Pour tous ceux qui n'auront pas l'occasion de mettre les pieds au consulat d’Algérie en France et pour ceux à qui cela rappellera peut être des souvenirs; je vous mets un instant de vie.
===
Paris, 48 rue Bouret, dix-neuvième arrondissement. Le sas d’entrée du consulat général d’Algérie en France ne fonctionne pas. Les deux portes s’ouvrent sans que l’on soit obligé d’attendre ou d’appuyer sur le moindre bouton. Les CRS qui, jadis -je parle des années 1990- protégeaient le lieu sont invisibles. A l’intérieur, par contre, rien ne change. Qu’il pleuve ou qu’il vente, été comme hiver, il y a toujours autant de monde au rez-de-chaussée où se renouvellent les passeports et les cartes d’identité. Au deuxième étage, la petite salle d’attente est moins encombrée (ouf!). Après le salam d’usage, je m’assieds sur la seule chaise de libre. A ma droite, une jeune fille en hidjab chantonne. J’ai envie de lui demander si elle attend depuis longtemps mais j’y renonce en découvrant qu’elle écoute de la musique sous son foulard. La voici d’ailleurs qui triture son lecteur mp3. Peut-être écoute-t-elle du disco (au fait, j’ai omis de citer Silvester «la queen» du disco dans mon avant-dernière chronique, mais je suis sûr que vous avez tous rectifié cet impardonnable oubli).
- Avec le visa D, est-ce qu’ils donnent la carte de séjour à la préfecture? demande un jeune à l’accent oranais (désolé monsieur le directeur du QO, mais c’est ainsi), jean (très) crasseux et baskets rouges.
- Un visa B ? Bien sûr qu’ils vont te donner la carte. Tu y as droit! s’enflamme une dame, la quarantaine, robe marocaine à capuchon, venue au consulat pour un acte de naissance à envoyer à Alger pour que les deux enfants qu’elle vient d’adopter «puissent enfin venir vivre en France».
Un homme en bleu de travail, chaussures de velours noir et chaussettes blanches intervient. Il a la voix rauque du compagnon fidèle des brasseurs.
- Peut-être qu’ils vont te faire maronner un peu, mais tu l’auras ta carte. Mais c’est quoi le visa D?
- Normalement, pour nous les Algériens, il ne devrait y avoir aucun visa, reprend la dame. Ni B, ni Z. Quand on vient dans ce pays, c’est quand même pour y dépenser nos devises.
Une porte s’ouvre. Une bouche invisible aboie un nom. La dame bondit et se précipite vers le bureau. Elle glisse, se rétablit un instant, trébuche et tombe la tête en avant. On l’aide à se relever, on lui demande si elle n’a pas mal. Elle est un peu pâle mais fait signe que non. A l’intérieur du bureau, la même voix, encore plus impatiente, répète le nom. La dame entre dans le bureau, s’excuse. La porte se ferme.
- Il ne faut pas rire, c’est «hram» de se moquer de quelqu’un qui tombe! dit l’homme en bleu de travail au jeune Oranais. C’est quoi le visa D?
Soupir du rieur. Il ne cesse de racler le sol poussiéreux avec ses semelles.
- Je suis en France depuis 1999, dit-il. Je me suis marié avec une Française mais à chaque fois que je vais à la préfecture, ils me disent qu’il me faut un visa D. Je suis revenu au bled, et là-bas ils ne me donnent qu’un visa de touriste de trois mois.
- C’est toujours comme ça, lance la jeune fille en hidjab qui a fait taire son lecteur mp3. Ils essaient de te décourager. Ils ont des ordres, tu sais. Il faut tenir bon.
- Tu es marié à une Française, ils ne peuvent rien contre toi, reprend le bleu de travail.
Nouveau soupir du jeune, nouveaux raclements sur le sol. Peut-être est-il fier de ses chaussures rouges.
- Moi, j’ai toujours tenu à rester dans la légalité. Au bout de trois mois, je rentre au bled et j’attends un nouveau visa. (Il frappe sa paume gauche du poing droit) Et là... quand elle a accouché, elle a déclaré le bébé sous son nom. Moi je n’existe pas!
- Ta femme a fait ça! s’indigne encore la dame qui est revenue s’asseoir en boitant un peu.
- Oui. Elle est dure. Maintenant, je ne sais pas comment faire. Hier, je suis passé à la préfecture mais j’ai rien dit. J’ai encore demandé ma carte sans rien raconter.
Le bleu de travail hoche la tête d’un air dégoûté.
- C’est pas bien. Il ne faut pas leur mentir. Si jamais ils s’en aperçoivent, t’es cuit mon frère.
- Oui, approuve la fille au hidjab. Tu dois leur dire la vérité. Tu auras ta carte, c’est ton droit.
Le jeune approuve en silence. Ses pieds ne raclent plus rien, c’est au tour de ses talons de frapper le sol à cadence rapide. Il frissonne.
- Je suis venu demander l’aide juridique, dit-il. Je veux voir mon enfant.
- Elle ne te laisse pas le voir? s’alarme la dame au capuchon. C’est un garçon ou une fille?
