Les fleurs ne sentent plus aussi bon qu’autrefois. La faute en revient à une sélection excessive. Pour y remédier, des chercheurs tentent de retrouver les odeurs d’antan, y compris au moyen d’OGM.
Vince Agnes exerce la profession de fleuriste à Silver Spring, dans le Maryland, depuis plus de soixante ans. Il se souvient du temps où les roses qu’il vendait sentaient aussi bon qu’elles étaient belles. Lorsqu’il a ouvert sa boutique, dans les années 1940, il n’y en avait que quelques variétés : des rouges, des blanches, des jaunes ou des roses. “Maintenant, il en existe des milliers, mais très peu sont vraiment parfumées”, constate-t-il.
Personne ne sait exactement pourquoi les roses et d’autres fleurs d’ornement, dont les œillets et les chrysanthèmes, exhalent moins de fragrances qu’autrefois, mais les experts pensent que l’hybridation, qui a abouti à la création de 18 000 cultivars de roses et d’un nombre de variétés qui ne cesse de croître, s’est faite au détriment du parfum. “Les pigments et les odeurs dérivent des mêmes précurseurs chimiques”, explique Eran Pichersky, biochimiste et généticien à l’université du Michigan, à Ann Arbor, et spécialiste du parfum des fleurs. “Il est logique lorsqu’on fabrique davantage de l’un que l’on ait moins de l’autre.” Les roses et les œillets auraient donc moins de parfum parce que les “hybrideurs” au service de l’industrie des plantes d’ornement, laquelle pèse quelque 30 milliards de dollars [25,5 milliards d’euros], ne tiennent pas compte de cet attribut floral par excellence. “Dans la liste des priorités commerciales, la couleur occupe les dix premières places”, précise Alan Blowers, responsable du département de biotechnologie appliquée à la floriculture de Ball Helix, une entreprise de biotechnologie située dans la banlieue ouest de Chicago. Outre la couleur, les sélectionneurs ont cherché à améliorer la longévité des plantes, leur forme, leur taille, leur résistance aux maladies et d’autres caractéristiques susceptibles de faire gonfler le chiffre d’affaires des producteurs.
Seulement 5 % des substances odorantes identifiées
Trop souvent sous-estimée, l’odeur n’est pas une propriété comme les autres. Tout d’abord, elle est invisible. Ensuite, les impressions olfactives sont aussi subjectives que les impressions gustatives. Par ailleurs, différentes recherches ont montré que le parfum est un trait génétique complexe et difficile à manipuler avec les méthodes d’hybridation habituelles. Les plantes parfument et parfois empuantissent l’air au moyen d’une vaste panoplie de substances biochimiques diffusées par les pétales, les feuilles et d’autres tissus. Environ un millier de ces substances ont été identifiées à ce jour. “Il peut y avoir jusqu’à cinquante, voire cent substances chimiques impliquées dans une odeur”, précise Eran Pichersky. En règle générale, le nez de l’homme ne reconnaît qu’un petit nombre de ces composés volatils. Si une personne respire par exemple une bouffée de 2-phényléthanol, des images de roses lui viendront à l’esprit, même si en fait un grand nombre de substances entrent dans la composition du parfum d’une rose. Tout comme les harmoniques permettent à l’oreille de distinguer un do joué au milieu du clavier d’un piano d’un do joué au violon, les différents composants chimiques constituent les subtilités olfactives qui caractérisent le parfum d’une rose donnée.
Suivant leur flair, qui les aide aussi bien à comprendre les origines moléculaires des parfums qu’à mettre au point des variétés de fleurs à succès, les scientifiques ont entrepris de tirer au clair la composition chimique de l’un des plus simples plaisirs de la vie. Ils ont cerné certains gènes responsables des parfums, les enzymes codées par ces gènes et les réactions intracellulaires catalysées par ces mêmes enzymes. Ils ont aussi identifié le résultat odorant de toute cette biologie moléculaire, qui se présente sous la forme d’une vaste gamme aromatique d’alcools, d’aldéhydes, d’acides gras, de terpénoïdes, de benzénoïdes et autres substances chimiques qui sont volatiles et qui parviennent donc jusqu’à nos narines.
