Par Bruno Latour
Elle-Ah, vous êtes sociologue et vous étudiez les scientifiques ? Alors vous allez pouvoir m'expliquer. Je n'arrête pas d'entendre parler de "guerre des sciences" dans mon labo. On se bat à propos de quoi exactement?
Lui-Si seulement on le savait ! On saurait vers quel front se diriger, quel équipement emporter, quel camouflage adopter. Mais là, ça tire dans tous les sens. Pas facile de s'y retrouver.
Elle-J'ai entendu dire qu'il s'agissait d'éviter le relativisme, mais comme je suis physicienne, cela me paraît difficile, car sans la relativité on ne pourrait faire aucune mesure, on serait toujours prisonnier d'un point de vue; nous, dans notre discipline, nous avons besoin de la relativité des cadres de référence pour travailler. Surtout moi qui travaille sur des évènements proches du Big Bang, pas chez vous?
Lui-(en soupirant) Si, si, bien sûr, mais le " relativisme " est l'une des victimes de cette guerre, une réfugiée ; chez vous cela veut dire " relativité " ; dans les humanités et en morale c'est une injure, cela veut dire: " Ah, vous croyez alors que tous les points de vue se valent, que toutes les cultures sont égales, que l'on peut mettre la vérité et l'erreur sur le même plan, que Rembrandt et les graffitis ont la même valeur et que, entre les créationistes et les évolutionnistes, on ne peut pas trancher, parce que tout se vaut et que anything goes. "
Elle-Mais vous pensez ça! C'est horrible alors! On a raison dans mon labo de me dire de ne jamais sortir avec un sociologue...
Lui-Mais non, je vous dis que c'est une injure, pas un concept : le relativiste c'est toujours l'autre, celui que l'on accuse de ne pas respecter la hiérarchie des valeurs, de ne pas savoir faire la différence entre un savant fou et une vrai savant, entre un cardinal et Galilée, entre un négationiste et un véritable historien.
Elle-Mais vous, alors, savez-vous faire la différence? Ou êtes-vous relativiste, pour de vrai?
Lui-Mais bien sûr que je sais faire la différence! Pour qui me prenez-vous ? Il y a tellement de différences entre les départements de géologie et de géoscience et les " cabinets de curiosité " des créationistes (j'en ai visité certains à San Diego, des " centres de recherche créationistes "!) que je ne vois pas pourquoi il faudrait ajouter, en plus, une absolue différence entre le Vrai et le Faux. Les uns construisent depuis deux siècles une histoire de la terre de plusieurs milliards d'années, les autres sont obsédés par la Bible et luttent contre l'avortement! Il n'y a pas de relation entre les deux. Ils vivent dans des mondes sans commune mesure.
Elle-Donc vous rejetez l'accusation de relativisme, si je comprends bien, mais vous dites que l'on n'a pas besoin d'une différence absolue entre le vrai et le faux pour distinguer ces différents cas. Chez moi, si l'on rejette les cadres de référence absolus, c'est cela que l'on appelle le relativisme. Pour nous c'est un terme positif, et c'est le seul moyen d'établir des mesures communes.
Lui-Si vous voulez, très bien, oui, je suis relativiste en ce sens que, comme vous, je rejette le point de référence absolu et cela permet justement, je suis bien d'accord, d'établir des relations, des différences, de mesurer les écarts entre les points de vue. Relativiste, pour moi, celasignifie : établir des relations entre cadres de référence et donc pouvoir passer d'un cadre à l'autre en transportant des mesures ou du moins des explications, des descriptions. Je suis bien d'accord que c'est un terme positif, dans la mesure où le contraire de relativiste c'est absolutiste !
Elle-Si ce que vous dites était vrai, pourquoi mes collègues vous attaqueraient tellement ? Je me demande si vous ne me cachez pas quelque chose... C'est le loup qui se déguise en mouton, non ?
Lui-Mais vos collègues, pardonnez-moi, ils ne font pas que de la physique, ils font aussi de la politique, c'est pour des raisons de politique qu'ils nous traitent de tous les noms. Ce sont eux les loups qui se font passer pour des moutons attaqués par des loups !
Elle-Mais pas du tout ! C'est vous qu'ils accusent de faire de la politique ! Ils disent que vous mélangez les questions de vérité scientifique avec des questions de valeur et que si l'on vous suivait, tout serait politique. Pour décider si mes quasars sont présents ou non dans la constellation de Bételgeuse et s'ils datent vraiment d'un milliard d'années après le Big Bang, il suffirait que je réunisse les membres de mon labo et que je les fasse voter et, hop, par consensus, les quatre quasars en dispute seraient présents dans le ciel et à la bonne date ! Comme s'il s'agissait de faire une loi sur le code de la route ou sur le remboursement des catastrophes naturelles.