- Elle est dure... Et puis, moi je ne voulais pas vivre à Saint Brieuc.
- Donc, tu n’es pas capable de prouver que c’est ton enfant? demande le bleu de travail un brin soupçonneux.
- Mais j’ai le livret de famille! On s’est mariés en 2004 et le bébé est né en 2005!
- Tu sais, c’est pas sûr qu’ils puissent t’aider ici, murmure la fille en hidjab. Tu peux toujours essayer les associations pour avoir ta carte. Elles ont aidé mon frère.
- Ah ça! Elles m’ont bien aidé moi aussi, s’exclame le bleu de travail. Les associations, c’est bien.
- Comment je fais? J’ai pas d’adresse pour mon courrier.
- Tu trouves quelqu’un de confiance.
- Tu loues une boîte postale.
- Moi, mon frère, il a donné l’adresse de l’hôtel.
- L’hôtel, tu es sûre?
Un homme, silencieux jusque-là, venu «pour des traductions de documents commerciaux, du français vers l’arabe, s’il vous plaît», intervient à son tour:
- Le mieux, c’est un hôtel meublé.
- A Châteauroux, ils ont des associations? J’ai un ami qui habite là-bas. La préfecture du Val-de-Marne, ils sont vraiment durs.
- Château d’eau?
- Non ma soeur, Châteauroux.
- Ah! En tous les cas, ils doivent te la donner la carte puisque tu es en France depuis 1991. Tu as droit à dix ans, c’est automatique. C’est la nouvelle loi.
- Quelle loi? demande la fille en hidjab. De toutes les façons, il faut se dépêcher, Sarkozy, il va tout changer.
- Tu dois te réconcilier avec ta femme, suggère le bleu de travail.
- Je vais essayer. Au début, elle adorait que je lui parle du bled.
- Tu n’aurais jamais dû rentrer au pays, lui reproche l’homme aux traductions. Maintenant, il faut que tu reconnaisses l’enfant. Tu as trois ans pour le faire après la naissance. Ensuite, tu peux toujours essayer mais il faut qu’elle soit d’accord. Sinon, tu vas te retrouver comme dans les histoires de films (il se lève, l’agent invisible vient de l’appeler).
- Des analyses? Mais j’ai le livret de famille. N’importe quoi! C’est encore ma femme!
Une autre porte s’ouvre. Une voix féminine, lasse, appelle le bleu de travail qui se lève en sautillant.
- C’est quoi le visa D? demande-t-il une dernière fois au jeune.
L’Oranais ne répond pas. Ses pieds ont recommencé à racler le sol.
Par Le Quotidien d'Oran
===
Paris, 48 rue Bouret, dix-neuvième arrondissement. Le sas d’entrée du consulat général d’Algérie en France ne fonctionne pas. Les deux portes s’ouvrent sans que l’on soit obligé d’attendre ou d’appuyer sur le moindre bouton. Les CRS qui, jadis -je parle des années 1990- protégeaient le lieu sont invisibles. A l’intérieur, par contre, rien ne change. Qu’il pleuve ou qu’il vente, été comme hiver, il y a toujours autant de monde au rez-de-chaussée où se renouvellent les passeports et les cartes d’identité. Au deuxième étage, la petite salle d’attente est moins encombrée (ouf!). Après le salam d’usage, je m’assieds sur la seule chaise de libre. A ma droite, une jeune fille en hidjab chantonne. J’ai envie de lui demander si elle attend depuis longtemps mais j’y renonce en découvrant qu’elle écoute de la musique sous son foulard. La voici d’ailleurs qui triture son lecteur mp3. Peut-être écoute-t-elle du disco (au fait, j’ai omis de citer Silvester «la queen» du disco dans mon avant-dernière chronique, mais je suis sûr que vous avez tous rectifié cet impardonnable oubli).
- Avec le visa D, est-ce qu’ils donnent la carte de séjour à la préfecture? demande un jeune à l’accent oranais (désolé monsieur le directeur du QO, mais c’est ainsi), jean (très) crasseux et baskets rouges.
- Un visa B ? Bien sûr qu’ils vont te donner la carte. Tu y as droit! s’enflamme une dame, la quarantaine, robe marocaine à capuchon, venue au consulat pour un acte de naissance à envoyer à Alger pour que les deux enfants qu’elle vient d’adopter «puissent enfin venir vivre en France».
Un homme en bleu de travail, chaussures de velours noir et chaussettes blanches intervient. Il a la voix rauque du compagnon fidèle des brasseurs.
- Peut-être qu’ils vont te faire maronner un peu, mais tu l’auras ta carte. Mais c’est quoi le visa D?
- Normalement, pour nous les Algériens, il ne devrait y avoir aucun visa, reprend la dame. Ni B, ni Z. Quand on vient dans ce pays, c’est quand même pour y dépenser nos devises.
