Les Xhosa, jadis l’une des plus prospères tribus bantoues d’Afrique du Sud, vivaient au 18e et 19e siècle en clivage permanent avec les colons blancs qui s’appropriaient leurs terres.
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De toutes les histoires que j’ai eu l’occasion de vous raconter, celle-ci est probablement une des plus inquiétantes. Le protagoniste est le peuple Xhosa, une des plus grandes ethnies de l’Afrique du Sud. Les événements, qui se passent juste à la moitié du XIXe siècle, sont rigoureusement vrais. La seule liberté que j’ai prise est de les raconter à la première personne.
Nous, les Xhosas, nous nous sommes réunis ce 31 janvier 1857 dans les environs de la ville que les blancs appellent Butterworth. Tout au cours de l’été, nous avons en vain attendu nos libérateurs venir de la mer. Pour nous rendre dignes de leur arrivée, nous avons tué tout notre cheptel, et maintenant les carcasses de nos boeufs pourrissent au soleil entre la rivière des Poissons et la rivière Kei, où, il n’y a pas si longtemps, nous les amenions s’abreuver.
Nos boeufs bien gras, aux grandes cornes en demi-lune, étaient notre orgueil, notre richesse, notre nourriture. Nous les avons égorgés sans hésiter, par troupeaux entiers, presque joyeusement. Mais depuis, notre peuple souffre d’une famine atroce et nos morts sont de plus en plus nombreux. Les os des Xhosas blanchissent au soleil et se mélangent à ceux de nos bêtes immolées.
Notre peuple sera-t-il récompensé pour son immense sacrifice ? Nous attendons de la savoir ici, dans la plaine de Butterworth, de la bouche de Sarili, notre chef suprême, mais surtout de Mhalakaza, celui qui nous a transmis le message de nos ancêtres.
Tout commença y a dix mois à peine, au début du printemps de l’année passée, dans un Kraal peu loin de la rivière Gaxara. C’était une journée comme tant d’autres. Et lorsqu’on vit arriver, affolées, en courant, la jeune Nongqawuse et sa petite cousine, personne ne s’en inquiéta, et personne ne les prit au sérieux lorsqu’elles commencèrent à raconter, tremblantes, une étrange histoire.
Comme chaque jour, elles s’étaient rendues au bord de la rivière. Et au moment où elles plongeaient dans l’eau leurs calebasses, deux mystérieuses figures s’étaient matérialisées du néant et leur avaient parlé. «Allez et dites à tout le monde que la résurrection des Xhosas est proche. Un nouveau peuple viendra les libérer de la tyrannie des Anglais. Mais le peuple Xhosa devra se préparer à accueillir dignement ses rédempteurs. Tous les troupeaux des Xhosas devront être sacrifiés, aucune terre ne sera plus cultivée, les greniers devront être vidés et le mil dispersé dans le vent. Quand tout cela sera accompli, le peuple des sauveurs arrivera de la mer et tous les blancs seront chassés de la terre des ancêtres et les Xhosas n’auront alors plus besoin de travailler pour se procurer de la nourriture parce qu’elle leur sera donnée par leurs libérateurs».
Personne parmi nous ne les prit au sérieux. Par contre, nous rîmes beaucoup et renvoyâmes les deux gamines chez leurs mères.
Le jour après, elles rentrèrent à nouveau en courant au Kraal, encore plus agitées: les apparitions s’était manifestées à nouveau et le même message leur avait été répété. Mais ce qui nous inquiéta, ce fut le fait que Nongqawuse appela son oncle Mhalakaza. Et elle lui dit, devant nous tous, que les deux mystérieuses figures avaient exigé qu’il se rende, quatre jours après, sur la berge du fleuve.
Nous tous nous craignons Mhalakaza, le voyant. Dans le passé, il avait entendu l’appel du dieu des hommes blancs et il avait quitté le village pour aller vivre en ville. Il s’était converti à leur religion et il avait construit sa hutte dans le jardin du pasteur qui lui avait appris comment prier. Il avait même changé de nom. Ce qui lui arriva après, je ne le sais pas, mais Mhalakaza rentra au village et recommença à vivre comme un Xhosa.
