prononcée. En Egypte et en Syrie, depuis une quinzaine d'années, un sérieux coup de frein a figé la transition démographique et, serait-on tenté de dire, les autres formes de transition. De telle sorte que la fécondité y reste très élevée en termes mondiaux. Le Maroc est à 2,47 enfants par femme en 2004, la Syrie à 3,6 (45% de plus) et l'Egypte à 3,4 (37% de plus).
Une transition atypique, des discordances entre phénomènes
Le déclenchement précoce de la transition au Maroc contredit la théorie démographique. Celle-ci met en première position, dans la course au progrès démographique, les pays les plus avancés au plan économique, culturel et social. Or, dans le contexte arabe des années 70, le Maroc non seulement ne jouissait d'aucun atout particulier, largement distancé par les autres pays. D'où une série de discordances.
Première discordance : lorsque s'est déclenchée la chute de fécondité et par la suite, le niveau de vie était et reste faible. Aujourd'hui, le Maroc est l'un des pays arabes les moins bien lotis : le PIB per capita (en PPA) est modeste (3940 dollars en 2003). Pour tomber plus bas, il faut aller au Soudan, au Yémen, en Palestine et en Syrie, pays de faible niveau de vie et de forte fécondité.
Deuxième discordance : le pays était profondément rural et en principe moins prédisposé à la transition. Le poids de quelques villes-makhzen prestigieuses - Rabat, Fès, Meknès, Tanger- ou de la capitale économique - Casablanca -, ne doit pas faire illusion. Même ces villes étaient sous la coupe de la campagne. En remontant les générations, on trouvait un grand nombre de ruraux de souche chez les personnes âgées, qui participaient pleinement aux décisions de fécondité du couple. Aujourd'hui, la proportion officielle des urbains dépasse celle des ruraux, mais le poids de la campagne et de l'agriculture demeure. Toute l'économie reste tributaire des caprices de la pluviométrie et des fluctuations agricoles.
Troisième discordance : selon l'un des dogmes de la transition démographique, une baisse de la mortalité anticipe celle de la fécondité. Lorsque la mortalité baisse, la « productivité » des naissances augmente; il en faut moins pour conserver un enfant -un garçon- jusqu'à l'âge adulte. Or le Maroc n'a pas attendu l'accélération de la baisse de la mortalité des enfants pour que sa fécondité chute. Cet effet d'« assurance » n'a pas joué.
Quatrième discordance : un article du credo de la transition, plus récent, affirme que l'amélioration du statut de la femme est la condition sine qua non de la transition. Le cas du Maroc ne vérifie pas ce dogme. Le statut de la Marocaine a certes beaucoup évolué, avec des plus (comme la nouvelle Moudawana). Il est vrai que le foeticide féminin à l'aide des procédés de détection du sexe, bon indicateur du statut féminin, n'existe pas au Maroc contrairement à ce qu'on observe dans des pays d'Asie (et un peu en Tunisie). Mais après sa naissance, la fillette perd l'avantage biologique que lui confère la nature : la mortalité des fillettes marocaines est de 22% plus élevée que celle des garçons avant l'âge de 5 ans, alors qu'elle devrait être de 22% plus basse dans une société sans biais patrilinéaire et patrilocal.
Cinquième discordance : un autre lien établi par la théorie de la transition est celui qui associe mécaniquement la baisse de la fécondité aux progrès de la scolarisation et à la diminution de l'analphabétisme féminin. La scolarisation des enfants favorise la réduction de leur nombre en raison des coûts indirects (livres, vêtements, cantine…) et des coûts d'opportunité. Or, à la veille de la révolution démographique marocaine en 1975, la scolarisation était peu répandue (moins de 40% des enfants étaient scolarisés) et l'analphabétisme féminin dominant : 87% chez les femmes (1971). Depuis trois décennies, la fécondité baisse beaucoup sans que la sortie de l'analphabétisme féminin en apparaisse comme le moteur effectif. En 2004, 55% des Marocaines sont encore analphabètes. A l'encontre des dogmes les mieux enracinés, il apparaît que la transition de la fécondité marocaine a été plus guidée par l'alphabétisation des hommes : les hommes âgés de 20 ans atteignent un taux d'alphabétisation de 50% en 1972, ce qui contribue à expliquer la transition de la fécondité survenue 3 ans plus tard en 1975.