Une porte s’ouvre. Une bouche invisible aboie un nom. La dame bondit et se précipite vers le bureau. Elle glisse, se rétablit un instant, trébuche et tombe la tête en avant. On l’aide à se relever, on lui demande si elle n’a pas mal. Elle est un peu pâle mais fait signe que non. A l’intérieur du bureau, la même voix, encore plus impatiente, répète le nom. La dame entre dans le bureau, s’excuse. La porte se ferme.
- Il ne faut pas rire, c’est «hram» de se moquer de quelqu’un qui tombe! dit l’homme en bleu de travail au jeune Oranais. C’est quoi le visa D?
Soupir du rieur. Il ne cesse de racler le sol poussiéreux avec ses semelles.
- Je suis en France depuis 1999, dit-il. Je me suis marié avec une Française mais à chaque fois que je vais à la préfecture, ils me disent qu’il me faut un visa D. Je suis revenu au bled, et là-bas ils ne me donnent qu’un visa de touriste de trois mois.
- C’est toujours comme ça, lance la jeune fille en hidjab qui a fait taire son lecteur mp3. Ils essaient de te décourager. Ils ont des ordres, tu sais. Il faut tenir bon.
- Tu es marié à une Française, ils ne peuvent rien contre toi, reprend le bleu de travail.
Nouveau soupir du jeune, nouveaux raclements sur le sol. Peut-être est-il fier de ses chaussures rouges.
- Moi, j’ai toujours tenu à rester dans la légalité. Au bout de trois mois, je rentre au bled et j’attends un nouveau visa. (Il frappe sa paume gauche du poing droit) Et là... quand elle a accouché, elle a déclaré le bébé sous son nom. Moi je n’existe pas!
- Ta femme a fait ça! s’indigne encore la dame qui est revenue s’asseoir en boitant un peu.
- Oui. Elle est dure. Maintenant, je ne sais pas comment faire. Hier, je suis passé à la préfecture mais j’ai rien dit. J’ai encore demandé ma carte sans rien raconter.
Le bleu de travail hoche la tête d’un air dégoûté.
- C’est pas bien. Il ne faut pas leur mentir. Si jamais ils s’en aperçoivent, t’es cuit mon frère.
- Oui, approuve la fille au hidjab. Tu dois leur dire la vérité. Tu auras ta carte, c’est ton droit.
Le jeune approuve en silence. Ses pieds ne raclent plus rien, c’est au tour de ses talons de frapper le sol à cadence rapide. Il frissonne.
- Je suis venu demander l’aide juridique, dit-il. Je veux voir mon enfant.
- Elle ne te laisse pas le voir? s’alarme la dame au capuchon. C’est un garçon ou une fille?
- Elle est dure... Et puis, moi je ne voulais pas vivre à Saint Brieuc.
- Donc, tu n’es pas capable de prouver que c’est ton enfant? demande le bleu de travail un brin soupçonneux.
- Mais j’ai le livret de famille! On s’est mariés en 2004 et le bébé est né en 2005!
- Tu sais, c’est pas sûr qu’ils puissent t’aider ici, murmure la fille en hidjab. Tu peux toujours essayer les associations pour avoir ta carte. Elles ont aidé mon frère.
- Ah ça! Elles m’ont bien aidé moi aussi, s’exclame le bleu de travail. Les associations, c’est bien.
- Comment je fais? J’ai pas d’adresse pour mon courrier.
- Tu trouves quelqu’un de confiance.
- Tu loues une boîte postale.
- Moi, mon frère, il a donné l’adresse de l’hôtel.
- L’hôtel, tu es sûre?
Un homme, silencieux jusque-là, venu «pour des traductions de documents commerciaux, du français vers l’arabe, s’il vous plaît», intervient à son tour:
- Le mieux, c’est un hôtel meublé.
- A Châteauroux, ils ont des associations? J’ai un ami qui habite là-bas. La préfecture du Val-de-Marne, ils sont vraiment durs.
- Château d’eau?
- Non ma soeur, Châteauroux.
- Ah! En tous les cas, ils doivent te la donner la carte puisque tu es en France depuis 1991. Tu as droit à dix ans, c’est automatique. C’est la nouvelle loi.
- Quelle loi? demande la fille en hidjab. De toutes les façons, il faut se dépêcher, Sarkozy, il va tout changer.
- Tu dois te réconcilier avec ta femme, suggère le bleu de travail.
- Je vais essayer. Au début, elle adorait que je lui parle du bled.
- Tu n’aurais jamais dû rentrer au pays, lui reproche l’homme aux traductions. Maintenant, il faut que tu reconnaisses l’enfant. Tu as trois ans pour le faire après la naissance. Ensuite, tu peux toujours essayer mais il faut qu’elle soit d’accord. Sinon, tu vas te retrouver comme dans les histoires de films (il se lève, l’agent invisible vient de l’appeler).
- Des analyses? Mais j’ai le livret de famille. N’importe quoi! C’est encore ma femme!
Une autre porte s’ouvre. Une voix féminine, lasse, appelle le bleu de travail qui se lève en sautillant.
- C’est quoi le visa D? demande-t-il une dernière fois au jeune.
L’Oranais ne répond pas. Ses pieds ont recommencé à racler le sol.
Par Le Quotidien d'Oran
Commentaire