jeudi 6 août 2009 - par Catherine Stoll- Simon
Mériem, Mahmoud, Nicolas Podolinsky… Isabelle Eberhardt signait ses textes sous de nombreux pseudonymes féminins ou masculins et beaucoup n’ont retenu de ce personnage atypique que cette capacité singulière à brouiller les cartes de son identité, à s’habiller en bédouin et à vivre en homme.
Insoumise à l’ordre bien établi de la fin du 19 è siècle, féministe à sa manière, aventurière en quête d’un « ailleurs » sans exotisme : il fallait que cette jeune Russe fut d’abord tout cela pour oser quitter la Suisse et l’Occident à 19 ans, rejoindre le Sahara algérien et s’y fixer définitivement jusqu’à ce jour d’octobre 1904 où la crue d’un oued l’emporta. Elle n’avait que 27 ans.
Destinée hors du commun qui inspira passions, légendes et fantasmes. Il est vrai que cette grande amoureuse du désert et du Maghreb fut une scandaleuse d’exception : à Genève d’abord, là où elle vécut ses « années occidentales », on la croisait dans les rues habillée en marin ; elle y menait une vie de bohême libertaire, fréquentant les milieux anarchistes et activistes de Genève, militant même en faveur de l’indépendance de la Macédoine ; à Bône, en Algérie où elle se fixa quelques mois avec sa mère et où ces étranges étrangères ne recevaient que des « indigènes » au grand dam des colons bon teint ; à Tunis, -où elle ne fit que passer- et où elle mène alors, entre amis et amants arabes, une vie turbulente peu conforme aux standards d’une jeune fille d’origine aristocrate.
A El Oued Souf, en Algérie, où elle affiche au grand jour ses amours avec un jeune spahi –qui deviendra son mari-, alliance que les militaires français du Bureau arabe ne manqueront pas de juger « contre- nature » et qui lui vaudra une réputation définitive de débauchée. Incontestablement, cette grande vagabonde dérangeait ; et l’image insolite de cette jeune femme revêtue du chèche et du burnous, fréquentant les cafés maures et les mauvais lieux, fumant du kif et chevauchant sur les pistes entre Touggourt et Guemar n’est que la face visible, exotérique, d’un esprit libre et subversif que par commodité, on a préféré croire bohème et libertin.
C’est sans aucun doute à l’apogée de sa courte vie, sur cette terre algérienne qu’elle avait choisie pour « nid, au fond du désert, loin des hommes » que l’insoumise s’employa le plus à écarter les entraves sociales et à dépasser les clivages géographiques et culturels : à travers ses Nouvelles qui paraissaient alors dans des revues françaises ou des quotidiens algérois, elle sut dénoncer l’immense bêtise coloniale et, dans la ligne de Zola qu’elle avait soutenu en 1898, « accusa » de son côté l’inhumanité du traitement des prisonniers, les forces d’occupation qui détournaient les hommes de leur tribu, leur faisant croire que « la liberté (est) sous la veste bleue » et les rendant difficilement réadaptables à leur vie d’origine…Elle accusa « la triste comédie bureaucratique » qui justifiait l’expropriation des fellah pour récupérer les terrains de colonisation, elle accusa les petits et grands chefs et leurs préjugés racistes.
Ni Maupassant, également fasciné par le Maghreb et qui l’y avait précédée de quelques années, ni Gide qu’elle aurait pu croiser entre Alger et Biskra, ne surent avoir ce regard politique, percutant, qui dépassait largement l’intention littéraire. Il est vrai que parlant l’arabe classique et dialectal, mariée à un « indigène » et de surcroît musulmane, Isabelle fit bien davantage que « passer » en voyageuse et en journaliste- femme de lettres ; bien plus qu’une empathie pour le monde arabe, elle vécut une forme très personnelle d’ « assimilation » à l’univers arabo- musulman sans pour autant jamais se départir de son sens aigu de la liberté individuelle : manière ultime et profondément subversive de s’opposer dans sa vie- même comme dans ses textes à l’intolérance et aux réflexes arabophobes, renvoyant aux colons d’alors l’image de leur sèche imperméabilité à la culture de « l’autre » …Isabelle ne pouvait aller plus loin dans le refus des conventions sociales et la dénonciation ouverte d’un monde occidental engagé sur la pente d’une modernité dont elle pressentait le potentiel de déshumanisation et de barbarie .
