Bon ben, hier, Louisa n'a pas aimé le jouet que je lui ai offert. Même qu'elle a paniqué. Mais elle n'a pas pleuré. Et mon coeur a fondu.
C'était un dimanche, juste après la tempête de verglas en 1998. Ali propose à Francine d'aller au cinéma : " On est tous les deux très fatigués pourquoi on n'irait pas avec Louisa voir le film dont tu m'as parlé ? C'est pour faire changement ". Ali, jadis mari de Francine, était d'origine marocaine et col bleu à la Ville de Montréal, Francine était étudiante en gestion à l'université. Justement elle avait un examen ce lundi-là : " Faut que j'étudie Ali. On ira demain soir si tu veux, il y aura personne au cinéma, c'est lundi. Je pourrai pleurer tranquille, paraît que c'est triste... "
Ce dimanche-là, tard le soir, Ali, appelé en renfort, est allé travailler. Francine a étudié sa matière. Le lundi elle était à l'institut quand on l'a demandée à l'entrée. C'était des policiers. " Votre mari s'est tué dans un accident de la route "... Il était tellement défiguré qu'on ne me l'a pas montré. Mais on me l'a montré, j'ai insisté. Le verglas a fini par finir. J'ai abandonné mes études. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire à l'époque. Continuer je suppose. Faut bien vivre. Il y a Louisa.
Je vous résume ça du mieux que je peux, je vous parle à vous, gens du forum, vous qui me lisez à l'instant, pour vous introduire... Si on avait fait le test machin (J'ai oublié le nom du test, elle me l'a pourtant répété trois ou quatre fois) à Francine quand elle était enceinte, on aurait détecté l'erreur chromosomique qui lui interdisait de mettre un enfant au monde. Elle avait 30 ans à l'époque. Elle en a 40 aujourd'hui, elle est mère d'une fille de dix ans très sévèrement handicapée, qui vit encore en couches, qui ne parle pas, qu'il faut faire manger à la petite cuillère, qui marche difficilement, bref, un enfant de 10 ans qui en est à peu près au stade de développement d'un bébé deux ans. Et comme si ce n'était pas suffisant, complètement aveugle. Elle est née sans yeux. Voilà, pour l'essentiel...
Francine. C'est le nom de cette sainte femme que j'ai jamais tutoyé, même si je tutoie tout le monde au bureau. Elle occupe le bureau le plus spacieux de nos bureaux. Et Louisa, c'est sa fille de 10 ans. Louisa est un joli prénom, c'est aussi le prénom d'un compromis entre Francine et Ali ( Allah yerhamou ), entre Louise et Louiza, on a choisit Louisa. Louisa arrive toujours vers 15h30 au bureau de sa maman. Ce qu'elle est chanceuse Louisa ! mon Dieu qu'elle est chanceuse ! Chouchoutée, gâtée comme pas possible. Pas un jour sans que quelqu'un arrive avec un cadeau. C'est rendu notre jeu préféré au bureau : Trouver le jouet le plus le fun pour Louisa, celui qu'elle va réclamer plus souvent que les autres. Et dans le bureau de Francine, il y a 154316 jouets. Et j'exagère à peine... Anyway, je vais pas souvent au bureau, mais quand j'y vais, c'est pas pour voir la face à personne, c'est pour jouer avec Louisa... Et hier, justement, j'avais déniché le meilleur jouet qu'on puisse offrir à Louisa, un jouet qui fait CUI CUI, qui vous colle à la peau et qui vous chatouille... J'arrive donc, tout pompé, convaincu que mon jouet est le meilleur.
- Elle est où, Francine ?
- Je suis devant toi.
- Pas toi, penses-tu que je viens ici pour voir ta face de boeuf ? Elle est où Louisa ?
Francine rit. Elle rit à chaque fois qu'elle me voit, pour un oui ou pour un non, et des fois ni pour oui ni pour non. Elle me l'a jamais dit, mais des secrétaires m'ont fait savoir que j'étais comme une thérapie pour elle... Ça m'a fait grand bien. Grand bien pour balancer le gros chagrin qu'elle m'inspire à chaque fois que je rentre dans son bureau.
Le plus pénible, je l'ai résumé en partant, comme pour m'en débarrasser... Je remonte dans le temps, jeudi 22 décembre 2005. Party de Noël au bureau. Louisa était là. Francine aussi, mais pas tout à fait. On la voit, on la voit pas, elle est là, elle est pas là, un va et vient incessant entre son bureau et la grande salle où a lieu le party... Elle allait s'assurer que Louisa dormait encore. Un moment donné, je l'ai accompagné. Eh hop, la couche est mouillée, il faut la changer. Elle m'a prié de rejoindre les autres, j'ai fait le sourd. Elle s'est mise de dos, j'ai fait pareil. J'ai fait semblant de lire la revue sur son bureau pendant qu'elle changeait Louisa.