La déconnexion entre l'alphabétisation et la transition démographique permet d'envisager un avenir plus radieux pour les femmes. La transition de la fécondité, devenue inéluctable, se traduira concrètement par des naissances moins nombreuses ou stabilisées et, par conséquent, une pression beaucoup moins forte sur les entrées dans le système scolaire. Les filles en seront les premières bénéficiaires, avec une scolarisation universelle et, à terme, l'éradication de l'analphabétisme féminin. Depuis quelques années, l'accès à l'école remet en question le déséquilibre traditionnel entre les sexes. L'enseignement primaire assure une parité parfaite : en 2003/2004, 48,2% des nouveaux inscrits étaient des filles. L'enseignement secondaire (45,2% de filles en 2003-2004) et l'université (48,5%) comptent autant de filles que de garçons.
Révolution culturelle au Maroc : le sens d'une transition démographique
par Youssef Courbage et Emmanuel Todd, Institut National d'Etudes Démographiques, Paris.
Le Maroc est à la veille de récolter les bénéfices de la transition. Cette transition de la fécondité et l'entrée dans la modernité comportent néanmoins quelques « déstabilisations ».
Originalité de la transition démographique marocaine
Pour prendre la mesure des transformations démographiques, culturelles et mentales du Maroc, il faut les situer dans un contexte comparatif adéquat. Le Maroc appartient à des ensembles plus vastes, structurés par des organisations internationales ou non : le Maghreb, l'Afrique, la Méditerranée, le monde arabe et le monde musulman.
Le Maroc : un précurseur dans le monde arabe
La baisse de la fécondité marocaine a pris une décennie d'avance sur celle de la plupart des pays arabes, et 20 ans sur les retardataires comme la Palestine ou le Yémen. Au moment où elle survint au milieu des années 70, elle a surpris les observateurs qui doutaient tous qu'elle puisse avoir lieu aussi vite et aussi tôt. La fécondité du Maroc ne différait en rien avant cette date de celle des pays arabes, exception faite de deux petits pays le Liban et la Tunisie. La préférence pour la famille nombreuse était tellement marquée que le pays s'est permis une légère hausse de 7,2 à 7,4 enfants entre 1962 et 1973, phénomène assez rare.
Ailleurs dans le monde arabe, deux précurseurs de la maîtrise de la croissance démographique, Habib Bourguiba et Jamal Abdel Nasser, ardents malthusiens, ont remporté plus de succès en Tunisie et en Egypte. Ces pays ont amorcé, avant le Maroc, une transition démographique réussie en Tunisie mais avortée en Egypte. En Tunisie, la baisse de la fécondité a été stimulée par une hausse de l'alphabétisation masculine, qui avait atteint 50% en 1969. Il convient néanmoins de relativiser la portée de l'alphabétisation sur la démographie. Malgré son retard séculaire sur la Tunisie en matière d'éducation -il y a aujourd'hui 2 fois plus d'analphabètes au Maroc (3)-, la fécondité marocaine n'est plus qu'à quelques décimales de la fécondité tunisienne. Le rôle de l'instruction comme vecteur de la transition démographique s‘est amorti avec le temps.
Les schémas démographiques du Maroc sont différents de ceux du Proche-Orient, avec une spécificité maghrébine très prononcée. En Egypte et en Syrie, depuis une quinzaine d'années, un sérieux coup de frein a figé la transition démographique et, serait-on tenté de dire, les autres formes de transition. De telle sorte que la fécondité y reste très élevée en termes mondiaux. Le Maroc est à 2,47 enfants par femme en 2004, la Syrie à 3,6 (45% de plus) et l'Egypte à 3,4 (37% de plus).
Une transition atypique, des discordances entre phénomènes
Le déclenchement précoce de la transition au Maroc contredit la théorie démographique. Celle-ci met en première position, dans la course au progrès démographique, les pays les plus avancés au plan économique, culturel et social. Or, dans le contexte arabe des années 70, le Maroc non seulement ne jouissait d'aucun atout particulier, largement distancé par les autres pays. D'où une série de discordances.