Mhalakaza était donc un homme étrange, proche des esprits et l’appel des apparitions suscita nos craintes.
Quatre jours après, Mhalakaza accompagna les deux fillettes au fleuve, au lieu des apparitions, mais il ne fut pas capable de voir ou même d’entendre les deux étrangers. Et pourtant, Nongqawuse lui assura qu’ils étaient bien là, devant eux, et qu’ils étaient en train de leur parler. Elle répéta alors à son oncle, mot par mot, ce qu’ils étaient en train de dire. C’était toujours le même message, les mêmes promesses de rédemption du peuple Xhosa, le même ordre terrible de détruire toutes nos sources de nourriture.
Mhalakaza quitta le Kraal et se rendit chez le chef suprême de tous les Xhosas, Sarili. Il croyait en sa nièce, il était convaincu que les ancêtres avaient parlé par sa bouche. Il fallait maintenant que le conseil avise.
Sarili convoqua tous les chefs qui discutèrent pendant une journée entière. Beaucoup étaient sceptiques. Cet ordre de tuer nos bêtes aux grandes cornes, notre richesse, notre force, effrayait. Un vieux sermonna. «Rappelez-vous ce qu’on nous a toujours dit: nos troupeaux sont notre race. Lorsqu’il n’y aura plus de troupeaux, il n’y aura plus de Xhosas». Mais l’intervention d’un autre chef plus jeune nous rendit perplexes. «Rappelez-vous: l’année passée, une grande partie des troupes anglaises avait quitté notre pays. Elles sont parties pour un pays lointain, au-delà de la mer, afin de combattre un peuple qu’on appelle les Russes. A leur tête était l’Anglais que nous haïssons le plus, celui qui a massacré des tribus entières de Xhosas et qui nous a contraints à quitter nos terres, le général Catchart. J’ai su que les Anglais ont subi des grandes défaites et que le maudit Catchart a été tué. Ce seront peut-être ces Russes qui, après avoir traversé la mer, débarqueront sur nos côtes et chasseront nos oppresseurs».
Le conseil s’acheva sans qu’aucune décision ne soit prise, mais les paroles du jeune chef avaient particulièrement frappé Mhalakaza: il était maintenant convaincu que le peuple russe était le rédempteur de son peuple.
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De toutes les histoires que j’ai eu l’occasion de vous raconter, celle-ci est probablement une des plus inquiétantes. Le protagoniste est le peuple Xhosa, une des plus grandes ethnies de l’Afrique du Sud. Les événements, qui se passent juste à la moitié du XIXe siècle, sont rigoureusement vrais. La seule liberté que j’ai prise est de les raconter à la première personne.
Nous, les Xhosas, nous nous sommes réunis ce 31 janvier 1857 dans les environs de la ville que les blancs appellent Butterworth. Tout au cours de l’été, nous avons en vain attendu nos libérateurs venir de la mer. Pour nous rendre dignes de leur arrivée, nous avons tué tout notre cheptel, et maintenant les carcasses de nos boeufs pourrissent au soleil entre la rivière des Poissons et la rivière Kei, où, il n’y a pas si longtemps, nous les amenions s’abreuver.
Nos boeufs bien gras, aux grandes cornes en demi-lune, étaient notre orgueil, notre richesse, notre nourriture. Nous les avons égorgés sans hésiter, par troupeaux entiers, presque joyeusement. Mais depuis, notre peuple souffre d’une famine atroce et nos morts sont de plus en plus nombreux. Les os des Xhosas blanchissent au soleil et se mélangent à ceux de nos bêtes immolées.
Notre peuple sera-t-il récompensé pour son immense sacrifice ? Nous attendons de la savoir ici, dans la plaine de Butterworth, de la bouche de Sarili, notre chef suprême, mais surtout de Mhalakaza, celui qui nous a transmis le message de nos ancêtres.
Tout commença y a dix mois à peine, au début du printemps de l’année passée, dans un Kraal peu loin de la rivière Gaxara. C’était une journée comme tant d’autres. Et lorsqu’on vit arriver, affolées, en courant, la jeune Nongqawuse et sa petite cousine, personne ne s’en inquiéta, et personne ne les prit au sérieux lorsqu’elles commencèrent à raconter, tremblantes, une étrange histoire.