- Comment faites-vous Francine ?
- Je ne sais pas quoi vous répondre. Ce n'est pas l'enfer que vous semblez imaginer.
- Je n'imagine rien Francine, mais j'imagine que si ce n'est pas l'enfer, ce n'est pas le paradis quand même, non ?
- Ce n'est pas facile non plus, disons que depuis sa naissance j'ai eu le temps, non pas de m'habituer, on ne s'habitue jamais, mais de m'installer dans mon infortune, dans mon destin, je ne sais trop comment dire. L'enfer, je l'ai vécu quand elle est née. Quand j'ai su. Et j'ai d'abord essayé de me suicider. J'étais encore à l'hôpital, je me suis trainée jusqu'au balcon, mais j'avais eu une césarienne et j'ai été incapable d'enjamber la rambarde, ça me faisait trop mal de lever la jambe. Je me suis sentie complètement ridicule... Ensuite, j'ai essayé de la tuer.
- Vous avez essayé de tuer votre fille, Louisa ?
Silence. Une longue minute de silence... Je me suis senti ridicule, un peu imbécile, beaucoup crétin, je savais pas comment corriger, ni comment me taire. Elle a senti mon malaise. Et comme pour me soulager, elle a enchainé :
- Elle avait un mois et demi. Le premier mois, ils l'ont gardée à l'hôpital et quand elle est arrivée à la maison, au bout de quinze jours, je n'en pouvais plus. Un après-midi, mon mari était à son travail, je l'ai mise dans une de ces enveloppes en plastique qui servent à protéger les habits quand on part en voyage, j'ai remonté la fermeture éclair et je suis sortie de la chambre. Je me disais dans 15 minutes ce sera fini. Mais au bout de même pas une minute je suis rentrée dans la chambre comme une folle, en pleurant, je l'ai prise dans mes bras et voilà. Aujourd'hui elle a 10 ans... Pis, j'ai tout avoué à mon mari. Qu'on était encore ensembble tenait du miracle... Pour cela nous étions assez privilégiés. Matériellement aussi. Mon mari gagnait bien sa vie. Et puis on recevait, comme maintenant, une aide très appréciée du CLSC. Maintenant, il y a l'école aussi. Louisa va à l'école pour handicapés tous les jours de 8 heures à 3 heures de l'après-midi. Et on me l'a ramène où je veux, au bureau comme à la maison. Ce n'est pas rien. Je suffoquerais autrement. L'été, quand elle n'y va pas, je deviens folle.
- Comment faites-vous l'été ?
- Je m'arrange comme je peux. On m'a suggéré le foyer d'accueil pour l'été. Mon Dieu, quelle idée, ça la tuerait. Elle est une partie de moi. Toujours collée sur moi. Quand elle sent qu'on va sortir elle panique, sauf pour aller à l'école. Quand je sors avec elle et qu'on revient, elle est super contente de retrouver son univers, aussi réduit soit-il, elle y est très attachée. Je ne serais pas capable de la placer en foyer d'accueil. Même quand je n'en peux plus. Ce qui arrive des fois. Le parcours est si difficile que j'en suis devenue alcoolique, et si j'ai réglé mon problème d'alcool depuis, je n'ai pas réglé mon problème de vie. D'ailleurs, c'est le plus dur...
- C'est quoi le plus dur, Francine ? Les petites choses, les sorties, les vacances, Noël, le regard des autres... ou alors les grands empêchements, l'avenir, le vôtre, le sien ?
Silence. Pas vraiment. Silence interrompu par les froissements de la nouvelle couche.
Croyez-vous en Dieu, Francine ?
Pourquoi je croirais en Dieu ? Pourquoi un Dieu ferait-il ça à un enfant ?... Le plus dur, si vous voulez savoir, c'est d'être condamné à l'héroïsme alors que je voudrais seulement être une femme comme les autres. Le plus dur n'est pas tellement de se lever le matin et de se rendre au soir en faisant ce qu'il y a à faire, il y a dans la répétition des tâches quotidiennes quelque chose de rassurant et d'anesthésiant... Non, le plus dur, c'est de ne plus s'appartenir. De ne jamais vivre pour soi. De subir la vie. Je n'ai pas d'autre projet dans la vie que cette enfant qui va très certainement mourir avant moi. Ma vie est de tenir la main d'un enfant qui meurt tout doucement sans avoir vécu vraiment. Et quand elle sera morte, je serai presque vieille.
