Les autorités de santé tardent à agir pour limiter les ordonnances de puissants antibiotiques, les fluoroquinolones, face à un corps médical récalcitrant. En attendant, ils sont encore trop prescrits à tort, hors indications, pour de banales infections. De nouvelles victimes se retrouvent handicapées.
Rozenn Le Saint
17 ans, Léane était une lycéenne qui partait courir dès qu’elle avait besoin de se défouler. Impossible aujourd’hui. Elle est en fauteuil roulant depuis que son médecin lui a prescrit, en dehors de toute autorisation de mise sur le marché, un antibiotique de la famille des fluoroquinolones en décembre 2023, pour une simple sinusite aiguë caractérisée par un nez encombré et des maux de tête persistants. Elle craint de rester toute sa vie handicapée.
« Dix jours après la prise des antibiotiques, j’ai commencé à avoir une douleur indescriptible aux bras, mes coudes étaient bouillants. J’avais un mal de chien. Je gémissais tellement fort que le voisin m’entendait », témoigne la jeune fille.
Encore aujourd’hui, « quand Léane essaie de se déplacer, elle a la démarche d’une arrière-grand-mère de 90 ans et le pilulier aussi rempli, avec tous les antidouleurs », confie sa mère, Nadège. Elle en est persuadée, sa fille ne serait pas devenue handicapée avec une invalidité de 50 à 80 % reconnue si la prescription avait été davantage encadrée dans l’Hexagone. C’est ce que demandent sans relâche France assos santé et Fluoroquinolones France, qui regroupent près de neuf cents victimes possibles de ces antibiotiques.
Agrandir l’image : Illustration 1© Photo SYSPEO / SIPAEn 2018, à la suite d’une étude des risques, l’Agence européenne du médicament a préconisé de ne pas traiter « des infections légères ou modérément sévères » avec les fluoroquinolones car, « dans de très rares cas », ils provoquent « des effets secondaires durables et invalidants, touchant principalement les muscles, les tendons, les os et le système nerveux ». « Ces effets sont connus depuis la nuit des temps, au moins depuis les années 1990 », souligne Jean-Paul Stahl, ancien chef du département des maladies infectieuses au CHU Grenoble-Alpes.
Toutefois, rien n’a été mis en place en France pour s’assurer que des médecins comme celui de Léane arrêtent de prescrire des fluoroquinolones hors indications – comme ils peuvent légalement le faire, mais en engageant leur responsabilité –, pour de banales sinusites, infections urinaires ou diarrhées, par exemple. Du fait d’un soupçon d’allergie de la jeune fille à l’antibiotique le plus courant, l’amoxicilline, son médecin a hésité avec la pristinamycine, mais on ne le trouve pas toujours en pharmacie : la molécule est en tension d’approvisionnement depuis 2021. Il s’est alors rabattu sur la lévofloxacine, un des quatre traitements de la famille des fluoroquinolones remboursés, avec la ciprofloxacine, l’ofloxacine et la moxifloxacine.
L’ANSM a cherché à cacher ce taux très élevé de prescriptions hors autorisation de commercialisation pendant un an alors qu’il y a urgence à agir pour les limiter.
Philippe Coville, Fluoroquinolones France
Les fluoroquinolones sont censés être réservés aux infections bactériennes les plus sévères, contre lesquelles ils sont très efficaces, ce qui explique qu’ils ne soient pas purement et simplement retirés du marché malgré ces risques de sérieuses complications. En revanche, « ces risques sont inacceptables quand il existe des alternatives pour les infections peu graves », appuie Joëlle Micallef, pharmacologue et une des autrices d’un récent rapport remis à l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) qui répertorie 736 cas d’effets indésirables graves en France entre 2017 et 2023. Mais les signalements sous-estiment toujours l’ampleur des dégâts.
Philippe Coville, président de l’association de victimes Fluoroquinolones France, a engagé une procédure auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) pour obtenir de l’ANSM les premiers résultats de cette analyse remis à l’agence en février 2024. Et ce, face à son refus de les lui communiquer, au motif qu’il s’agissait de données préliminaires. Il ressort de ce rapport intermédiaire, consulté par Mediapart, qu’environ un tiers des prescriptions de fluoroquinolones ayant provoqué des effets indésirables graves ont été faites en dehors de toute autorisation de mise sur le marché.
L’agence du médicament a pris connaissance des conclusions finales en octobre 2024, qui confirment cette forte proportion. Elle a attendu le 20 février 2025 pour les rendre publiques, six jours après avoir été avisée par la Cada du recours de Philippe Coville. « L’ANSM a cherché à cacher ce taux très élevé de prescriptions hors autorisation de commercialisation pendant un an alors qu’il y a urgence à agir pour les limiter », accuse le responsable de l’association.
Effets secondaires temporaires… ou irréversibles
La situation de Léane en est une triste illustration. Son médecin prescripteur a reconnu en ses difficultés à mouvoir ses membres et ses sensations de brûlure les effets parfois irréversibles que peuvent provoquer les fluoroquinolones. Sa mère a déclaré sa situation auprès du Centre régional de pharmacovigilance (CRPV) de Lorraine, qui lui a répondu que « généralement, les atteintes musculosquelettiques régressent spontanément au maximum dans les trente jours suivant l’arrêt du médicament. Toutefois, chez certains patients, cela peut perdurer de quelques semaines à plusieurs mois avant de régresser. Chez d’autres, cela peut se pérenniser ».