Eran Pichersky a fait du jardinage toute sa vie. Il a grandi en Israël, son pays natal, dans un kibboutz où l’on cultivait des fleurs et d’autres plantes, et sa demeure actuelle est une ferme de 12 hectares près d’Ann Arbor. Il s’est donné pour mission de percer les secrets de la biosynthèse des substances odoriférantes des plantes et de déterminer leur rôle biologique. Son équipe a été la première, en 1996, à découvrir un gène responsable d’un parfum de fleur. Depuis cette date, environ vingt-cinq autres gènes ont été découverts par différentes équipes. Selon Natalia Dudareva, de l’université Purdue, dans l’Indiana, ces gènes et les enzymes correspondants seraient à l’origine de la synthèse cellulaire de seulement 5 % des substances volatiles identifiées.
Les spécialistes ont rassemblé au cours des dernières années suffisamment de connaissances et de moyens technologiques pour envisager de rendre leur parfum aux fleurs ou pour leur offrir des fragrances encore inconnues des abeilles, des papillons et des jardiniers. La recherche “a reculé les limites de notre capacité à modifier le parfum des fleurs”, affirme Michael Dobres, directeur de l’entreprise de biotechnologie NovaFlora, à Philadelphie, qui met au point des méthodes génétiques permettant de contrôler certains traits des plantes d’ornement. Même si les scientifiques parviennent à déchiffrer les processus moléculaires responsables de l’odeur des fleurs, contrôler ces fragrances reste un objectif lointain. La complexité biochimique et génétique des odeurs continue à tenir les chercheurs en échec. “De nombreuses tentatives ont été faites pour fabriquer des senteurs, mais jusqu’à présent elles n’ont pas été très concluantes”, avoue Natalia Dudareva.
Une rose modifiée couverte de mouches
Ainsi, lors d’une expérience de manipulation du cycle biochimique des plantes, une équipe de chercheurs dirigée par Harro Bouwmeester, de l’Institut international de recherche sur les plantes de Wageningen, aux Pays-Bas, a inséré dans des pétunias le gène de Clarkia breweri [de la famille des œnotheras, dont fait partie l’onagre] responsable de la synthèse du linalool qu’avaient découvert Eran Pichersky et ses collègues. Résultat : les pétunias transgéniques ont bel et bien fabriqué du linalool, mais celui-ci est resté à l’intérieur des tissus et n’a pas dégagé d’odeur. Roman Kaiser, directeur du département de recherches sur les odeurs naturelles chez Givaudan, une entreprise implantée à Genève, préfère étudier plutôt que manipuler les parfums des fleurs. Il pense cependant que les apprentis inventeurs de parfums tels que Pichersky et Dudareva finiront par avoir leur heure de gloire. Selon lui, l’approfondissement des connaissances sur les odeurs des fleurs aura certainement des incidences sur les secteurs du parfum et des plantes d’ornement. “La manipulation génétique pourrait être utilisée pour obtenir des substances odorantes particulières que l’on trouve dans la nature, mais qui sont difficiles à synthétiser”, précise-t-il. Il suffirait de faire pousser les plantes qui les fabriquent naturellement pour en produire davantage.
Si un jour des chercheurs trouvent le moyen de fabriquer des fleurs aux parfums originaux, ils découvriront certainement, à l’instar des inventeurs des aliments génétiquement modifiés, que le plus difficile reste encore à faire, c’est-à-dire s’attirer le soutien du public. Comme le signale David Clark, chercheur à l’université de Floride, utiliser la manipulation génétique pour modifier le parfum des fleurs peut être “à double tranchant”. Imaginons que des généticiens cherchant à appliquer leurs découvertes à l’agriculture modifient les gènes responsables du parfum d’une plante et que cette plante attire des pollinisateurs qui ne s’intéressent pas à elle d’habitude. “Si le résultat est une rose couverte de mouches, on ne manquera pas d’accuser les scientifiques de vouloir créer des ‘monstres de foire’”, avertit David Clark. Et cela pourrait facilement mettre un terme à toute velléité d’utilisation de l’ingénierie génétique pour créer des parfums, estime-t-il.