Avez-vous jamais céder au désespoir depuis cette fois ?
Non. Aussi excédée que je sois parfois, aussi révoltée, quand mon regard tombe sur ma fille je me dis qu'elle a terriblement besoin de moi. Je la vois si vulnérable si injustement punie, par qui ? pourquoi ?, que je me dis qu'il faut que je sois forte pour la défendre, l'accompagner jusque-là où elle pourra aller. Je me souviens d'un incident l'an dernier... elle se traîne et grimpe partout comme font les bébés, et elle avait réussi à grimper à moitié sur le poêle électrique et avait ouvert un rond en accrochant un bouton au passage. Je suis arrivée à temps, elle ne s'est pas brûlée ni rien, mais j'étais si énervée que je lui ai donné une tape. Une petite tape de rien, sur la main. Si vous l'aviez vue pleurer ( vous ai-je dit que Louisa est née sans yeux ? Elle porte des prothèses en verre ) et de voir ces grosses larmes qui semblaient de verre aussi, de les voir rouler silencieusement sur ses joues, j'étais complètement anéantie. Et en même temps tellement heureuse de la prendre dans mes bras...
C'était une discussion dos à dos. Francine me donnait de dos pour changer la couche. Et moi je donnais de dos pour pas déranger. Ça sentait la couche. Et je peux vous garantir que rien ne sent plus bon que la couche d'un ange.
Voilà 10 ans à Montréal, une femme désespérée a voulu tuer son enfant handicapé.
Rien à ajouter à cette ligne terrifiante. Tout est là.
Pourtant surgit une question à laquelle je n'ai jamais pu répondre. Si j'ai toujours pensé que faire des enfants est notre seule victoire sur la mort, comment fait-elle pour vivre, Francine, et plein d'autres, comment font-ils pour vivre, ceux-là qui ont un enfant lourdement handicapé, un enfant dont la mort est le seul avenir possible ?
Silence.
Bon ben, hier, Louisa n'a pas aimé le jouet que je lui ai offert. Même qu'elle a paniqué. Mais elle n'a pas pleuré. Et mon coeur a fondu.
C'était un dimanche, juste après la tempête de verglas en 1998. Ali propose à Francine d'aller au cinéma : " On est tous les deux très fatigués pourquoi on n'irait pas avec Louisa voir le film dont tu m'as parlé ? C'est pour faire changement ". Ali, jadis mari de Francine, était d'origine marocaine et col bleu à la Ville de Montréal, Francine était étudiante en gestion à l'université. Justement elle avait un examen ce lundi-là : " Faut que j'étudie Ali. On ira demain soir si tu veux, il y aura personne au cinéma, c'est lundi. Je pourrai pleurer tranquille, paraît que c'est triste... "
Ce dimanche-là, tard le soir, Ali, appelé en renfort, est allé travailler. Francine a étudié sa matière. Le lundi elle était à l'institut quand on l'a demandée à l'entrée. C'était des policiers. " Votre mari s'est tué dans un accident de la route "... Il était tellement défiguré qu'on ne me l'a pas montré. Mais on me l'a montré, j'ai insisté. Le verglas a fini par finir. J'ai abandonné mes études. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire à l'époque. Continuer je suppose. Faut bien vivre. Il y a Louisa.
Je vous résume ça du mieux que je peux, je vous parle à vous, gens du forum, vous qui me lisez à l'instant, pour vous introduire... Si on avait fait le test machin (J'ai oublié le nom du test, elle me l'a pourtant répété trois ou quatre fois) à Francine quand elle était enceinte, on aurait détecté l'erreur chromosomique qui lui interdisait de mettre un enfant au monde. Elle avait 30 ans à l'époque. Elle en a 40 aujourd'hui, elle est mère d'une fille de dix ans très sévèrement handicapée, qui vit encore en couches, qui ne parle pas, qu'il faut faire manger à la petite cuillère, qui marche difficilement, bref, un enfant de 10 ans qui en est à peu près au stade de développement d'un bébé deux ans. Et comme si ce n'était pas suffisant, complètement aveugle. Elle est née sans yeux. Voilà, pour l'essentiel...
