Cerveau :

Freud
Et si la science donnait raison à Freud ?
A mesure qu'ils avancent dans l'exploration de la machinerie cérébrale, les neurobiologistes découvrent qu'elle obéit à des lois beaucoup plus complexes qu'ils ne l'imaginaient. Et que la vie mentale dont elle est le terrain confirme, des rêves au langage ou à l'imagination, nombre des intuitions du père de la psychanalyse. La fin, peut-être, d'une vieille querelle.
Les freudiens ont toujours soutenu que l'esprit n'est pas un ordinateur, ni le monde une cassette enregistrée. Ils sont aujourd'hui rejoints par des neurobiologistes aux idées larges qui considèrent le cerveau non plus comme un organe figé, une boîte noire d'où entrent et sortent des stimuli, mais comme un système de réseaux superposés et de connexions en perpétuel remaniement, sous l'influence de l'environnement extérieur et des émotions internes. Il a fallu attendre 1997 pour apprendre que, contrairement à un dogme bien ancré, les neurones peuvent se régénérer chez l'adulte et que de nouvelles connexions ne cessent de se former dans la matière grise.
C'est ce qui a valu le prix Nobel de médecine, en 2000, à Erik Kandel, psychiatre américain formé à la psychanalyse qui s'est ensuite orienté vers la biologie: il a montré que les expériences vécues laissent une trace physique dans le cerveau, en modifiant la transmission synaptique entre les neurones. Ces traces mnésiques peuvent se fixer inconsciemment et se réassocier avec d'autres traces, parfois en interaction, parfois en contradiction. «Cette découverte constitue une énorme avancée en même temps qu'un pont entre la psychanalyse et les neurosciences, s'enthousiasme le psychiatre et analyste suisse François Ansermet, qui vient de publier A chacun son cerveau (Odile Jacob), avec le neurologue Pierre Magistretti, professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Ce concept de plasticité permet enfin aux biologistes de sortir du carcan du déterminisme et de la causalité organique: le cerveau ne sécrète pas la pensée comme le foie sécrète la bile, il est modelé aussi bien par le code génétique, qui programme la fabrication des neurones, que par l'environnement et l'expérience vécue.» Le Prix Nobel Eric Kandel paraît du même avis. Il considère que «la psychanalyse reste la vision du fonctionnement mental la plus cohérente et la plus satisfaisante sur le plan intellectuel», et plaide pour que la théorie de Freud soit adoptée par les neurobiologistes comme un équivalent de ce que représente la théorie de l'évolution de Darwin pour les biologistes et les généticiens: un cadre général permettant de ranger les données scientifiques de façon cohérente.
Et l'inconscient, dans tout ça? A défaut d'expliquer le concept central de la théorie freudienne, les neurobiologistes commencent à démonter les mécanismes de la conscience, la fonction mentale la plus élaborée, celle par laquelle on arrive à penser que l'on pense. En fait, celle-ci s'apparente à un phénomène exceptionnel: la plupart des tâches mentales sont effectuées de manière inconsciente par des aires spécialisées qui travaillent de manière indépendante: 90% des informations traitées par le cerveau échappent à notre attention. C'est valable pour des fonctions comme le contrôle du rythme cardiaque ou de la digestion, mais aussi pour des opérations plus complexes. Même les mouvements que nous effectuons en toute lucidité sont en fait déclenchés de façon inconsciente. Un chercheur londonien de l'University College, Patrick Haggard, est parvenu à décomposer les processus cérébraux mis en jeu lorsque nous effectuons un geste: il a constaté que le déclenchement des muscles précède de quelques fractions de seconde le moment où l'on croit avoir pris la décision de bouger.
Tous les mots ne sont pas neutres :
Encore plus fort: plusieurs expériences menées notamment par l'équipe du Pr Stanislas Dehaene au service hospitalier Frédéric-Joliot, à Orsay (Essonne), ont démontré que le cerveau peut non seulement percevoir inconsciemment des images et des symboles, mais aussi les déchiffrer et les mémoriser. L'une de ces «manips» consiste à faire défiler des listes de mots devant des volontaires en leur demandant d'en définir le sens, tout en intercalant d'autres mots, affichés de manière subliminale, c'est-à-dire trop brièvement pour pouvoir être perçus consciemment. «On se rend compte que les volontaires définissent plus rapidement le mot lorsqu'il a une relation avec l'image subliminale qui le précède, par exemple "rugissement" et "lion"», explique Claire Sergent, du laboratoire CEA-Inserm de neuro-imagerie cognitive d'Orsay, qui a publié en 2005 une étude démontant le processus cérébral de la conscience visuelle. Les zones du cerveau chargées de décoder le langage s'activent lorsque le mot subliminal est «flashé», preuve qu'il n'est pas seulement perçu inconsciemment, mais qu'il est aussi compris.»