D’ailleurs, elle en avait fuit la perte du sacré et des repères éthiques : en 1899, dans son seul texte à caractère philosophique, elle écrivait : « L’Europe et ses filles spirituelles, essaimées aux quatre coins du monde, ont fini par rejeter toutes les croyances douces et consolantes, toutes les espérances et tous les réconforts…Au point de vue de la science tel était leur droit…Cependant les hommes tirèrent de l’athéisme cette conclusion terrible : point de Dieu, point de châtiment surnaturel ni ici-bas ni ailleurs, donc point de responsabilité…Dès lors tout fut permis, et l’éthique avait vécu…De ce fait l’incrédulité des modernes est double : religieuse et morale ». Propos visionnaires qui anticipent, entre autres, ceux d’Albert Schweitzer (1) s’inquiétant, quelques années plus tard, des conséquences éthiques de la déspiritualisation de l’Occident….
Profondément moderne, Isabelle Eberhardt le fut aussi dans son approche de l’Islam. Elle, qui se défendit toujours d’être une convertie (« … Je suis née musulmane et n’ai jamais changé de religion » alla-t-elle jusqu’à affirmer en 1903 dans un article de la Petite Gironde, jouant une fois encore sur l’ambiguïté de sa filiation paternelle) pratiqua d’abord et avant tout un Islam intérieur, très écarté d’une conception de l’Islam réduite à l’application de la loi religieuse et des commandements. Aboutissement d’un cheminement tout à la fois ontologique et esthétique, sa recherche spirituelle la mène rapidement à fréquenter les zaouïya et à prendre l’attachement auprès de la qadiriya, confrérie soufie très présente dans le sud algérien où elle trouva « la patrie tant et si désespérément désirée ».
Mériem, Mahmoud, Nicolas Podolinsky… Isabelle Eberhardt signait ses textes sous de nombreux pseudonymes féminins ou masculins et beaucoup n’ont retenu de ce personnage atypique que cette capacité singulière à brouiller les cartes de son identité, à s’habiller en bédouin et à vivre en homme.
Insoumise à l’ordre bien établi de la fin du 19 è siècle, féministe à sa manière, aventurière en quête d’un « ailleurs » sans exotisme : il fallait que cette jeune Russe fut d’abord tout cela pour oser quitter la Suisse et l’Occident à 19 ans, rejoindre le Sahara algérien et s’y fixer définitivement jusqu’à ce jour d’octobre 1904 où la crue d’un oued l’emporta. Elle n’avait que 27 ans.
Destinée hors du commun qui inspira passions, légendes et fantasmes. Il est vrai que cette grande amoureuse du désert et du Maghreb fut une scandaleuse d’exception : à Genève d’abord, là où elle vécut ses « années occidentales », on la croisait dans les rues habillée en marin ; elle y menait une vie de bohême libertaire, fréquentant les milieux anarchistes et activistes de Genève, militant même en faveur de l’indépendance de la Macédoine ; à Bône, en Algérie où elle se fixa quelques mois avec sa mère et où ces étranges étrangères ne recevaient que des « indigènes » au grand dam des colons bon teint ; à Tunis, -où elle ne fit que passer- et où elle mène alors, entre amis et amants arabes, une vie turbulente peu conforme aux standards d’une jeune fille d’origine aristocrate.
A El Oued Souf, en Algérie, où elle affiche au grand jour ses amours avec un jeune spahi –qui deviendra son mari-, alliance que les militaires français du Bureau arabe ne manqueront pas de juger « contre- nature » et qui lui vaudra une réputation définitive de débauchée. Incontestablement, cette grande vagabonde dérangeait ; et l’image insolite de cette jeune femme revêtue du chèche et du burnous, fréquentant les cafés maures et les mauvais lieux, fumant du kif et chevauchant sur les pistes entre Touggourt et Guemar n’est que la face visible, exotérique, d’un esprit libre et subversif que par commodité, on a préféré croire bohème et libertin.
