Le référendum sur une Constitution qui donnera les pleins pouvoirs au président Kaïs Saïed et fera de la Tunisie un pays « membre de l’Oumma », la communauté musulmane mondiale, a suscité l’abstention la plus forte depuis la révolution de 2011. Le « oui » l’a emporté pour les 28 % de votants.
Le pays du jasmin « entre dans une nouvelle ère », proclame le président Kaïs Saïed. C’est effectivement ce qu’on peut redouter au lendemain du référendum sur son projet de Constitution. Une large majorité des Tunisiens – 72 % du corps électoral — a boycotté le scrutin. En toile de fond, une participation dérisoire – moins de 28 %, le chiffre le plus bas depuis la révolution – sur laquelle le « oui » l’a emporté à 92,3 %. Le chef suprême, grand admirateur du nationalisme arabe à la mode Kadhafi, pourra donc s’octroyer les pleins pouvoirs. La nouvelle Constitution attribuera au président l’intégralité des décisions, le Parlement n’étant qu’une chambre d’enregistrement. Le président ne peut être destitué. Il désigne le Premier ministre et tous les membres du gouvernement. Il choisit à sa guise les textes législatifs « prioritaires ». Les contre-pouvoirs cessent d’exister. La justice, à commencer par la magistrature, est placée sous la coupe du palais de Carthage. Voici quelques mois,Marianne posait la question : « Kaïs Saïed, pire que Ben Ali ? » Nous avons désormais la réponse.
La « nouvelle ère » constitue aussi une rupture civilisationnelle. Car si l’islam n’est pas inscrit dans le texte comme religion d’État, il réapparaît de façon encore plus spectaculaire. « La Tunisie appartient à l’Oumma [la communauté mondiale des musulmans] dont la religion est l’islam », avait scandé le président il y a quelques semaines en donnant la primeur de son projet. De l’éducation à la diffusion des idées, en passant par les comportements sociaux, tout sera soumis au respect des valeurs de l’islam, selon l’article 5 qui se réfère à la charia, la loi islamique. Autrement dit, la Tunisie, sous la coupe d’un homme qui a chassé les islamistes du Parlement, devient en réalité un pays bien plus islamiste qu’il ne l'a jamais été. Ce désespérant paradoxe transforme le seul pays arabe à incarner encore un printemps en champs de ruines hivernales.
Que s’est-il donc passé ? Voici un an, Kaïs Saïed gelait les travaux d’un Parlement où les députés d’Ennahdha, les Frères musulmans tunisiens, et leurs alliés de la coalition extrémiste Karama faisaient régner la violence, notamment contre les femmes. Leader de l’opposition, Abir Moussi avait été menacée de mort et frappée à deux reprises en plein Parlement sans que personne ne bronche. Sitôt le coup de force du président annoncé, une vague de soulagement avait traversé le pays : les islamistes, qui avaient détourné et saccagé la première révolution arabe, étaient chassés du pouvoir ! La nuit du 25 juillet 2021 aura été une nuit de liesse. Ce soutien populaire et ce rejet des islamistes étaient si forts que nous avions refusé, à Marianne, de dénoncer un coup d’État. En même temps, quand Kaïs Saïed a été élu en octobre 2019, nous avions scruté son refus de toucher à la législation coranique, discriminatoire, sur l’héritage des femmes. Mais aussi sa fascination pour les anciens leaders du défunt nationalisme arabe. Quel curieux cocktail idéologique !
ISOLEMENT
Fort du soutien de l’opinion, Kaïs Saïed s’est arrogé sans difficulté les pleins pouvoirs pour une période qu’on espérait brève. Elle s’est étirée en réalité toute une année et le champ des libertés s’est rétréci comme une peau de chagrin. Les corporations, l’une après l’autre, étaient dépouillées de leurs prérogatives au bénéfice du seul palais de Carthage. Les magistrats et les avocats, en première ligne dans la grande bataille du droit, obsession présidentielle, se mettaient en grève. L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), lauréate du Prix Nobel de la paix en 2015 avec l’organisation patronale et la Ligue tunisienne des droits de l’homme, multipliait les manifestations.
