Jean-Claude Michéa est un philosophe Français connu notamment pour ses travaux sur George Orwell et Christopher Lasch. Dans ce petit extrait, issu d'une longue et très intéressante interview disponible intégralement ici, il revient sur le choix du titre de son dernier essai "L'empire du moindre mal" en abordant notamment les thèmes du "doute" et de la "modernité".
Je publie ce texte ici car ces thèmes reviennent souvent dans les discussions et hélas, peut-être par mépris de soi et de notre héritage, même des musulmans, ne sont réellement "ouverts d'esprit" qu'en présence d'arguments profanes…
Je publie ce texte ici car ces thèmes reviennent souvent dans les discussions et hélas, peut-être par mépris de soi et de notre héritage, même des musulmans, ne sont réellement "ouverts d'esprit" qu'en présence d'arguments profanes…
Allah yahdina!
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… Mais la véritable raison est néanmoins philosophique. Jusqu’à l’époque moderne, en effet, les philosophes s’étaient toujours efforcés de décrire les conditions politiques de la meilleure société possible. Certains, comme les utopistes, projetaient même d’édifier une communauté parfaite. Or avec la politique moderne, et tout particulièrement avec le libéralisme, les choses vont changer du tout au tout. Les guerres de religion qui ont dévasté l’Europe du XVIe et du XVIIe siècles ont, en effet, été si cruelles, si meurtrières et si démoralisantes que les élites intellectuelles du temps en sont venues à désespérer des possibilités mêmes de la vie en commun et à penser que l’homme, loin d’être un «animal politique» comme le croyait Aristote, était au contraire un véritable loup pour ses semblables, selon la formule que Hobbes allait rendre populaire. La nécessité de poser la question politique sur de nouvelles bases est donc née, en grande partie, de ce traumatisme originel.
On pourrait, si l’on veut, comparer cette révolution philosophique avec ce qui se passe de nos jours lors des élections. On voit bien, en effet, que les classes populaires — quand elles votent encore — ne portent plus guère leurs suffrages sur le candidat qui pourra les conduire vers l’avenir radieux. Elles choisissent, en réalité, celui dont le principal mérite est de barrer la route à un candidat supposé encore pire. Toutes proportions gardées, c’est bien ainsi que les modernes, au XVIIe siècle, ont fini par envisager les choses. Leur vision de l’homme est devenue si négative — «l’homme est incapable de vrai et de bien», disait Pascal — que la philosophie politique s’est progressivement réduite à l’art minimal de définir la moins mauvaise société possible. Le mérite des libéraux est simplement d’avoir su tirer toutes les conclusions logiques de cette nouvelle problématique. Pour eux, en effet, la moins mauvaise des sociétés est celle qui a renoncé une fois pour toutes à faire appel à la vertu ou au civisme de ses membres pour s’en remettre uniquement au libre jeu des mécanismes anonymes du Droit et du Marché.
On voit donc que, derrière la manière moderne d’envisager la politique, il y a avant tout l’idée profondément pessimiste — et dont la première formulation remonte aux théories luthériennes du péché et de la chute —, selon laquelle l’homme est par nature un être misérable dont la conduite ne connaît que deux ressorts possibles : la vanité et l’amour-propre d’un côté, l’intérêt égoïste de l’autre. Tel est bien, entre autres, le leitmotiv des analyses de La Rochefoucauld et des grands moralistes de cette époque. Il n’est donc pas étonnant que la philosophie moderne se présente toujours comme une philosophie du soupçon et du doute méthodique. Pour un esprit moderne, croire, par exemple, que la générosité, l’honnêteté, l’amitié ou l’amour correspondraient à des vertus réelles, relève nécessairement d’un humanisme naïf et désuet que les «sciences de l’homme» ont démystifié depuis longtemps. Le lien concret entre cette image négative de l’homme et la philosophie politique moderne n’est donc pas très difficile à saisir. Dès que vous acceptez cette anthropologie pessimiste il n’y a, en effet, plus le moindre sens à se demander ce que pourraient être les structures d’une société bonne ou idéale. Un esprit «réaliste» se demandera seulement à quelles conditions une communauté d’individus motivés par leur seul intérêt ou leur seul amour-propre peut avoir la moindre chance de survivre et éventuellement de prospérer. C’est un point sur lequel je tiens vraiment à insister. Il me semble réellement impossible de comprendre les enjeux ultimes de la politique contemporaine si l’on oublie que, derrière l’adhésion intellectuelle au libéralisme et à la modernité, il y a toujours l’acceptation préalable, qu’elle soit consciente ou inconsciente, de cette anthropologie pessimiste et négative ; en d’autres termes, il y a toujours le désir plus ou moins avoué de considérer son voisin comme un pécheur corrompu, comme un être égoïste et calculateur dont un esprit lucide a toutes les raisons de se méfier. Je crois même qu’il faut aller encore plus loin. Je pense que l’inconscient des apologistes de la modernité est fondamentalement structuré par cette vision puritaine de l’homme. Cela me semble particulièrement évident dans le cas des économistes qui incarnent, comme Burke l’avait bien vu, la forme la plus radicale de l’esprit moderne (une telle hypothèse permettrait d’ailleurs d’éclairer d’un jour nouveau les impasses à répétition de cette «révolution sexuelle» dont les modernes sont généralement si fiers).
