Propos recueillis par David Larousserie et Hervé Morin
Cédric Villani a reçu en 2010 la médaille Fields, souvent comparée au Nobel de mathématiques, qui récompense tous les quatre ans des chercheurs de moins de 40 ans. Directeur de l'Institut Henri-Poincaré (Université Pierre et Marie Curie, CNRS) , il est depuis devenu l'un des porte-parole majeurs de sa discipline. Vulgarisateur intarissable, il a accepté de s'associer activement à la publication par Le Monde d'une collection d'ouvrages consacrée à celle-ci, "Le monde est mathématique". Une initiative qui rejoint son souci de susciter des vocations scientifiques, mais aussi de contribuer à élargir la "culture de l'honnête homme".
Pourquoi l'Institut Henri-Poincaré (IHP) a-t-il parrainé cette collection ?
Les raisons sont multiples mais tournent toutes autour de l'importance de la vulgarisation scientifique.
D'abord, il faut veiller à susciter des vocations en nombre suffisant parmi les jeunes, à une époque où l'on ne pense pas naturellement à une carrière de mathématicien, ou plus généralement de scientifique, comme à un métier qui a de quoi faire rêver. C'est pourtant le cas ! C'est un métier dans lequel subsiste une grande part d'aventure. A quelques exceptions près, ce n'est pas un moyen de faire fortune, mais c'est un métier qui apporte une excellente combinaison d'éléments matériels confortables et de stimulation, de valorisation intellectuelle. C'est un bon métier, utile à l'individu et à la société.
Il est très important qu'un nombre suffisant de jeunes embrasse cette carrière. Pour cela, il faut leur apporter un éclair de rêve, afin de les inciter à se lancer dans des études qui peuvent sembler longues et pénibles, mais qui le sont moins qu'il n'y paraît, et se révèlent souvent très gratifiantes.
Ensuite, il faut aussi s'adresser à tous ceux qui ne feront pas des sciences leur métier, mais qui sont curieux de savoir à quoi ça sert. La vulgarisation remplit la fonction de rapprocher au niveau intellectuel et sensible les chercheurs et les autres. C'est important aussi pour des raisons très pratiques : le jour où les gens ne comprendront plus à quoi servent les scientifiques, les politiques couperont les subventions correspondantes et la recherche s'arrêtera. La communauté scientifique a donc le devoir naturel d'expliquer ce qu'elle fait aux gens qui la soutiennent.
La mathématique fait-elle partie de la culture générale ?
Oui, il est important et enrichissant pour tout le monde de comprendre ce qui a été réalisé avec la mathématique, une science assez extraordinaire. Comprendre que ce n'est pas quelque chose d'isolé, mais que cela concerne tout le monde. Parce que tout le monde utilise les avancées scientifiques.
En outre, les scientifiques ont aussi besoin de reconnaissance, de se sentir appréciés, et non d'être désignés comme des bêtes curieuses qui font quelque chose de peu productif, d'incompréhensible. Dans le passé, certains des mouvements les plus durs de contestation des scientifiques étaient dus moins à des questions matérielles qu'à des questions de respect, en particulier de la sphère politique. Cela me fait penser à cette citation, attribuée à de Gaulle : "En France, des chercheurs qui cherchent, on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche." Et voilà comment, pour faire un bon mot, on aliène une partie fondamentale de la société avec une pique injuste.
Injuste, car on sait bien que la recherche française est de qualité ! On sait bien aussi qu'il est normal qu'un chercheur échoue dans ses recherches. La plupart du temps cela ne marche pas, et c'est normal ! De la même façon qu'on dit que, dans le domaine industriel, 99 % des brevets sont non rentables : ce qui compte, c'est le 1 % qui reste. Ce n'est pas parce que vous cherchez, cherchez, cherchez et ne trouvez presque jamais que vous êtes un mauvais chercheur. L'état naturel du chercheur, c'est d'errer. De temps en temps, il y a un truc qui marche, il faut le faire fructifier : c'est comme cela qu'a fonctionné le progrès humain depuis des millénaires.
De bons livres de vulgarisation existent déjà. Qu'apporte cette collection ?
C'est vrai. On peut citer les livres de Marcus du Sautoy, d'Alex Bellos, l'ouvrage de Simon Singh consacré au théorème de Fermat, celui de Donal O'shea sur la conjecture de Poincaré, la bande dessinée Logicomix... Pourtant, il manquait encore quelque chose, comme une encyclopédie mathématique. En quarante volumes, vous pouvez bien développer les idées. Le fait que ce soit écrit par des auteurs différents, avec des angles et des préoccupations variés - historiques, sociaux, esthétiques... - rend cet ensemble plus riche qu'une encyclopédie avec une grille de classement unique. Mais attention : cette collection n'entraîne pas à la réflexion logique et à la pratique mathématique comme seul peut le faire un cours avec démonstrations et exercices. C'est juste la cerise sur le gâteau qui raconte combien cette aventure est passionnante.
