Mohammed Arkoun et la réforme de l’Islam : le questionnement des textes sacrés : De l’islamologie classique à l’islamologie appliquée
Par REPORTERS -21 septembre 2020
Le 14 septembre 2010 disparaissait Mohamed Arkoun, figure intellectuelle de premier plan et islamologue parmi les discutés, mais aussi parmi les attaqués en raison de l’originalité de ses travaux et de sa pensée. Pour rappeler l’importance et l’eccéité de la réflexion arkounienne dans le domaine de l’islamologie, ici, une contribution du chercheur et islamologue Saïd Djabelkhir…
Par Saïd Djabelkhir, islamologue
Mon ambition dans cet article est de «vulgariser», autant que faire se peut, la pensée de Mohammed Arkoun, car nous avons l’habitude d’entendre dire que la pensée arkounienne est difficile d’accès. Mais, en réalité, le problème n’est pas la pensée d’Arkoun ou sa difficulté d’accès, le vrai problème, c’est plutôt nous, qui avons pris l’habitude de faire dans le prêt-à-penser, car il est vrai que la pensée d’Arkoun est un discours qui sort des chemins balisés et qui peut parfois déranger.
Dès 1974, Arkoun avait lancé des appels pour une islamologie appliquée afin de dépasser l’islamologie érudite et descriptive. Arkoun a montré que ce qui distingue l’islamologie appliquée de l’islamologie classique et de la littérature politologique et de toute la production islamique depuis la salafiya du XIXe siècle jusqu’aux radicaux actuels, c’est le projet d’une critique de la raison islamique. Et c’est là qu’Arkoun s’est distingué de la grande majorité de ses collègues orientalistes qui restent indifférents à toute approche de l’Islam s’inscrivant dans le projet d’une critique de la raison islamique.

Le retour en arrière est-il une solution ?
Arkoun explique que la réforme de l’Islam est, pour beaucoup d’intellectuels et de chercheurs musulmans, une forme de «retour aux sources originelles, un rappel des règles primitives».
Les partisans de cette vision, et ils sont nombreux, la justifient ainsi : l’Islam, avant d’être «souillé» par des traditions impures, des comportements et des interprétations négatives, était un élan positif qui porte l’homme vers plus de liberté, de bonheur et d’épanouissement. La réforme de l’Islam est, selon eux, un retour en arrière. Cette démarche revêt néanmoins un aspect dogmatique parce qu’elle ne vise pas à dévoiler de nouveaux horizons de sens, mais à déterrer et adopter un sens premier, jugé prépondérant et conforme à l’orthodoxie islamique. On est donc en plein dans la quête de la pureté.
Mohammed Arkoun relève cette posture chez les intellectuels musulmans, y compris les plus audacieux d’entre eux comme Taha Hussein, Mohammed Abed El Jabiri, Mohammed Shahrour, Islam Behiri, Adnan Ibrahim, Ahmed Sobhi Mansour, Abdou Maher, pour ne citer que ceux-là.
On remarque au demeurant que cette attitude classique est la même qui a été adoptée par Martin Luther dans son entreprise de réforme de l’Eglise. Luther est parti du postulat selon lequel «une forte proportion de paganisme et de judaïsme avait été introduite dans le Christianisme, qu’il fallait donc ramener à sa pureté primitive en justifiant tout par l’Ecriture».
Les intellectuels musulmans qui prônent une réforme de l’Islam allant dans ce sens sont nombreux, nous en avons déjà cité quelques-uns. Certains d’entre eux, se faisant appeler coranistes, appellent à la mobilisation du seul texte coranique comme source d’exégèse et de jurisprudence en excluant le hadith et la tradition du Prophète – nous allons discuter cette idée dans les paragraphes qui suivent. D’autres, plus attachés à la tradition prophétique, n’excluent pas les dires du Prophète Mohammed et les différentes interprétations qui en sont faites, pourvu que rien ne soit en contradiction avec le Coran.