Par Ivan Amato, Science News, Courrier International

Vince Agnes exerce la profession de fleuriste à Silver Spring, dans le Maryland, depuis plus de soixante ans. Il se souvient du temps où les roses qu’il vendait sentaient aussi bon qu’elles étaient belles. Lorsqu’il a ouvert sa boutique, dans les années 1940, il n’y en avait que quelques variétés : des rouges, des blanches, des jaunes ou des roses. “Maintenant, il en existe des milliers, mais très peu sont vraiment parfumées”, constate-t-il.
Personne ne sait exactement pourquoi les roses et d’autres fleurs d’ornement, dont les œillets et les chrysanthèmes, exhalent moins de fragrances qu’autrefois, mais les experts pensent que l’hybridation, qui a abouti à la création de 18 000 cultivars de roses et d’un nombre de variétés qui ne cesse de croître, s’est faite au détriment du parfum. “Les pigments et les odeurs dérivent des mêmes précurseurs chimiques”, explique Eran Pichersky, biochimiste et généticien à l’université du Michigan, à Ann Arbor, et spécialiste du parfum des fleurs. “Il est logique lorsqu’on fabrique davantage de l’un que l’on ait moins de l’autre.” Les roses et les œillets auraient donc moins de parfum parce que les “hybrideurs” au service de l’industrie des plantes d’ornement, laquelle pèse quelque 30 milliards de dollars [25,5 milliards d’euros], ne tiennent pas compte de cet attribut floral par excellence. “Dans la liste des priorités commerciales, la couleur occupe les dix premières places”, précise Alan Blowers, responsable du département de biotechnologie appliquée à la floriculture de Ball Helix, une entreprise de biotechnologie située dans la banlieue ouest de Chicago. Outre la couleur, les sélectionneurs ont cherché à améliorer la longévité des plantes, leur forme, leur taille, leur résistance aux maladies et d’autres caractéristiques susceptibles de faire gonfler le chiffre d’affaires des producteurs.
Seulement 5 % des substances odorantes identifiées
Trop souvent sous-estimée, l’odeur n’est pas une propriété comme les autres. Tout d’abord, elle est invisible. Ensuite, les impressions olfactives sont aussi subjectives que les impressions gustatives. Par ailleurs, différentes recherches ont montré que le parfum est un trait génétique complexe et difficile à manipuler avec les méthodes d’hybridation habituelles. Les plantes parfument et parfois empuantissent l’air au moyen d’une vaste panoplie de substances biochimiques diffusées par les pétales, les feuilles et d’autres tissus. Environ un millier de ces substances ont été identifiées à ce jour. “Il peut y avoir jusqu’à cinquante, voire cent substances chimiques impliquées dans une odeur”, précise Eran Pichersky. En règle générale, le nez de l’homme ne reconnaît qu’un petit nombre de ces composés volatils. Si une personne respire par exemple une bouffée de 2-phényléthanol, des images de roses lui viendront à l’esprit, même si en fait un grand nombre de substances entrent dans la composition du parfum d’une rose. Tout comme les harmoniques permettent à l’oreille de distinguer un do joué au milieu du clavier d’un piano d’un do joué au violon, les différents composants chimiques constituent les subtilités olfactives qui caractérisent le parfum d’une rose donnée.
Suivant leur flair, qui les aide aussi bien à comprendre les origines moléculaires des parfums qu’à mettre au point des variétés de fleurs à succès, les scientifiques ont entrepris de tirer au clair la composition chimique de l’un des plus simples plaisirs de la vie. Ils ont cerné certains gènes responsables des parfums, les enzymes codées par ces gènes et les réactions intracellulaires catalysées par ces mêmes enzymes. Ils ont aussi identifié le résultat odorant de toute cette biologie moléculaire, qui se présente sous la forme d’une vaste gamme aromatique d’alcools, d’aldéhydes, d’acides gras, de terpénoïdes, de benzénoïdes et autres substances chimiques qui sont volatiles et qui parviennent donc jusqu’à nos narines.