Lui-(en soupirant) Parce que vous croyez que la politique c'est des réunions, des votes et que, " hop ", comme vous dites, on prend des décisions qui se mettent à exister ensuite par elles-mêmes, toute seule dans le monde ? C'est un peu plus compliqué que cela.
Elle-Bien sûr, bien sûr, la politique c'estg aussi des intérêts, des passions, des valeurs, des affaires de moralité, mais enfin, oui ou non, est-ce que vous prétendez que je peux à volonté modifier le nombre de quasars qu'il y a dans Bételgeuse ? Que mes articles scientifiques ne subissent aucune contrainte de la part de ces phénomènes célestes ? Que c'est (on m'a dit que le mot était très chic dans vos milieux) un simple " jeu de langage " ? Que je peux dire n'importe quoi ?
Lui-Oui, on peut dire n'importe quoi, vous venez d'en fournir la preuve avec votre question !
Elle-(échauffée) Au lieu de m'injurier, vous feriez mieux de m'expliquer en quoi un quasar est une construction sociale inventée de toutes pièces par moi et par mes collègues ! Il paraît que vous avez écrit des choses horribles sur la " construction sociale " de la réalité ! C'est quand même un peu fort, et c'est moi qui me fais accuser de dire n'importe quoi...
Lui-Vous voyez, c'est cela la " guerre des sciences " : deux chercheurs intelligents qui en arrivent à poser des questions aussi crétines... D'abord " construction sociale " ne veut rien dire, ensuite ce n'est pas moi qui utilise cette expression mais mes collègues. De toutes façons le problème n'est pas là, il est dans votre perversité et votre pratique scandaleuse de double comptabilité.
Elle-Ça c'est un peu fort ! On vous accuse publiquement d'être un imposteur et vous vous permettez, non seulement de m'injurier, mais que je fraude !
Lui-Mais oui vous fraudez, le terme est violent, mais après tout ce sont vos collègues qui ont commencé les injures ! Dites moi, quand vous travaillez sur vos radiotélescopes, quand vous faites tourner vos simulateurs, quand vous imprimez vos cartes en couleurs reconstituées, quand vous calculez le redshift, quand vous utilisez le travail des théoriciens des particules, est-ce que tous ces instruments, ces théories, ces moyens, jouent un rôle ou non dans l'acquisition de vos connaissances ?
Elle-Bien sûr, cela va de soi, nous ne pourrions rien dire sans eux, d'ailleurs l'existence même des quasars n'auraient jamais pu être prouvée...
Lui-Attendez, attendez, ne me donnez pas si vite la part trop belle ! Je vous demande seulement de considérer cette première comptabilité avec une colonne crédit et une colonne débit : donc, si je vous comprends bien, dans la colonne crédit vous mettez les instruments, radiotélescopes, budgets, théories, etc.
Elle-Bien sûr, puisque c'est ce qui me permet de parler des quasars.
Lui-Et donc, dans la colonne débit, qu'allez-vous mettre ?
Elle-Je ne sais pas. Ce qui m'empêche d'en parler, les mauvais instruments, la confusion des données, certaines disputes entre théoriciens, le manque de budget surtout, on n'arrive pas à coordonner les efforts pour transformer la planète entière en un immense radiotélescope, ce qui est incroyable, car si l'on pouvait coordonner toutes nos machines, on parviendrait... d'ailleurs au dernier meeting de l'Association internationale j'ai été élue par mes collègues pour organiser la deuxième phase du Sloan quasar mapping project, ce qui devrait d'ailleurs vous intéresser, parce que...
Lui-S'il vous plait ne nous égarons pas, vos affaires m'intéressent, mais je voudrais en finir sur cette question de comptabilité : donc jamais vous n'auriez l'idée de dire " Je parviens à mettre en évidence les quasars en dépit de l'existence des radiotélescopes et de l'ensemble des équipements et théoriesqui leur sont attachés ".
Elle-Mais non, puisque je vous dis que j'ai même été élue membre du bureau chargé de coordonner tous les radiotélescopes de la terre pour en faire une immense antenne, en 2005, et vous ne m'écoutez pas.
Lui-Mais si je vous écoute, et je vous écoute même avec beaucoup de satisfaction vous enfoncer joyeusement dans vos contradictions.
Elle-(piquée) En quoi est-ce que je me contredis ? J'aimerais bien le savoir.
Lui-Parce que vous suez sang et eau pour obtenir de nouvelles machines, qu'elles sont donc dans la colonne crédit de votre première comptabilité et que plus vos instruments sont puissants plus vous dites de choses exactes concernant vos quasars...