Ces deux démarches ne sont pas acceptées par Mohammed Arkoun, parce qu’elles ne tiennent pas compte de toutes les influences culturelles qu’a pu subir l’Islam à travers les siècles. Ignorant les différences culturelles, historiques et politiques qui fluctuent d’un contexte à un autre, ils plaident pour un Islam unique pour tous les musulmans, qu’ils soient en Chine, en Syrie, en Algérie ou au Gabon. De plus, ces intellectuels musulmans considèrent que ce qui se fait au nom de l’Islam est étranger au texte coranique. Ils n’ont pas tout à fait tort, mais il est à noter au demeurant que les partisans de ces démarches réformistes, plutôt molles, n’ont jamais osé examiner la source première de l’Islam : Le Coran.
Le questionnement des textes sacrés
L’avènement, au milieu du siècle dernier, de Taha Hussein – qui a été l’un des rares intellectuels musulmans à franchir le cap et à interroger le texte sacré, et ce, dans son ouvrage «Fi Chiir Al Djahili» (de la poésie anté-Islamique) qui a suscité une très grande polémique aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Egypte – a provoqué un bouleversement dans les pays de tradition islamique.
Aujourd’hui, en Algérie comme ailleurs où l’Islam est majoritaire et dominant, force est de constater que les intellectuels sont toujours enfermés dans cette «impasse psychologique» où l’audace philosophique de Taha Hussein a fini par étouffer sous les coups de la propagande négative orchestrée par l’orthodoxie d’Al Azhar.
Pourtant, les crises culturelles, latentes il y a quelques années, sont de plus en plus patentes surtout depuis l’ouverture du champ médiatique, l’installation des chaînes de télévision privées et l’avènement des Smartphones et de la 4G, chose qui a branché les nouvelles générations sur les nouveaux débats religieux sur les chaînes satellitaires, mais aussi et surtout sur les chaînes Youtube.
Il est à noter aussi que les exigences de réforme religieuse et d’adaptation aux besoins et aux questionnements du monde moderne, timides jusqu’à très récemment, redoublent sans cesse de pression.
La subversion de l’Islam
Que faire dans ces conditions ? Doit-on adopter le projet des traditionnalistes et des coranistes ou reprendre le projet révolutionnaire de Taha Hussein ? Ou bien faire les deux à la fois ? Mohammed Arkoun se méfie des révolutionnaires car, pour lui, ceux-ci «interrogent le monde hâtivement donc superficiellement». Selon lui, l’urgence est ailleurs, et les intellectuels musulmans ont pour devoir d’atténuer l’opposition des deux forces révolutionnaire et conservatrice qui partagent leurs pays, parce qu’ils possèdent l’indépendance du jugement qui les place au-dessus des luttes aveugles des partis, parce qu’ils sont des éducateurs de la masse par leurs écrits et de la jeunesse par leur enseignement, parce qu’enfin, l’intelligence doit travailler sur les données concrètes de la vie à la lumière de ses conquêtes antérieures.
Autrement dit, il s’agit pour Mohammed Arkoun, d’interroger l’Islam non pas seulement dans les interprétations qui en sont faites, mais dans ses fondements, y compris à travers l’examen du texte sacré, et sa «construction humaine» à travers les siècles.
Dans ce contexte précis, Arkoun fait remarquer que se contenter de rappeler l’âge d’or de l’Islam ne sert ni à soulever les vraies questions ni à donner les réponses, mêmes pas les plus élémentaires, aux débats cataclysmiques que suscite l’Islam dans le monde d’aujourd’hui. Le confort des jugements moraux, des constats auto-glorificateurs ou de la stratégie de l’autruche ne paie plus et la vulnérabilité intellectuelle de l’ambivalence ne rassure plus.
Etant conscient des enjeux liés à la nécessaire «subversion de l’Islam» et à son adaptation aux exigences du monde moderne, Arkoun recommande ce qui suit : «Il faut que l’intellectuel musulman accepte de confronter froidement, avec une exigence absolue envers lui-même, ses valeurs traditionnelles avec les ‘’impératifs catégoriques’’ de la vie de l’homme moderne avec tout ce qu’elle implique de tendances irrépressibles.»
Alors une question se pose : les intellectuels musulmans sont-ils en mesure de relever ce défi ? Les espoirs sont assez maigres, mais il faut bien continuer à les nourrir.