Depuis quinze mois, la jeune femme quitte son lit essentiellement pour se rendre à des séances de rééducation à l’hôpital tous les deux jours et y rester une semaine par trimestre pour une cure de kétamine supposée anesthésier la douleur. Elle a tout essayé avant, de la morphine aux opioïdes.
Philippe Coville se reconnaît dans les symptômes de Léane survenus, pour sa part, en 2021, après une prescription pour une simple cystite. Comme l’avait révélé France Info, il a décidé de déposer plainte au pénal pour des faits de blessures involontaires et tromperie en mars 2023. Plus de soixante victimes l’ont suivi dans ce combat pour que la justice enquête sur la responsabilité des médecins et des autorités de santé dans ce qu’il qualifie de « scandale sanitaire ».
Depuis, ces dernières ont envoyé des rappels pour tenter de limiter des prescriptions encore trop souvent automatiques, malgré des conséquences potentiellement dramatiques. L’ANSM met en avant qu’en dix ans, la consommation de fluoroquinolones a diminué de moitié. Mais encore 2,2 millions de boîtes étaient délivrées en 2023. Force est de constater que ces mises en garde ne suffisent pas.
Nos voisins belges et germaniques, eux, en consomment deux fois moins. « Les médecins allemands ont fortement réduit l’usage des fluoroquinoles depuis 2019, de 50 %, contre seulement environ 15 % en France, avec même un rebond des prescriptions en 2022, signe du laxisme en matière de sécurité du système de santé français », déplore Philippe Coville.
Des médecins réticents
La courbe des prescriptions qui a chuté le plus drastiquement est celle de la Belgique, selon les données de l’European Centre for Disease Prevention and Control (ECDC). Depuis six ans, les prescripteurs et prescriptrices doivent demander par voie électronique l’autorisation de remboursement de ces médicaments, accordée uniquement pour traiter des infections graves.
En France, les médecins ont opposé leur refus à tout encadrement renforcé de ces ordonnances. Ils l’ont déjà fait savoir dans un communiqué en 2023. La Société de pathologie infectieuse de langue française (Spilf) réitère sa position par la voix de Jean-Paul Stahl : « En Belgique, les médecins détestent le système mis en place. Cette contrainte administrative entraîne des non-prescriptions, or certains patients ont besoin de ces antibiotiques en urgence. Si c’est adopté en France et qu’il y a des morts, il y aura des plaintes. »
Philippe Vella,directeur médical de l’ANSM, estime quant à lui que « le dispositif de prescriptions renforcées ne retarde pas la prise en charge, cela permettrait de lutter contre celles en dehors des recommandations ». Les autorités sanitaires attendent, encore, la mise à jour des recommandations sur l’usage des fluoroquinolones de la société savante, annoncée pour avril, avant de se décider.
C’est comme si j’avais les pieds en porcelaine. Depuis, j’ai peur de casser mon tendon d’Achille en les pliant, ce qui rend compliquée la marche.
Nora, victime
Pendant ce temps, en juillet 2024, le médecin de Nora* lui a prescrit des fluoroquinolones pour de simples symptômes grippaux, sans aucun avertissement sur les effets indésirables possibles. Il n’a même pas pris la peine de réaliser un test pour savoir si ses maux de têtes étaient dus à une bactérie – contre laquelle un antibiotique classique pouvait être utile – ou à un virus.
Trois jours plus tard, elle est prise « de douleurs horribles ». « C’est comme si j’avais les pieds en porcelaine. Depuis, j’ai peur de casser mon tendon d’Achille en les pliant, ce qui rend compliquée la marche », témoigne la quadragénaire. Encore aujourd’hui, Nora ne peut plus se déplacer à pied plus d’une demi-heure, encore moins courir pour attraper un bus.
Sans aide juridictionnelle, elle n’a pas les moyens de porter l’affaire au pénal, mais elle a tenu à déposer une plainte auprès de l’ordre des médecins en novembre 2024. Responsable d’un service de suivi à domicile des seniors d’une municipalité, Nora s’interroge : « Nous, dans l’exercice de nos fonctions, si nous ne suivons pas la réglementation, les recommandations, nous sommes sanctionnés. Notre responsabilité civile et pénale personnelle peut être engagée. Pourquoi ce serait différent pour les médecins ? »
« Puisque la sensibilisation ne suffit pas, il faut être coercitif face à ceux qui prescrivent à mauvais escient, facilement identifiables et responsables d’autant de casse humaine », en appelle aussi Yann Mazens, chargé de mission de France assos santé. Le Conseil national de l’ordre des médecins n’a pas répondu aux questions de Mediapart.
La Haute Autorité de santé annonce quant à elle la publication au deuxième semestre 2025 d’une information sur le suivi médical des personnes ayant des complications liées aux fluoroquinolones. Une nouvelle étape dans la longue lutte à venir.

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