Francine. C'est le nom de cette sainte femme que j'ai jamais tutoyé, même si je tutoie tout le monde au bureau. Elle occupe le bureau le plus spacieux de nos bureaux. Et Louisa, c'est sa fille de 10 ans. Louisa est un joli prénom, c'est aussi le prénom d'un compromis entre Francine et Ali ( Allah yerhamou ), entre Louise et Louiza, on a choisit Louisa. Louisa arrive toujours vers 15h30 au bureau de sa maman. Ce qu'elle est chanceuse Louisa ! mon Dieu qu'elle est chanceuse ! Chouchoutée, gâtée comme pas possible. Pas un jour sans que quelqu'un arrive avec un cadeau. C'est rendu notre jeu préféré au bureau : Trouver le jouet le plus le fun pour Louisa, celui qu'elle va réclamer plus souvent que les autres. Et dans le bureau de Francine, il y a 154316 jouets. Et j'exagère à peine... Anyway, je vais pas souvent au bureau, mais quand j'y vais, c'est pas pour voir la face à personne, c'est pour jouer avec Louisa... Et hier, justement, j'avais déniché le meilleur jouet qu'on puisse offrir à Louisa, un jouet qui fait CUI CUI, qui vous colle à la peau et qui vous chatouille... J'arrive donc, tout pompé, convaincu que mon jouet est le meilleur.
- Elle est où, Francine ?
- Je suis devant toi.
- Pas toi, penses-tu que je viens ici pour voir ta face de boeuf ? Elle est où Louisa ?
Francine rit. Elle rit à chaque fois qu'elle me voit, pour un oui ou pour un non, et des fois ni pour oui ni pour non. Elle me l'a jamais dit, mais des secrétaires m'ont fait savoir que j'étais comme une thérapie pour elle... Ça m'a fait grand bien. Grand bien pour balancer le gros chagrin qu'elle m'inspire à chaque fois que je rentre dans son bureau.
Le plus pénible, je l'ai résumé en partant, comme pour m'en débarrasser... Je remonte dans le temps, jeudi 22 décembre 2005. Party de Noël au bureau. Louisa était là. Francine aussi, mais pas tout à fait. On la voit, on la voit pas, elle est là, elle est pas là, un va et vient incessant entre son bureau et la grande salle où a lieu le party... Elle allait s'assurer que Louisa dormait encore. Un moment donné, je l'ai accompagné. Eh hop, la couche est mouillée, il faut la changer. Elle m'a prié de rejoindre les autres, j'ai fait le sourd. Elle s'est mise de dos, j'ai fait pareil. J'ai fait semblant de lire la revue sur son bureau pendant qu'elle changeait Louisa.
- Comment faites-vous Francine ?
- Je ne sais pas quoi vous répondre. Ce n'est pas l'enfer que vous semblez imaginer.
- Je n'imagine rien Francine, mais j'imagine que si ce n'est pas l'enfer, ce n'est pas le paradis quand même, non ?
- Ce n'est pas facile non plus, disons que depuis sa naissance j'ai eu le temps, non pas de m'habituer, on ne s'habitue jamais, mais de m'installer dans mon infortune, dans mon destin, je ne sais trop comment dire. L'enfer, je l'ai vécu quand elle est née. Quand j'ai su. Et j'ai d'abord essayé de me suicider. J'étais encore à l'hôpital, je me suis trainée jusqu'au balcon, mais j'avais eu une césarienne et j'ai été incapable d'enjamber la rambarde, ça me faisait trop mal de lever la jambe. Je me suis sentie complètement ridicule... Ensuite, j'ai essayé de la tuer.
- Vous avez essayé de tuer votre fille, Louisa ?
Silence. Une longue minute de silence... Je me suis senti ridicule, un peu imbécile, beaucoup crétin, je savais pas comment corriger, ni comment me taire. Elle a senti mon malaise. Et comme pour me soulager, elle a enchainé :
- Elle avait un mois et demi. Le premier mois, ils l'ont gardée à l'hôpital et quand elle est arrivée à la maison, au bout de quinze jours, je n'en pouvais plus. Un après-midi, mon mari était à son travail, je l'ai mise dans une de ces enveloppes en plastique qui servent à protéger les habits quand on part en voyage, j'ai remonté la fermeture éclair et je suis sortie de la chambre. Je me disais dans 15 minutes ce sera fini. Mais au bout de même pas une minute je suis rentrée dans la chambre comme une folle, en pleurant, je l'ai prise dans mes bras et voilà. Aujourd'hui elle a 10 ans... Pis, j'ai tout avoué à mon mari. Qu'on était encore ensembble tenait du miracle... Pour cela nous étions assez privilégiés. Matériellement aussi. Mon mari gagnait bien sa vie. Et puis on recevait, comme maintenant, une aide très appréciée du CLSC. Maintenant, il y a l'école aussi. Louisa va à l'école pour handicapés tous les jours de 8 heures à 3 heures de l'après-midi. Et on me l'a ramène où je veux, au bureau comme à la maison. Ce n'est pas rien. Je suffoquerais autrement. L'été, quand elle n'y va pas, je deviens folle.