Par REPORTERS -21 septembre 2020
Le 14 septembre 2010 disparaissait Mohamed Arkoun, figure intellectuelle de premier plan et islamologue parmi les discutés, mais aussi parmi les attaqués en raison de l’originalité de ses travaux et de sa pensée. Pour rappeler l’importance et l’eccéité de la réflexion arkounienne dans le domaine de l’islamologie, ici, une contribution du chercheur et islamologue Saïd Djabelkhir…
Par Saïd Djabelkhir, islamologue
Mon ambition dans cet article est de «vulgariser», autant que faire se peut, la pensée de Mohammed Arkoun, car nous avons l’habitude d’entendre dire que la pensée arkounienne est difficile d’accès. Mais, en réalité, le problème n’est pas la pensée d’Arkoun ou sa difficulté d’accès, le vrai problème, c’est plutôt nous, qui avons pris l’habitude de faire dans le prêt-à-penser, car il est vrai que la pensée d’Arkoun est un discours qui sort des chemins balisés et qui peut parfois déranger.
Dès 1974, Arkoun avait lancé des appels pour une islamologie appliquée afin de dépasser l’islamologie érudite et descriptive. Arkoun a montré que ce qui distingue l’islamologie appliquée de l’islamologie classique et de la littérature politologique et de toute la production islamique depuis la salafiya du XIXe siècle jusqu’aux radicaux actuels, c’est le projet d’une critique de la raison islamique. Et c’est là qu’Arkoun s’est distingué de la grande majorité de ses collègues orientalistes qui restent indifférents à toute approche de l’Islam s’inscrivant dans le projet d’une critique de la raison islamique.

Le retour en arrière est-il une solution ?
Arkoun explique que la réforme de l’Islam est, pour beaucoup d’intellectuels et de chercheurs musulmans, une forme de «retour aux sources originelles, un rappel des règles primitives».
Les partisans de cette vision, et ils sont nombreux, la justifient ainsi : l’Islam, avant d’être «souillé» par des traditions impures, des comportements et des interprétations négatives, était un élan positif qui porte l’homme vers plus de liberté, de bonheur et d’épanouissement. La réforme de l’Islam est, selon eux, un retour en arrière. Cette démarche revêt néanmoins un aspect dogmatique parce qu’elle ne vise pas à dévoiler de nouveaux horizons de sens, mais à déterrer et adopter un sens premier, jugé prépondérant et conforme à l’orthodoxie islamique. On est donc en plein dans la quête de la pureté.
Mohammed Arkoun relève cette posture chez les intellectuels musulmans, y compris les plus audacieux d’entre eux comme Taha Hussein, Mohammed Abed El Jabiri, Mohammed Shahrour, Islam Behiri, Adnan Ibrahim, Ahmed Sobhi Mansour, Abdou Maher, pour ne citer que ceux-là.
On remarque au demeurant que cette attitude classique est la même qui a été adoptée par Martin Luther dans son entreprise de réforme de l’Eglise. Luther est parti du postulat selon lequel «une forte proportion de paganisme et de judaïsme avait été introduite dans le Christianisme, qu’il fallait donc ramener à sa pureté primitive en justifiant tout par l’Ecriture».
Les intellectuels musulmans qui prônent une réforme de l’Islam allant dans ce sens sont nombreux, nous en avons déjà cité quelques-uns. Certains d’entre eux, se faisant appeler coranistes, appellent à la mobilisation du seul texte coranique comme source d’exégèse et de jurisprudence en excluant le hadith et la tradition du Prophète – nous allons discuter cette idée dans les paragraphes qui suivent. D’autres, plus attachés à la tradition prophétique, n’excluent pas les dires du Prophète Mohammed et les différentes interprétations qui en sont faites, pourvu que rien ne soit en contradiction avec le Coran.