À l’inverse, le simple fait de réintroduire une conception de l’homme plus complexe et plus nuancée — d’admettre, par exemple, qu’il est tout autant capable d’aimer, de donner ou d’aider que de prendre, d’exploiter et de spolier — suffit à changer d’un seul coup tous les paramètres de la philosophie politique dominante. Au passage, il serait intéressant de se demander dans quelle mesure la représentation très sombre de l’être humain qui caractérise la philosophie libérale, n’est pas en partie responsable de la fascination caractéristique des modernes pour le crime et la délinquance et, dans la fiction, pour des personnages comme ceux de Fantômas ou de Hannibal Lecter. On pourrait, du coup, relire sous un autre angle l’œuvre de Michel Foucault, notamment la question des liens qui unissent son livre-clé sur Pierre Rivière au développement ultérieur de ses idées libertariennes. Quant à moi, à la lumière de mes rencontres et de mes propres expériences, j’aurais évidemment tendance à penser qu’une telle vision de l’âme humaine est profondément réductrice. Je me dis même parfois qu’elle relève, chez beaucoup de partisans de la modernité, d’un pur et simple phénomène de projection, au sens psychanalytique du terme. Mais sans doute est-ce moi qui ai été trop naïf en ne me méfiant pas suffisamment de mes voisins et de mes amis !
On pourrait, si l’on veut, comparer cette révolution philosophique avec ce qui se passe de nos jours lors des élections. On voit bien, en effet, que les classes populaires — quand elles votent encore — ne portent plus guère leurs suffrages sur le candidat qui pourra les conduire vers l’avenir radieux. Elles choisissent, en réalité, celui dont le principal mérite est de barrer la route à un candidat supposé encore pire. Toutes proportions gardées, c’est bien ainsi que les modernes, au XVIIe siècle, ont fini par envisager les choses. Leur vision de l’homme est devenue si négative — «l’homme est incapable de vrai et de bien», disait Pascal — que la philosophie politique s’est progressivement réduite à l’art minimal de définir la moins mauvaise société possible. Le mérite des libéraux est simplement d’avoir su tirer toutes les conclusions logiques de cette nouvelle problématique. Pour eux, en effet, la moins mauvaise des sociétés est celle qui a renoncé une fois pour toutes à faire appel à la vertu ou au civisme de ses membres pour s’en remettre uniquement au libre jeu des mécanismes anonymes du Droit et du Marché.
On voit donc que, derrière la manière moderne d’envisager la politique, il y a avant tout l’idée profondément pessimiste — et dont la première formulation remonte aux théories luthériennes du péché et de la chute —, selon laquelle l’homme est par nature un être misérable dont la conduite ne connaît que deux ressorts possibles : la vanité et l’amour-propre d’un côté, l’intérêt égoïste de l’autre. Tel est bien, entre autres, le leitmotiv des analyses de La Rochefoucauld et des grands moralistes de cette époque. Il n’est donc pas étonnant que la philosophie moderne se présente toujours comme une philosophie du soupçon et du doute méthodique. Pour un esprit moderne, croire, par exemple, que la générosité, l’honnêteté, l’amitié ou l’amour correspondraient à des vertus réelles, relève nécessairement d’un humanisme naïf et désuet que les «sciences de l’homme» ont démystifié depuis longtemps. Le lien concret entre cette image négative de l’homme et la philosophie politique moderne n’est donc pas très difficile à saisir. Dès que vous acceptez cette anthropologie pessimiste il n’y a, en effet, plus le moindre sens à se demander ce que pourraient être les structures d’une société bonne ou idéale. Un esprit «réaliste» se demandera seulement à quelles conditions une communauté d’individus motivés par leur seul intérêt ou leur seul amour-propre peut avoir la moindre chance de survivre et éventuellement de prospérer. C’est un point sur lequel je tiens vraiment à insister. Il me semble réellement impossible de comprendre les enjeux ultimes de la politique contemporaine si l’on oublie que, derrière l’adhésion intellectuelle au libéralisme et à la modernité, il y a toujours l’acceptation préalable, qu’elle soit consciente ou inconsciente, de cette anthropologie pessimiste et négative ; en d’autres termes, il y a toujours le désir plus ou moins avoué de considérer son voisin comme un pécheur corrompu, comme un être égoïste et calculateur dont un esprit lucide a toutes les raisons de se méfier. Je crois même qu’il faut aller encore plus loin. Je pense que l’inconscient des apologistes de la modernité est fondamentalement structuré par cette vision puritaine de l’homme. Cela me semble particulièrement évident dans le cas des économistes qui incarnent, comme Burke l’avait bien vu, la forme la plus radicale de l’esprit moderne (une telle hypothèse permettrait d’ailleurs d’éclairer d’un jour nouveau les impasses à répétition de cette «révolution sexuelle» dont les modernes sont généralement si fiers).
À l’inverse, le simple fait de réintroduire une conception de l’homme plus complexe et plus nuancée — d’admettre, par exemple, qu’il est tout autant capable d’aimer, de donner ou d’aider que de prendre, d’exploiter et de spolier — suffit à changer d’un seul coup tous les paramètres de la philosophie politique dominante. Au passage, il serait intéressant de se demander dans quelle mesure la représentation très sombre de l’être humain qui caractérise la philosophie libérale, n’est pas en partie responsable de la fascination caractéristique des modernes pour le crime et la délinquance et, dans la fiction, pour des personnages comme ceux de Fantômas ou de Hannibal Lecter. On pourrait, du coup, relire sous un autre angle l’œuvre de Michel Foucault, notamment la question des liens qui unissent son livre-clé sur Pierre Rivière au développement ultérieur de ses idées libertariennes. Quant à moi, à la lumière de mes rencontres et de mes propres expériences, j’aurais évidemment tendance à penser qu’une telle vision de l’âme humaine est profondément réductrice. Je me dis même parfois qu’elle relève, chez beaucoup de partisans de la modernité, d’un pur et simple phénomène de projection, au sens psychanalytique du terme. Mais sans doute est-ce moi qui ai été trop naïf en ne me méfiant pas suffisamment de mes voisins et de mes amis !
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