Car la Tunisie était toujours plus appauvrie, avec une dette publique « insoutenable », selon les termes du Fonds monétaire international (FMI). Les messagers du FMI se succédaient à Tunis mais l’entourage de Kaïs Saïed ne comptait aucun expert. Du reste, cette question, centrale pour tous les Tunisiens, n’intéressait pas le président, comme l’explique l’économiste Skander Ounaies dans les colonnes du Figaro: « Le président et son entourage n’y comprenaient pas grand-chose et n’avaient aucune vision des risques d’une grave crise des finances publiques à venir. » Alors que 40 % des jeunes sont au chômage, un grand nombre de désespérés, en risquant leur vie, prennent la mer vers le mirage européen. Les retombées de la guerre d’Ukraine commencent à se faire sentir : la Tunisie importe la moitié de son blé d’Ukraine.
Dans ce contexte tragique, le président s’est isolé avec ses fidèles. Son club d’idéologues a eu pour mission de fournir un discours qui flatte « les pauvres » et dénonce « les riches ». Reprenant artificiellement le slogan des révolutions arabes, « Le peuple veut ! », il a feint de consulter des assemblées locales et initié un « référendum électronique » de janvier à mars dernier. La consultation, absurde dans un pays peu relié à Internet en dehors des grandes villes, n’a recueilli que 7 % de participation. En même temps, sur le plan diplomatique, Kaïs Saïed faisait le vide autour de lui, décourageant les alliés traditionnels d’un pays fragile mais symbolique. Tous les partis d’opposition, y compris ceux qui se distancient totalement d’Ennahdha, ont appelé à boycotter le référendum. La consigne a été massivement suivie. Sadok Belaïd, le juriste chargé par Kaïs Saïed voici quelques mois d’élaborer la nouvelle constitution, a claqué la porte de la commission en découvrant la mouture finale. Selon lui, « le texte ouvre la voie à un régime dictatorial ».
Marianne
Le pays du jasmin « entre dans une nouvelle ère », proclame le président Kaïs Saïed. C’est effectivement ce qu’on peut redouter au lendemain du référendum sur son projet de Constitution. Une large majorité des Tunisiens – 72 % du corps électoral — a boycotté le scrutin. En toile de fond, une participation dérisoire – moins de 28 %, le chiffre le plus bas depuis la révolution – sur laquelle le « oui » l’a emporté à 92,3 %. Le chef suprême, grand admirateur du nationalisme arabe à la mode Kadhafi, pourra donc s’octroyer les pleins pouvoirs. La nouvelle Constitution attribuera au président l’intégralité des décisions, le Parlement n’étant qu’une chambre d’enregistrement. Le président ne peut être destitué. Il désigne le Premier ministre et tous les membres du gouvernement. Il choisit à sa guise les textes législatifs « prioritaires ». Les contre-pouvoirs cessent d’exister. La justice, à commencer par la magistrature, est placée sous la coupe du palais de Carthage. Voici quelques mois,Marianne posait la question : « Kaïs Saïed, pire que Ben Ali ? » Nous avons désormais la réponse.
La « nouvelle ère » constitue aussi une rupture civilisationnelle. Car si l’islam n’est pas inscrit dans le texte comme religion d’État, il réapparaît de façon encore plus spectaculaire. « La Tunisie appartient à l’Oumma [la communauté mondiale des musulmans] dont la religion est l’islam », avait scandé le président il y a quelques semaines en donnant la primeur de son projet. De l’éducation à la diffusion des idées, en passant par les comportements sociaux, tout sera soumis au respect des valeurs de l’islam, selon l’article 5 qui se réfère à la charia, la loi islamique. Autrement dit, la Tunisie, sous la coupe d’un homme qui a chassé les islamistes du Parlement, devient en réalité un pays bien plus islamiste qu’il ne l'a jamais été. Ce désespérant paradoxe transforme le seul pays arabe à incarner encore un printemps en champs de ruines hivernales.