Il ne s'agit pas de remplacer les cours de mathématiques par des exposés de vulgarisation, ce serait une confusion complète. Mais de compléter les cours systématiques par des exposés d'une autre nature, montrant le sens, l'histoire. A petite dose. Et là vous êtes prêt à vous investir.
Les mathématiques sont perçues comme difficiles, comme un instrument de sélection scolaire : s'agit-il seulement de clichés ?
Je crois que ce sont des clichés et j'espère que ces livres peuvent ébranler ces mythes. Quand on fait des conférences de vulgarisation, presque toujours quelqu'un vient vous dire : "Je croyais que je ne comprenais rien et finalement je comprends, c'est sympathique. Combien je regrette qu'on ne m'ait pas expliqué cela quand j'étais élève..."
La mathématique, c'est comme tout : cela peut se raconter à n'importe quel degré de complexité. D'ailleurs, l'une des raisons de mentionner dans mon livre, Théorème vivant, les formules mathématiques, c'est pour qu'on ait une image, une idée du degré de complexité que cela peut atteindre, dans lequel même nous on n'entre pas quand on discute entre collègues. Quel que soit le discours, quand on explique, on est toujours en train de trahir, plus ou moins. Mais, tant que vous avez, comme votre interlocuteur, la conscience du niveau de trahison, celle-ci est justifiée, pardonnée.
La forme mathématique, l'apprentissage systématique des concepts, c'est toujours un peu difficile, douloureux, pour tout le monde. C'est une gymnastique cérébrale qui n'est pas naturelle, mais on est d'autant plus heureux de la faire qu'on comprend quelles en sont les finalités, qu'on la replace dans l'histoire des progrès humains, comme objet social, en tant que création culturelle et artistique.
Que retenez-vous de votre engagement dans la vulgarisation depuis la médaille Fields ?
C'est une compétence qu'on acquiert et qu'on développe pour toucher les gens et être accessible. L'ensemble du corps scientifique a longtemps considéré avec un peu de dédain cette activité, mais les temps changent. C'est aussi quelque chose de très intense : une sorte de communion s'établit entre le public et l'orateur. Ce sont aussi des expériences très majoritairement positives. A l'IHP nous testons de nouvelles formes pour toucher des publics plus variés ; par exemple, récemment, nous avons lancé des soirées de projection de film suivie de débats du public avec des mathématiciens. Pour la dernière, autour du documentaire Codebreaker qui raconte la vie d'Alan Turing, nous avons dû programmer deux séances et refuser du monde : il y a un vrai appétit du public. De telles opérations auront-elles un impact ? C'est difficile à apprécier, mais je suis persuadé que oui.
Cédric Villani a reçu en 2010 la médaille Fields, souvent comparée au Nobel de mathématiques, qui récompense tous les quatre ans des chercheurs de moins de 40 ans. Directeur de l'Institut Henri-Poincaré (Université Pierre et Marie Curie, CNRS) , il est depuis devenu l'un des porte-parole majeurs de sa discipline. Vulgarisateur intarissable, il a accepté de s'associer activement à la publication par Le Monde d'une collection d'ouvrages consacrée à celle-ci, "Le monde est mathématique". Une initiative qui rejoint son souci de susciter des vocations scientifiques, mais aussi de contribuer à élargir la "culture de l'honnête homme".
Pourquoi l'Institut Henri-Poincaré (IHP) a-t-il parrainé cette collection ?
Les raisons sont multiples mais tournent toutes autour de l'importance de la vulgarisation scientifique.
D'abord, il faut veiller à susciter des vocations en nombre suffisant parmi les jeunes, à une époque où l'on ne pense pas naturellement à une carrière de mathématicien, ou plus généralement de scientifique, comme à un métier qui a de quoi faire rêver. C'est pourtant le cas ! C'est un métier dans lequel subsiste une grande part d'aventure. A quelques exceptions près, ce n'est pas un moyen de faire fortune, mais c'est un métier qui apporte une excellente combinaison d'éléments matériels confortables et de stimulation, de valorisation intellectuelle. C'est un bon métier, utile à l'individu et à la société.
Il est très important qu'un nombre suffisant de jeunes embrasse cette carrière. Pour cela, il faut leur apporter un éclair de rêve, afin de les inciter à se lancer dans des études qui peuvent sembler longues et pénibles, mais qui le sont moins qu'il n'y paraît, et se révèlent souvent très gratifiantes.
Ensuite, il faut aussi s'adresser à tous ceux qui ne feront pas des sciences leur métier, mais qui sont curieux de savoir à quoi ça sert. La vulgarisation remplit la fonction de rapprocher au niveau intellectuel et sensible les chercheurs et les autres. C'est important aussi pour des raisons très pratiques : le jour où les gens ne comprendront plus à quoi servent les scientifiques, les politiques couperont les subventions correspondantes et la recherche s'arrêtera. La communauté scientifique a donc le devoir naturel d'expliquer ce qu'elle fait aux gens qui la soutiennent.
La mathématique fait-elle partie de la culture générale ?