Comme chaque jour, elles s’étaient rendues au bord de la rivière. Et au moment où elles plongeaient dans l’eau leurs calebasses, deux mystérieuses figures s’étaient matérialisées du néant et leur avaient parlé. «Allez et dites à tout le monde que la résurrection des Xhosas est proche. Un nouveau peuple viendra les libérer de la tyrannie des Anglais. Mais le peuple Xhosa devra se préparer à accueillir dignement ses rédempteurs. Tous les troupeaux des Xhosas devront être sacrifiés, aucune terre ne sera plus cultivée, les greniers devront être vidés et le mil dispersé dans le vent. Quand tout cela sera accompli, le peuple des sauveurs arrivera de la mer et tous les blancs seront chassés de la terre des ancêtres et les Xhosas n’auront alors plus besoin de travailler pour se procurer de la nourriture parce qu’elle leur sera donnée par leurs libérateurs».
Personne parmi nous ne les prit au sérieux. Par contre, nous rîmes beaucoup et renvoyâmes les deux gamines chez leurs mères.
Le jour après, elles rentrèrent à nouveau en courant au Kraal, encore plus agitées: les apparitions s’était manifestées à nouveau et le même message leur avait été répété. Mais ce qui nous inquiéta, ce fut le fait que Nongqawuse appela son oncle Mhalakaza. Et elle lui dit, devant nous tous, que les deux mystérieuses figures avaient exigé qu’il se rende, quatre jours après, sur la berge du fleuve.
Nous tous nous craignons Mhalakaza, le voyant. Dans le passé, il avait entendu l’appel du dieu des hommes blancs et il avait quitté le village pour aller vivre en ville. Il s’était converti à leur religion et il avait construit sa hutte dans le jardin du pasteur qui lui avait appris comment prier. Il avait même changé de nom. Ce qui lui arriva après, je ne le sais pas, mais Mhalakaza rentra au village et recommença à vivre comme un Xhosa.
Mhalakaza était donc un homme étrange, proche des esprits et l’appel des apparitions suscita nos craintes.
Quatre jours après, Mhalakaza accompagna les deux fillettes au fleuve, au lieu des apparitions, mais il ne fut pas capable de voir ou même d’entendre les deux étrangers. Et pourtant, Nongqawuse lui assura qu’ils étaient bien là, devant eux, et qu’ils étaient en train de leur parler. Elle répéta alors à son oncle, mot par mot, ce qu’ils étaient en train de dire. C’était toujours le même message, les mêmes promesses de rédemption du peuple Xhosa, le même ordre terrible de détruire toutes nos sources de nourriture.
Mhalakaza quitta le Kraal et se rendit chez le chef suprême de tous les Xhosas, Sarili. Il croyait en sa nièce, il était convaincu que les ancêtres avaient parlé par sa bouche. Il fallait maintenant que le conseil avise.
Sarili convoqua tous les chefs qui discutèrent pendant une journée entière. Beaucoup étaient sceptiques. Cet ordre de tuer nos bêtes aux grandes cornes, notre richesse, notre force, effrayait. Un vieux sermonna. «Rappelez-vous ce qu’on nous a toujours dit: nos troupeaux sont notre race. Lorsqu’il n’y aura plus de troupeaux, il n’y aura plus de Xhosas». Mais l’intervention d’un autre chef plus jeune nous rendit perplexes. «Rappelez-vous: l’année passée, une grande partie des troupes anglaises avait quitté notre pays. Elles sont parties pour un pays lointain, au-delà de la mer, afin de combattre un peuple qu’on appelle les Russes. A leur tête était l’Anglais que nous haïssons le plus, celui qui a massacré des tribus entières de Xhosas et qui nous a contraints à quitter nos terres, le général Catchart. J’ai su que les Anglais ont subi des grandes défaites et que le maudit Catchart a été tué. Ce seront peut-être ces Russes qui, après avoir traversé la mer, débarqueront sur nos côtes et chasseront nos oppresseurs».
Le conseil s’acheva sans qu’aucune décision ne soit prise, mais les paroles du jeune chef avaient particulièrement frappé Mhalakaza: il était maintenant convaincu que le peuple russe était le rédempteur de son peuple.

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