Première discordance : lorsque s'est déclenchée la chute de fécondité et par la suite, le niveau de vie était et reste faible. Aujourd'hui, le Maroc est l'un des pays arabes les moins bien lotis : le PIB per capita (en PPA) est modeste (3940 dollars en 2003). Pour tomber plus bas, il faut aller au Soudan, au Yémen, en Palestine et en Syrie, pays de faible niveau de vie et de forte fécondité.
Deuxième discordance : le pays était profondément rural et en principe moins prédisposé à la transition. Le poids de quelques villes-makhzen prestigieuses - Rabat, Fès, Meknès, Tanger- ou de la capitale économique - Casablanca -, ne doit pas faire illusion. Même ces villes étaient sous la coupe de la campagne. En remontant les générations, on trouvait un grand nombre de ruraux de souche chez les personnes âgées, qui participaient pleinement aux décisions de fécondité du couple. Aujourd'hui, la proportion officielle des urbains dépasse celle des ruraux, mais le poids de la campagne et de l'agriculture demeure. Toute l'économie reste tributaire des caprices de la pluviométrie et des fluctuations agricoles.
Troisième discordance : selon l'un des dogmes de la transition démographique, une baisse de la mortalité anticipe celle de la fécondité. Lorsque la mortalité baisse, la « productivité » des naissances augmente; il en faut moins pour conserver un enfant -un garçon- jusqu'à l'âge adulte. Or le Maroc n'a pas attendu l'accélération de la baisse de la mortalité des enfants pour que sa fécondité chute. Cet effet d'« assurance » n'a pas joué.
Quatrième discordance : un article du credo de la transition, plus récent, affirme que l'amélioration du statut de la femme est la condition sine qua non de la transition. Le cas du Maroc ne vérifie pas ce dogme. Le statut de la Marocaine a certes beaucoup évolué, avec des plus (comme la nouvelle Moudawana). Il est vrai que le foeticide féminin à l'aide des procédés de détection du sexe, bon indicateur du statut féminin, n'existe pas au Maroc contrairement à ce qu'on observe dans des pays d'Asie (et un peu en Tunisie). Mais après sa naissance, la fillette perd l'avantage biologique que lui confère la nature : la mortalité des fillettes marocaines est de 22% plus élevée que celle des garçons avant l'âge de 5 ans, alors qu'elle devrait être de 22% plus basse dans une société sans biais patrilinéaire et patrilocal.
Cinquième discordance : un autre lien établi par la théorie de la transition est celui qui associe mécaniquement la baisse de la fécondité aux progrès de la scolarisation et à la diminution de l'analphabétisme féminin. La scolarisation des enfants favorise la réduction de leur nombre en raison des coûts indirects (livres, vêtements, cantine…) et des coûts d'opportunité. Or, à la veille de la révolution démographique marocaine en 1975, la scolarisation était peu répandue (moins de 40% des enfants étaient scolarisés) et l'analphabétisme féminin dominant : 87% chez les femmes (1971). Depuis trois décennies, la fécondité baisse beaucoup sans que la sortie de l'analphabétisme féminin en apparaisse comme le moteur effectif. En 2004, 55% des Marocaines sont encore analphabètes. A l'encontre des dogmes les mieux enracinés, il apparaît que la transition de la fécondité marocaine a été plus guidée par l'alphabétisation des hommes : les hommes âgés de 20 ans atteignent un taux d'alphabétisation de 50% en 1972, ce qui contribue à expliquer la transition de la fécondité survenue 3 ans plus tard en 1975.
La déconnexion entre l'alphabétisation et la transition démographique permet d'envisager un avenir plus radieux pour les femmes. La transition de la fécondité, devenue inéluctable, se traduira concrètement par des naissances moins nombreuses ou stabilisées et, par conséquent, une pression beaucoup moins forte sur les entrées dans le système scolaire. Les filles en seront les premières bénéficiaires, avec une scolarisation universelle et, à terme, l'éradication de l'analphabétisme féminin. Depuis quelques années, l'accès à l'école remet en question le déséquilibre traditionnel entre les sexes. L'enseignement primaire assure une parité parfaite : en 2003/2004, 48,2% des nouveaux inscrits étaient des filles. L'enseignement secondaire (45,2% de filles en 2003-2004) et l'université (48,5%) comptent autant de filles que de garçons.
Commentaire