Oui, il est important et enrichissant pour tout le monde de comprendre ce qui a été réalisé avec la mathématique, une science assez extraordinaire. Comprendre que ce n'est pas quelque chose d'isolé, mais que cela concerne tout le monde. Parce que tout le monde utilise les avancées scientifiques.
En outre, les scientifiques ont aussi besoin de reconnaissance, de se sentir appréciés, et non d'être désignés comme des bêtes curieuses qui font quelque chose de peu productif, d'incompréhensible. Dans le passé, certains des mouvements les plus durs de contestation des scientifiques étaient dus moins à des questions matérielles qu'à des questions de respect, en particulier de la sphère politique. Cela me fait penser à cette citation, attribuée à de Gaulle : "En France, des chercheurs qui cherchent, on en trouve, des chercheurs qui trouvent, on en cherche." Et voilà comment, pour faire un bon mot, on aliène une partie fondamentale de la société avec une pique injuste.
Injuste, car on sait bien que la recherche française est de qualité ! On sait bien aussi qu'il est normal qu'un chercheur échoue dans ses recherches. La plupart du temps cela ne marche pas, et c'est normal ! De la même façon qu'on dit que, dans le domaine industriel, 99 % des brevets sont non rentables : ce qui compte, c'est le 1 % qui reste. Ce n'est pas parce que vous cherchez, cherchez, cherchez et ne trouvez presque jamais que vous êtes un mauvais chercheur. L'état naturel du chercheur, c'est d'errer. De temps en temps, il y a un truc qui marche, il faut le faire fructifier : c'est comme cela qu'a fonctionné le progrès humain depuis des millénaires.
De bons livres de vulgarisation existent déjà. Qu'apporte cette collection ?
C'est vrai. On peut citer les livres de Marcus du Sautoy, d'Alex Bellos, l'ouvrage de Simon Singh consacré au théorème de Fermat, celui de Donal O'shea sur la conjecture de Poincaré, la bande dessinée Logicomix... Pourtant, il manquait encore quelque chose, comme une encyclopédie mathématique. En quarante volumes, vous pouvez bien développer les idées. Le fait que ce soit écrit par des auteurs différents, avec des angles et des préoccupations variés - historiques, sociaux, esthétiques... - rend cet ensemble plus riche qu'une encyclopédie avec une grille de classement unique. Mais attention : cette collection n'entraîne pas à la réflexion logique et à la pratique mathématique comme seul peut le faire un cours avec démonstrations et exercices. C'est juste la cerise sur le gâteau qui raconte combien cette aventure est passionnante.
Il ne s'agit pas de remplacer les cours de mathématiques par des exposés de vulgarisation, ce serait une confusion complète. Mais de compléter les cours systématiques par des exposés d'une autre nature, montrant le sens, l'histoire. A petite dose. Et là vous êtes prêt à vous investir.
Les mathématiques sont perçues comme difficiles, comme un instrument de sélection scolaire : s'agit-il seulement de clichés ?
Je crois que ce sont des clichés et j'espère que ces livres peuvent ébranler ces mythes. Quand on fait des conférences de vulgarisation, presque toujours quelqu'un vient vous dire : "Je croyais que je ne comprenais rien et finalement je comprends, c'est sympathique. Combien je regrette qu'on ne m'ait pas expliqué cela quand j'étais élève..."
La mathématique, c'est comme tout : cela peut se raconter à n'importe quel degré de complexité. D'ailleurs, l'une des raisons de mentionner dans mon livre, Théorème vivant, les formules mathématiques, c'est pour qu'on ait une image, une idée du degré de complexité que cela peut atteindre, dans lequel même nous on n'entre pas quand on discute entre collègues. Quel que soit le discours, quand on explique, on est toujours en train de trahir, plus ou moins. Mais, tant que vous avez, comme votre interlocuteur, la conscience du niveau de trahison, celle-ci est justifiée, pardonnée.
La forme mathématique, l'apprentissage systématique des concepts, c'est toujours un peu difficile, douloureux, pour tout le monde. C'est une gymnastique cérébrale qui n'est pas naturelle, mais on est d'autant plus heureux de la faire qu'on comprend quelles en sont les finalités, qu'on la replace dans l'histoire des progrès humains, comme objet social, en tant que création culturelle et artistique.
Que retenez-vous de votre engagement dans la vulgarisation depuis la médaille Fields ?
C'est une compétence qu'on acquiert et qu'on développe pour toucher les gens et être accessible. L'ensemble du corps scientifique a longtemps considéré avec un peu de dédain cette activité, mais les temps changent. C'est aussi quelque chose de très intense : une sorte de communion s'établit entre le public et l'orateur. Ce sont aussi des expériences très majoritairement positives. A l'IHP nous testons de nouvelles formes pour toucher des publics plus variés ; par exemple, récemment, nous avons lancé des soirées de projection de film suivie de débats du public avec des mathématiciens. Pour la dernière, autour du documentaire Codebreaker qui raconte la vie d'Alan Turing, nous avons dû programmer deux séances et refuser du monde : il y a un vrai appétit du public. De telles opérations auront-elles un impact ? C'est difficile à apprécier, mais je suis persuadé que oui.
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