- Comment faites-vous l'été ?
- Je m'arrange comme je peux. On m'a suggéré le foyer d'accueil pour l'été. Mon Dieu, quelle idée, ça la tuerait. Elle est une partie de moi. Toujours collée sur moi. Quand elle sent qu'on va sortir elle panique, sauf pour aller à l'école. Quand je sors avec elle et qu'on revient, elle est super contente de retrouver son univers, aussi réduit soit-il, elle y est très attachée. Je ne serais pas capable de la placer en foyer d'accueil. Même quand je n'en peux plus. Ce qui arrive des fois. Le parcours est si difficile que j'en suis devenue alcoolique, et si j'ai réglé mon problème d'alcool depuis, je n'ai pas réglé mon problème de vie. D'ailleurs, c'est le plus dur...
- C'est quoi le plus dur, Francine ? Les petites choses, les sorties, les vacances, Noël, le regard des autres... ou alors les grands empêchements, l'avenir, le vôtre, le sien ?
Silence. Pas vraiment. Silence interrompu par les froissements de la nouvelle couche.
Croyez-vous en Dieu, Francine ?
Pourquoi je croirais en Dieu ? Pourquoi un Dieu ferait-il ça à un enfant ?... Le plus dur, si vous voulez savoir, c'est d'être condamné à l'héroïsme alors que je voudrais seulement être une femme comme les autres. Le plus dur n'est pas tellement de se lever le matin et de se rendre au soir en faisant ce qu'il y a à faire, il y a dans la répétition des tâches quotidiennes quelque chose de rassurant et d'anesthésiant... Non, le plus dur, c'est de ne plus s'appartenir. De ne jamais vivre pour soi. De subir la vie. Je n'ai pas d'autre projet dans la vie que cette enfant qui va très certainement mourir avant moi. Ma vie est de tenir la main d'un enfant qui meurt tout doucement sans avoir vécu vraiment. Et quand elle sera morte, je serai presque vieille.
Avez-vous jamais céder au désespoir depuis cette fois ?
Non. Aussi excédée que je sois parfois, aussi révoltée, quand mon regard tombe sur ma fille je me dis qu'elle a terriblement besoin de moi. Je la vois si vulnérable si injustement punie, par qui ? pourquoi ?, que je me dis qu'il faut que je sois forte pour la défendre, l'accompagner jusque-là où elle pourra aller. Je me souviens d'un incident l'an dernier... elle se traîne et grimpe partout comme font les bébés, et elle avait réussi à grimper à moitié sur le poêle électrique et avait ouvert un rond en accrochant un bouton au passage. Je suis arrivée à temps, elle ne s'est pas brûlée ni rien, mais j'étais si énervée que je lui ai donné une tape. Une petite tape de rien, sur la main. Si vous l'aviez vue pleurer ( vous ai-je dit que Louisa est née sans yeux ? Elle porte des prothèses en verre ) et de voir ces grosses larmes qui semblaient de verre aussi, de les voir rouler silencieusement sur ses joues, j'étais complètement anéantie. Et en même temps tellement heureuse de la prendre dans mes bras...
C'était une discussion dos à dos. Francine me donnait de dos pour changer la couche. Et moi je donnais de dos pour pas déranger. Ça sentait la couche. Et je peux vous garantir que rien ne sent plus bon que la couche d'un ange.
Voilà 10 ans à Montréal, une femme désespérée a voulu tuer son enfant handicapé.
Rien à ajouter à cette ligne terrifiante. Tout est là.
Pourtant surgit une question à laquelle je n'ai jamais pu répondre. Si j'ai toujours pensé que faire des enfants est notre seule victoire sur la mort, comment fait-elle pour vivre, Francine, et plein d'autres, comment font-ils pour vivre, ceux-là qui ont un enfant lourdement handicapé, un enfant dont la mort est le seul avenir possible ?
Silence.
Bon ben, hier, Louisa n'a pas aimé le jouet que je lui ai offert. Même qu'elle a paniqué. Mais elle n'a pas pleuré. Et mon coeur a fondu.
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