Eran Pichersky a fait du jardinage toute sa vie. Il a grandi en Israël, son pays natal, dans un kibboutz où l’on cultivait des fleurs et d’autres plantes, et sa demeure actuelle est une ferme de 12 hectares près d’Ann Arbor. Il s’est donné pour mission de percer les secrets de la biosynthèse des substances odoriférantes des plantes et de déterminer leur rôle biologique. Son équipe a été la première, en 1996, à découvrir un gène responsable d’un parfum de fleur. Depuis cette date, environ vingt-cinq autres gènes ont été découverts par différentes équipes. Selon Natalia Dudareva, de l’université Purdue, dans l’Indiana, ces gènes et les enzymes correspondants seraient à l’origine de la synthèse cellulaire de seulement 5 % des substances volatiles identifiées.
Les spécialistes ont rassemblé au cours des dernières années suffisamment de connaissances et de moyens technologiques pour envisager de rendre leur parfum aux fleurs ou pour leur offrir des fragrances encore inconnues des abeilles, des papillons et des jardiniers. La recherche “a reculé les limites de notre capacité à modifier le parfum des fleurs”, affirme Michael Dobres, directeur de l’entreprise de biotechnologie NovaFlora, à Philadelphie, qui met au point des méthodes génétiques permettant de contrôler certains traits des plantes d’ornement. Même si les scientifiques parviennent à déchiffrer les processus moléculaires responsables de l’odeur des fleurs, contrôler ces fragrances reste un objectif lointain. La complexité biochimique et génétique des odeurs continue à tenir les chercheurs en échec. “De nombreuses tentatives ont été faites pour fabriquer des senteurs, mais jusqu’à présent elles n’ont pas été très concluantes”, avoue Natalia Dudareva.
Une rose modifiée couverte de mouches
Ainsi, lors d’une expérience de manipulation du cycle biochimique des plantes, une équipe de chercheurs dirigée par Harro Bouwmeester, de l’Institut international de recherche sur les plantes de Wageningen, aux Pays-Bas, a inséré dans des pétunias le gène de Clarkia breweri [de la famille des œnotheras, dont fait partie l’onagre] responsable de la synthèse du linalool qu’avaient découvert Eran Pichersky et ses collègues. Résultat : les pétunias transgéniques ont bel et bien fabriqué du linalool, mais celui-ci est resté à l’intérieur des tissus et n’a pas dégagé d’odeur. Roman Kaiser, directeur du département de recherches sur les odeurs naturelles chez Givaudan, une entreprise implantée à Genève, préfère étudier plutôt que manipuler les parfums des fleurs. Il pense cependant que les apprentis inventeurs de parfums tels que Pichersky et Dudareva finiront par avoir leur heure de gloire. Selon lui, l’approfondissement des connaissances sur les odeurs des fleurs aura certainement des incidences sur les secteurs du parfum et des plantes d’ornement. “La manipulation génétique pourrait être utilisée pour obtenir des substances odorantes particulières que l’on trouve dans la nature, mais qui sont difficiles à synthétiser”, précise-t-il. Il suffirait de faire pousser les plantes qui les fabriquent naturellement pour en produire davantage.
Si un jour des chercheurs trouvent le moyen de fabriquer des fleurs aux parfums originaux, ils découvriront certainement, à l’instar des inventeurs des aliments génétiquement modifiés, que le plus difficile reste encore à faire, c’est-à-dire s’attirer le soutien du public. Comme le signale David Clark, chercheur à l’université de Floride, utiliser la manipulation génétique pour modifier le parfum des fleurs peut être “à double tranchant”. Imaginons que des généticiens cherchant à appliquer leurs découvertes à l’agriculture modifient les gènes responsables du parfum d’une plante et que cette plante attire des pollinisateurs qui ne s’intéressent pas à elle d’habitude. “Si le résultat est une rose couverte de mouches, on ne manquera pas d’accuser les scientifiques de vouloir créer des ‘monstres de foire’”, avertit David Clark. Et cela pourrait facilement mettre un terme à toute velléité d’utilisation de l’ingénierie génétique pour créer des parfums, estime-t-il.
Par Ivan Amato, Science News, Courrier International