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Elle-Ah, vous êtes sociologue et vous étudiez les scientifiques ? Alors vous allez pouvoir m'expliquer. Je n'arrête pas d'entendre parler de "guerre des sciences" dans mon labo. On se bat à propos de quoi exactement?
Lui-Si seulement on le savait ! On saurait vers quel front se diriger, quel équipement emporter, quel camouflage adopter. Mais là, ça tire dans tous les sens. Pas facile de s'y retrouver.
Elle-J'ai entendu dire qu'il s'agissait d'éviter le relativisme, mais comme je suis physicienne, cela me paraît difficile, car sans la relativité on ne pourrait faire aucune mesure, on serait toujours prisonnier d'un point de vue; nous, dans notre discipline, nous avons besoin de la relativité des cadres de référence pour travailler. Surtout moi qui travaille sur des évènements proches du Big Bang, pas chez vous?
Lui-(en soupirant) Si, si, bien sûr, mais le " relativisme " est l'une des victimes de cette guerre, une réfugiée ; chez vous cela veut dire " relativité " ; dans les humanités et en morale c'est une injure, cela veut dire: " Ah, vous croyez alors que tous les points de vue se valent, que toutes les cultures sont égales, que l'on peut mettre la vérité et l'erreur sur le même plan, que Rembrandt et les graffitis ont la même valeur et que, entre les créationistes et les évolutionnistes, on ne peut pas trancher, parce que tout se vaut et que anything goes. "
Elle-Mais vous pensez ça! C'est horrible alors! On a raison dans mon labo de me dire de ne jamais sortir avec un sociologue...
Lui-Mais non, je vous dis que c'est une injure, pas un concept : le relativiste c'est toujours l'autre, celui que l'on accuse de ne pas respecter la hiérarchie des valeurs, de ne pas savoir faire la différence entre un savant fou et une vrai savant, entre un cardinal et Galilée, entre un négationiste et un véritable historien.
Elle-Mais vous, alors, savez-vous faire la différence? Ou êtes-vous relativiste, pour de vrai?
Lui-Mais bien sûr que je sais faire la différence! Pour qui me prenez-vous ? Il y a tellement de différences entre les départements de géologie et de géoscience et les " cabinets de curiosité " des créationistes (j'en ai visité certains à San Diego, des " centres de recherche créationistes "!) que je ne vois pas pourquoi il faudrait ajouter, en plus, une absolue différence entre le Vrai et le Faux. Les uns construisent depuis deux siècles une histoire de la terre de plusieurs milliards d'années, les autres sont obsédés par la Bible et luttent contre l'avortement! Il n'y a pas de relation entre les deux. Ils vivent dans des mondes sans commune mesure.
Elle-Donc vous rejetez l'accusation de relativisme, si je comprends bien, mais vous dites que l'on n'a pas besoin d'une différence absolue entre le vrai et le faux pour distinguer ces différents cas. Chez moi, si l'on rejette les cadres de référence absolus, c'est cela que l'on appelle le relativisme. Pour nous c'est un terme positif, et c'est le seul moyen d'établir des mesures communes.
Lui-Si vous voulez, très bien, oui, je suis relativiste en ce sens que, comme vous, je rejette le point de référence absolu et cela permet justement, je suis bien d'accord, d'établir des relations, des différences, de mesurer les écarts entre les points de vue. Relativiste, pour moi, celasignifie : établir des relations entre cadres de référence et donc pouvoir passer d'un cadre à l'autre en transportant des mesures ou du moins des explications, des descriptions. Je suis bien d'accord que c'est un terme positif, dans la mesure où le contraire de relativiste c'est absolutiste !
Elle-Si ce que vous dites était vrai, pourquoi mes collègues vous attaqueraient tellement ? Je me demande si vous ne me cachez pas quelque chose... C'est le loup qui se déguise en mouton, non ?
Lui-Mais vos collègues, pardonnez-moi, ils ne font pas que de la physique, ils font aussi de la politique, c'est pour des raisons de politique qu'ils nous traitent de tous les noms. Ce sont eux les loups qui se font passer pour des moutons attaqués par des loups !
Elle-Mais pas du tout ! C'est vous qu'ils accusent de faire de la politique ! Ils disent que vous mélangez les questions de vérité scientifique avec des questions de valeur et que si l'on vous suivait, tout serait politique. Pour décider si mes quasars sont présents ou non dans la constellation de Bételgeuse et s'ils datent vraiment d'un milliard d'années après le Big Bang, il suffirait que je réunisse les membres de mon labo et que je les fasse voter et, hop, par consensus, les quatre quasars en dispute seraient présents dans le ciel et à la bonne date ! Comme s'il s'agissait de faire une loi sur le code de la route ou sur le remboursement des catastrophes naturelles.