Tous les mots ne sont pas neutres. Ceux qui sont chargés d'une connotation négative apparaissent plus facilement identifiés que les autres parce qu'ils déclenchent des réactions quasi «épidermiques» dans le cerveau. On a ainsi constaté que des termes comme «danger» ou «mort» entraînent l'activation de l'amygdale cérébrale, siège des émotions primordiales comme la peur.
En réalité, la conscience dépend non des choses que l'on perçoit, mais de celles qu'on parvient à se représenter. «Elle apparaît comme un espace de travail surchargé, constamment bombardé par des stimuli provenant d'une multitude de processeurs sensoriels non conscients, explique Claire Sergent. C'est seulement quand une stimulation parvient à envahir l'espace tout entier qu'elle devient consciente.» Il est alors possible non seulement de saisir le sens d'un mot, mais aussi de compter les lettres qui le composent, de le traduire en plusieurs langues, et de le mémoriser.
Reste que ce mécanisme ne concerne que la forme la plus simple de la conscience, celle dite «d'accès», liée aux émotions et aux sentiments, qui gouverne la pensée rationnelle et le comportement. Mais les scientifiques distinguent aussi un niveau plus élevé, celui de la «conscience phénoménale», relative aux expériences et au vécu, qui enregistre la mémoire du passé et anticipe le futur. Une conscience beaucoup plus mystérieuse, indicible, faite de «qualia», c'est-à-dire d'états mentaux personnels, qui pourrait bien évoquer la psyché de Freud. Celle-ci risque d'échapper, pour un temps encore, aux scanners, aux ordinateurs et aux microscopes des neurobiologistes.(page : 1-2-3-4-5)
L'Express du 11/05/2006.
Gilbert Charles, Régis de Closets.

Freud
Et si la science donnait raison à Freud ?
A mesure qu'ils avancent dans l'exploration de la machinerie cérébrale, les neurobiologistes découvrent qu'elle obéit à des lois beaucoup plus complexes qu'ils ne l'imaginaient. Et que la vie mentale dont elle est le terrain confirme, des rêves au langage ou à l'imagination, nombre des intuitions du père de la psychanalyse. La fin, peut-être, d'une vieille querelle.
Les freudiens ont toujours soutenu que l'esprit n'est pas un ordinateur, ni le monde une cassette enregistrée. Ils sont aujourd'hui rejoints par des neurobiologistes aux idées larges qui considèrent le cerveau non plus comme un organe figé, une boîte noire d'où entrent et sortent des stimuli, mais comme un système de réseaux superposés et de connexions en perpétuel remaniement, sous l'influence de l'environnement extérieur et des émotions internes. Il a fallu attendre 1997 pour apprendre que, contrairement à un dogme bien ancré, les neurones peuvent se régénérer chez l'adulte et que de nouvelles connexions ne cessent de se former dans la matière grise.
C'est ce qui a valu le prix Nobel de médecine, en 2000, à Erik Kandel, psychiatre américain formé à la psychanalyse qui s'est ensuite orienté vers la biologie: il a montré que les expériences vécues laissent une trace physique dans le cerveau, en modifiant la transmission synaptique entre les neurones. Ces traces mnésiques peuvent se fixer inconsciemment et se réassocier avec d'autres traces, parfois en interaction, parfois en contradiction. «Cette découverte constitue une énorme avancée en même temps qu'un pont entre la psychanalyse et les neurosciences, s'enthousiasme le psychiatre et analyste suisse François Ansermet, qui vient de publier A chacun son cerveau (Odile Jacob), avec le neurologue Pierre Magistretti, professeur à l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Ce concept de plasticité permet enfin aux biologistes de sortir du carcan du déterminisme et de la causalité organique: le cerveau ne sécrète pas la pensée comme le foie sécrète la bile, il est modelé aussi bien par le code génétique, qui programme la fabrication des neurones, que par l'environnement et l'expérience vécue.» Le Prix Nobel Eric Kandel paraît du même avis. Il considère que «la psychanalyse reste la vision du fonctionnement mental la plus cohérente et la plus satisfaisante sur le plan intellectuel», et plaide pour que la théorie de Freud soit adoptée par les neurobiologistes comme un équivalent de ce que représente la théorie de l'évolution de Darwin pour les biologistes et les généticiens: un cadre général permettant de ranger les données scientifiques de façon cohérente.