C’est sans aucun doute à l’apogée de sa courte vie, sur cette terre algérienne qu’elle avait choisie pour « nid, au fond du désert, loin des hommes » que l’insoumise s’employa le plus à écarter les entraves sociales et à dépasser les clivages géographiques et culturels : à travers ses Nouvelles qui paraissaient alors dans des revues françaises ou des quotidiens algérois, elle sut dénoncer l’immense bêtise coloniale et, dans la ligne de Zola qu’elle avait soutenu en 1898, « accusa » de son côté l’inhumanité du traitement des prisonniers, les forces d’occupation qui détournaient les hommes de leur tribu, leur faisant croire que « la liberté (est) sous la veste bleue » et les rendant difficilement réadaptables à leur vie d’origine…Elle accusa « la triste comédie bureaucratique » qui justifiait l’expropriation des fellah pour récupérer les terrains de colonisation, elle accusa les petits et grands chefs et leurs préjugés racistes.
Ni Maupassant, également fasciné par le Maghreb et qui l’y avait précédée de quelques années, ni Gide qu’elle aurait pu croiser entre Alger et Biskra, ne surent avoir ce regard politique, percutant, qui dépassait largement l’intention littéraire. Il est vrai que parlant l’arabe classique et dialectal, mariée à un « indigène » et de surcroît musulmane, Isabelle fit bien davantage que « passer » en voyageuse et en journaliste- femme de lettres ; bien plus qu’une empathie pour le monde arabe, elle vécut une forme très personnelle d’ « assimilation » à l’univers arabo- musulman sans pour autant jamais se départir de son sens aigu de la liberté individuelle : manière ultime et profondément subversive de s’opposer dans sa vie- même comme dans ses textes à l’intolérance et aux réflexes arabophobes, renvoyant aux colons d’alors l’image de leur sèche imperméabilité à la culture de « l’autre » …Isabelle ne pouvait aller plus loin dans le refus des conventions sociales et la dénonciation ouverte d’un monde occidental engagé sur la pente d’une modernité dont elle pressentait le potentiel de déshumanisation et de barbarie .
D’ailleurs, elle en avait fuit la perte du sacré et des repères éthiques : en 1899, dans son seul texte à caractère philosophique, elle écrivait : « L’Europe et ses filles spirituelles, essaimées aux quatre coins du monde, ont fini par rejeter toutes les croyances douces et consolantes, toutes les espérances et tous les réconforts…Au point de vue de la science tel était leur droit…Cependant les hommes tirèrent de l’athéisme cette conclusion terrible : point de Dieu, point de châtiment surnaturel ni ici-bas ni ailleurs, donc point de responsabilité…Dès lors tout fut permis, et l’éthique avait vécu…De ce fait l’incrédulité des modernes est double : religieuse et morale ». Propos visionnaires qui anticipent, entre autres, ceux d’Albert Schweitzer (1) s’inquiétant, quelques années plus tard, des conséquences éthiques de la déspiritualisation de l’Occident….
Profondément moderne, Isabelle Eberhardt le fut aussi dans son approche de l’Islam. Elle, qui se défendit toujours d’être une convertie (« … Je suis née musulmane et n’ai jamais changé de religion » alla-t-elle jusqu’à affirmer en 1903 dans un article de la Petite Gironde, jouant une fois encore sur l’ambiguïté de sa filiation paternelle) pratiqua d’abord et avant tout un Islam intérieur, très écarté d’une conception de l’Islam réduite à l’application de la loi religieuse et des commandements. Aboutissement d’un cheminement tout à la fois ontologique et esthétique, sa recherche spirituelle la mène rapidement à fréquenter les zaouïya et à prendre l’attachement auprès de la qadiriya, confrérie soufie très présente dans le sud algérien où elle trouva « la patrie tant et si désespérément désirée ».
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