Que s’est-il donc passé ? Voici un an, Kaïs Saïed gelait les travaux d’un Parlement où les députés d’Ennahdha, les Frères musulmans tunisiens, et leurs alliés de la coalition extrémiste Karama faisaient régner la violence, notamment contre les femmes. Leader de l’opposition, Abir Moussi avait été menacée de mort et frappée à deux reprises en plein Parlement sans que personne ne bronche. Sitôt le coup de force du président annoncé, une vague de soulagement avait traversé le pays : les islamistes, qui avaient détourné et saccagé la première révolution arabe, étaient chassés du pouvoir ! La nuit du 25 juillet 2021 aura été une nuit de liesse. Ce soutien populaire et ce rejet des islamistes étaient si forts que nous avions refusé, à Marianne, de dénoncer un coup d’État. En même temps, quand Kaïs Saïed a été élu en octobre 2019, nous avions scruté son refus de toucher à la législation coranique, discriminatoire, sur l’héritage des femmes. Mais aussi sa fascination pour les anciens leaders du défunt nationalisme arabe. Quel curieux cocktail idéologique !
ISOLEMENT
Fort du soutien de l’opinion, Kaïs Saïed s’est arrogé sans difficulté les pleins pouvoirs pour une période qu’on espérait brève. Elle s’est étirée en réalité toute une année et le champ des libertés s’est rétréci comme une peau de chagrin. Les corporations, l’une après l’autre, étaient dépouillées de leurs prérogatives au bénéfice du seul palais de Carthage. Les magistrats et les avocats, en première ligne dans la grande bataille du droit, obsession présidentielle, se mettaient en grève. L’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), lauréate du Prix Nobel de la paix en 2015 avec l’organisation patronale et la Ligue tunisienne des droits de l’homme, multipliait les manifestations.
Car la Tunisie était toujours plus appauvrie, avec une dette publique « insoutenable », selon les termes du Fonds monétaire international (FMI). Les messagers du FMI se succédaient à Tunis mais l’entourage de Kaïs Saïed ne comptait aucun expert. Du reste, cette question, centrale pour tous les Tunisiens, n’intéressait pas le président, comme l’explique l’économiste Skander Ounaies dans les colonnes du Figaro: « Le président et son entourage n’y comprenaient pas grand-chose et n’avaient aucune vision des risques d’une grave crise des finances publiques à venir. » Alors que 40 % des jeunes sont au chômage, un grand nombre de désespérés, en risquant leur vie, prennent la mer vers le mirage européen. Les retombées de la guerre d’Ukraine commencent à se faire sentir : la Tunisie importe la moitié de son blé d’Ukraine.
Dans ce contexte tragique, le président s’est isolé avec ses fidèles. Son club d’idéologues a eu pour mission de fournir un discours qui flatte « les pauvres » et dénonce « les riches ». Reprenant artificiellement le slogan des révolutions arabes, « Le peuple veut ! », il a feint de consulter des assemblées locales et initié un « référendum électronique » de janvier à mars dernier. La consultation, absurde dans un pays peu relié à Internet en dehors des grandes villes, n’a recueilli que 7 % de participation. En même temps, sur le plan diplomatique, Kaïs Saïed faisait le vide autour de lui, décourageant les alliés traditionnels d’un pays fragile mais symbolique. Tous les partis d’opposition, y compris ceux qui se distancient totalement d’Ennahdha, ont appelé à boycotter le référendum. La consigne a été massivement suivie. Sadok Belaïd, le juriste chargé par Kaïs Saïed voici quelques mois d’élaborer la nouvelle constitution, a claqué la porte de la commission en découvrant la mouture finale. Selon lui, « le texte ouvre la voie à un régime dictatorial ».
Marianne
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