Nous ne voulons pas revenir du Soudan
par Kamel Daoud
par Kamel Daoud

En vérité, après tout ce qui a été dit sur le foot et sur le match du Soudan, il reste une grosse conclusion à tirer à la fin : la fin de la décennie de guerre et de massacres n'a pas été décidée par le référendum de la réconciliation mais le 18 novembre. C'est la date exacte de la fin des années 90. Oum Dourman est une fabuleuse chanteuse algérienne plus grande que Oum Kalthoum. Antar Yahia en est le père. Nous en sommes tous les fils et les filles nés d'un seul coup après une longue errance dans le ventre mou de l'après-guerre. Du coup, tout le pays est divisé en deux. Une partie immense et vivante, agglutinée dans les cafés face aux écrans de télé, redécouvrant l'enthousiasme perdu avec le coup d'Etat contre le GPRA, sans âge mais sans vieillissement, riche de la rue interdite enfin retrouvée et attendant d'un ballon ce que le 05 Juillet n'offre plus lors de ses rediffusions. Et une autre partie méchante, sale, corrompue, incapable de refaire un trottoir sans gonfler une facture et voler un budget, exhibant des déclarations de patrimoine valables pour nouveau-nés et s'agitant dans le bocal pourri des coups d'Etat par journaux interposés et des insultes à peine voilées par les hommages aux derniers morts de la liste. Qui va gagner à la fin ? Les enfants du pipeline ou les enfants de Oum Dourman ? Le ballon ou le canon ? On ne sait pas. C'est un moment d'hésitation historique ou une illusion de foule. Pour nous tous, le monde de Saâdane est un monde meilleur où l'on rit et crie, où l'on peut klaxonner jusqu'au matin et se rassembler sans se faire taper dessus. On n'y mange que des images mais elles valent la peine. On n'y compte pas les heures mais seulement les buts et où le spectacle est un bonheur que le coup de sifflet de l'arbitre ne peut achever comme on achève un mouton.
Par contre, le monde des Koffi Codjia est sale et corrompu. C'est un monde de chiffres falsifiés, de mensonges, de corruption des sens et de fourberies infatigables. Chaque fois qu'on y revient, on s'y sent petits et écrasés, hargneux et égoïstes, réduits chacun à regarder la montre et à calculer le temps qu'il reste avant la retraite et l'enveloppe, un monde où tout le monde triche.
Le monde de Koffi Codjia, cela fait presque cinquante ans que l'on y vit, entassés et sans espoir. Le monde Saâdane, cela fait à peine quelque mois qu'on l'a découvert comme une planète inattendue. Nous ne voulons plus le quitter et nous nous y accrochons même si ses équipes jouent avec des billes. Nous voulons que les Koffi Codjia prennent le maximum d'argent qu'ils peuvent, puis partent avec leurs enfants et leurs femmes et leurs versions de la guerre de Libération et nous laissent chez nous, même sans rien ou tout juste avec un ballon. Nous ne voulons plus revenir du «Soudan».
Le Quotidien d'Oran
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