Lui-(en soupirant) Parce que vous croyez que la politique c'est des réunions, des votes et que, " hop ", comme vous dites, on prend des décisions qui se mettent à exister ensuite par elles-mêmes, toute seule dans le monde ? C'est un peu plus compliqué que cela.
Elle-Bien sûr, bien sûr, la politique c'estg aussi des intérêts, des passions, des valeurs, des affaires de moralité, mais enfin, oui ou non, est-ce que vous prétendez que je peux à volonté modifier le nombre de quasars qu'il y a dans Bételgeuse ? Que mes articles scientifiques ne subissent aucune contrainte de la part de ces phénomènes célestes ? Que c'est (on m'a dit que le mot était très chic dans vos milieux) un simple " jeu de langage " ? Que je peux dire n'importe quoi ?
Lui-Oui, on peut dire n'importe quoi, vous venez d'en fournir la preuve avec votre question !
Elle-(échauffée) Au lieu de m'injurier, vous feriez mieux de m'expliquer en quoi un quasar est une construction sociale inventée de toutes pièces par moi et par mes collègues ! Il paraît que vous avez écrit des choses horribles sur la " construction sociale " de la réalité ! C'est quand même un peu fort, et c'est moi qui me fais accuser de dire n'importe quoi...
Lui-Vous voyez, c'est cela la " guerre des sciences " : deux chercheurs intelligents qui en arrivent à poser des questions aussi crétines... D'abord " construction sociale " ne veut rien dire, ensuite ce n'est pas moi qui utilise cette expression mais mes collègues. De toutes façons le problème n'est pas là, il est dans votre perversité et votre pratique scandaleuse de double comptabilité.
Elle-Ça c'est un peu fort ! On vous accuse publiquement d'être un imposteur et vous vous permettez, non seulement de m'injurier, mais que je fraude !
Lui-Mais oui vous fraudez, le terme est violent, mais après tout ce sont vos collègues qui ont commencé les injures ! Dites moi, quand vous travaillez sur vos radiotélescopes, quand vous faites tourner vos simulateurs, quand vous imprimez vos cartes en couleurs reconstituées, quand vous calculez le redshift, quand vous utilisez le travail des théoriciens des particules, est-ce que tous ces instruments, ces théories, ces moyens, jouent un rôle ou non dans l'acquisition de vos connaissances ?
Elle-Bien sûr, cela va de soi, nous ne pourrions rien dire sans eux, d'ailleurs l'existence même des quasars n'auraient jamais pu être prouvée...
Lui-Attendez, attendez, ne me donnez pas si vite la part trop belle ! Je vous demande seulement de considérer cette première comptabilité avec une colonne crédit et une colonne débit : donc, si je vous comprends bien, dans la colonne crédit vous mettez les instruments, radiotélescopes, budgets, théories, etc.
Elle-Bien sûr, puisque c'est ce qui me permet de parler des quasars.
Lui-Et donc, dans la colonne débit, qu'allez-vous mettre ?
Elle-Je ne sais pas. Ce qui m'empêche d'en parler, les mauvais instruments, la confusion des données, certaines disputes entre théoriciens, le manque de budget surtout, on n'arrive pas à coordonner les efforts pour transformer la planète entière en un immense radiotélescope, ce qui est incroyable, car si l'on pouvait coordonner toutes nos machines, on parviendrait... d'ailleurs au dernier meeting de l'Association internationale j'ai été élue par mes collègues pour organiser la deuxième phase du Sloan quasar mapping project, ce qui devrait d'ailleurs vous intéresser, parce que...
Lui-S'il vous plait ne nous égarons pas, vos affaires m'intéressent, mais je voudrais en finir sur cette question de comptabilité : donc jamais vous n'auriez l'idée de dire " Je parviens à mettre en évidence les quasars en dépit de l'existence des radiotélescopes et de l'ensemble des équipements et théoriesqui leur sont attachés ".
Elle-Mais non, puisque je vous dis que j'ai même été élue membre du bureau chargé de coordonner tous les radiotélescopes de la terre pour en faire une immense antenne, en 2005, et vous ne m'écoutez pas.
Lui-Mais si je vous écoute, et je vous écoute même avec beaucoup de satisfaction vous enfoncer joyeusement dans vos contradictions.
Elle-(piquée) En quoi est-ce que je me contredis ? J'aimerais bien le savoir.
Lui-Parce que vous suez sang et eau pour obtenir de nouvelles machines, qu'elles sont donc dans la colonne crédit de votre première comptabilité et que plus vos instruments sont puissants plus vous dites de choses exactes concernant vos quasars...
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