Et l'inconscient, dans tout ça? A défaut d'expliquer le concept central de la théorie freudienne, les neurobiologistes commencent à démonter les mécanismes de la conscience, la fonction mentale la plus élaborée, celle par laquelle on arrive à penser que l'on pense. En fait, celle-ci s'apparente à un phénomène exceptionnel: la plupart des tâches mentales sont effectuées de manière inconsciente par des aires spécialisées qui travaillent de manière indépendante: 90% des informations traitées par le cerveau échappent à notre attention. C'est valable pour des fonctions comme le contrôle du rythme cardiaque ou de la digestion, mais aussi pour des opérations plus complexes. Même les mouvements que nous effectuons en toute lucidité sont en fait déclenchés de façon inconsciente. Un chercheur londonien de l'University College, Patrick Haggard, est parvenu à décomposer les processus cérébraux mis en jeu lorsque nous effectuons un geste: il a constaté que le déclenchement des muscles précède de quelques fractions de seconde le moment où l'on croit avoir pris la décision de bouger.
Tous les mots ne sont pas neutres :
Encore plus fort: plusieurs expériences menées notamment par l'équipe du Pr Stanislas Dehaene au service hospitalier Frédéric-Joliot, à Orsay (Essonne), ont démontré que le cerveau peut non seulement percevoir inconsciemment des images et des symboles, mais aussi les déchiffrer et les mémoriser. L'une de ces «manips» consiste à faire défiler des listes de mots devant des volontaires en leur demandant d'en définir le sens, tout en intercalant d'autres mots, affichés de manière subliminale, c'est-à-dire trop brièvement pour pouvoir être perçus consciemment. «On se rend compte que les volontaires définissent plus rapidement le mot lorsqu'il a une relation avec l'image subliminale qui le précède, par exemple "rugissement" et "lion"», explique Claire Sergent, du laboratoire CEA-Inserm de neuro-imagerie cognitive d'Orsay, qui a publié en 2005 une étude démontant le processus cérébral de la conscience visuelle. Les zones du cerveau chargées de décoder le langage s'activent lorsque le mot subliminal est «flashé», preuve qu'il n'est pas seulement perçu inconsciemment, mais qu'il est aussi compris.»
Tous les mots ne sont pas neutres. Ceux qui sont chargés d'une connotation négative apparaissent plus facilement identifiés que les autres parce qu'ils déclenchent des réactions quasi «épidermiques» dans le cerveau. On a ainsi constaté que des termes comme «danger» ou «mort» entraînent l'activation de l'amygdale cérébrale, siège des émotions primordiales comme la peur.
En réalité, la conscience dépend non des choses que l'on perçoit, mais de celles qu'on parvient à se représenter. «Elle apparaît comme un espace de travail surchargé, constamment bombardé par des stimuli provenant d'une multitude de processeurs sensoriels non conscients, explique Claire Sergent. C'est seulement quand une stimulation parvient à envahir l'espace tout entier qu'elle devient consciente.» Il est alors possible non seulement de saisir le sens d'un mot, mais aussi de compter les lettres qui le composent, de le traduire en plusieurs langues, et de le mémoriser.
Reste que ce mécanisme ne concerne que la forme la plus simple de la conscience, celle dite «d'accès», liée aux émotions et aux sentiments, qui gouverne la pensée rationnelle et le comportement. Mais les scientifiques distinguent aussi un niveau plus élevé, celui de la «conscience phénoménale», relative aux expériences et au vécu, qui enregistre la mémoire du passé et anticipe le futur. Une conscience beaucoup plus mystérieuse, indicible, faite de «qualia», c'est-à-dire d'états mentaux personnels, qui pourrait bien évoquer la psyché de Freud. Celle-ci risque d'échapper, pour un temps encore, aux scanners, aux ordinateurs et aux microscopes des neurobiologistes.(page : 1-2-3-4-5)
L'Express du 11/05/2006.
Gilbert Charles, Régis de Closets.