Ces deux démarches ne sont pas acceptées par Mohammed Arkoun, parce qu’elles ne tiennent pas compte de toutes les influences culturelles qu’a pu subir l’Islam à travers les siècles. Ignorant les différences culturelles, historiques et politiques qui fluctuent d’un contexte à un autre, ils plaident pour un Islam unique pour tous les musulmans, qu’ils soient en Chine, en Syrie, en Algérie ou au Gabon. De plus, ces intellectuels musulmans considèrent que ce qui se fait au nom de l’Islam est étranger au texte coranique. Ils n’ont pas tout à fait tort, mais il est à noter au demeurant que les partisans de ces démarches réformistes, plutôt molles, n’ont jamais osé examiner la source première de l’Islam : Le Coran.
Le questionnement des textes sacrés
L’avènement, au milieu du siècle dernier, de Taha Hussein – qui a été l’un des rares intellectuels musulmans à franchir le cap et à interroger le texte sacré, et ce, dans son ouvrage «Fi Chiir Al Djahili» (de la poésie anté-Islamique) qui a suscité une très grande polémique aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Egypte – a provoqué un bouleversement dans les pays de tradition islamique.
Aujourd’hui, en Algérie comme ailleurs où l’Islam est majoritaire et dominant, force est de constater que les intellectuels sont toujours enfermés dans cette «impasse psychologique» où l’audace philosophique de Taha Hussein a fini par étouffer sous les coups de la propagande négative orchestrée par l’orthodoxie d’Al Azhar.
Pourtant, les crises culturelles, latentes il y a quelques années, sont de plus en plus patentes surtout depuis l’ouverture du champ médiatique, l’installation des chaînes de télévision privées et l’avènement des Smartphones et de la 4G, chose qui a branché les nouvelles générations sur les nouveaux débats religieux sur les chaînes satellitaires, mais aussi et surtout sur les chaînes Youtube.
Il est à noter aussi que les exigences de réforme religieuse et d’adaptation aux besoins et aux questionnements du monde moderne, timides jusqu’à très récemment, redoublent sans cesse de pression.
La subversion de l’Islam
Que faire dans ces conditions ? Doit-on adopter le projet des traditionnalistes et des coranistes ou reprendre le projet révolutionnaire de Taha Hussein ? Ou bien faire les deux à la fois ? Mohammed Arkoun se méfie des révolutionnaires car, pour lui, ceux-ci «interrogent le monde hâtivement donc superficiellement». Selon lui, l’urgence est ailleurs, et les intellectuels musulmans ont pour devoir d’atténuer l’opposition des deux forces révolutionnaire et conservatrice qui partagent leurs pays, parce qu’ils possèdent l’indépendance du jugement qui les place au-dessus des luttes aveugles des partis, parce qu’ils sont des éducateurs de la masse par leurs écrits et de la jeunesse par leur enseignement, parce qu’enfin, l’intelligence doit travailler sur les données concrètes de la vie à la lumière de ses conquêtes antérieures.
Autrement dit, il s’agit pour Mohammed Arkoun, d’interroger l’Islam non pas seulement dans les interprétations qui en sont faites, mais dans ses fondements, y compris à travers l’examen du texte sacré, et sa «construction humaine» à travers les siècles.
Dans ce contexte précis, Arkoun fait remarquer que se contenter de rappeler l’âge d’or de l’Islam ne sert ni à soulever les vraies questions ni à donner les réponses, mêmes pas les plus élémentaires, aux débats cataclysmiques que suscite l’Islam dans le monde d’aujourd’hui. Le confort des jugements moraux, des constats auto-glorificateurs ou de la stratégie de l’autruche ne paie plus et la vulnérabilité intellectuelle de l’ambivalence ne rassure plus.
Etant conscient des enjeux liés à la nécessaire «subversion de l’Islam» et à son adaptation aux exigences du monde moderne, Arkoun recommande ce qui suit : «Il faut que l’intellectuel musulman accepte de confronter froidement, avec une exigence absolue envers lui-même, ses valeurs traditionnelles avec les ‘’impératifs catégoriques’’ de la vie de l’homme moderne avec tout ce qu’elle implique de tendances irrépressibles.»
Alors une question se pose : les intellectuels musulmans sont-ils en mesure de relever ce défi ? Les espoirs sont assez maigres, mais il faut bien continuer à les nourrir.
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