Par Julia Pascual
Enquête
Pendant des années, ils ont accompli leur tâche dans l’illégalité, grâce à de faux documents ou à des identités prêtées. Le paradoxe, c’est qu’ils œuvraient au plus proche du pouvoir, dans les cuisines des tables fréquentées par des parlementaires parfois prompts à fustiger les immigrés. Avec l’aide de leurs employeurs, Camara Silly, Amadou Diallo, Ablaye Kane et d’autres collègues sont parvenus à régulariser leur situation.
C’est le lieu de rendez-vous de tous les parlementaires. Parce que Le Bourbon jouit d’une proximité immédiate avec l’Assemblée nationale, certains l’ont surnommé « la brasserie des complots ».
Des réunions discrètes s’y organisent en sous-sol comme des déjeuners au vu et au su de tous. On y déguste un carpaccio de bœuf à 21,50 euros, on sirote un soda à 6 euros ou on s’autorise une crêpe au sucre à 7,50 euros. En cette fin du mois de mai, la clientèle déborde sur les terrasses. Mardi 23 mai, Marine Le Pen a dû attendre au comptoir avant qu’une table ne se libère. Le lendemain, le chef de file des députés Républicains (LR), Olivier Marleix, y a pris un café, tout comme le député Rassemblement national (RN) du Nord et vice-président de l’Assemblée nationale, Sébastien Chenu, qui pour discuter avec un journaliste, qui pour travailler un dossier sur un coin de table avec un collaborateur.
Ces derniers temps, au Bourbon, on cause beaucoup d’immigration. Car le gouvernement peine à dégager une majorité parlementaire pour présenter un projet de loi annoncé depuis des mois. La première ministre, Elisabeth Borne, a chargé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, d’organiser des consultations d’ici au 14 juillet, pour aboutir à un vote cet automne. L’exécutif tente de rallier LR sur un texte qu’il considère « équilibré », mais la droite ne cesse de faire monter les enchères.
Au centre des discussions : la mesure emblématique qui prévoit de faciliter la régularisation des travailleurs sans papiers. LR en a fait une ligne rouge. « C’est vouloir ouvrir les portes en grand », a dénoncé Olivier Marleix, dans Le Journal du dimanche du 21 mai. « Aucun texte qui comporterait de nouvelles pompes aspirantes comme cette régularisation massive ne sera voté », a prévenu dans le même journal le sénateur de Vendée et président du groupe LR au Palais du Luxembourg, Bruno Retailleau, qui souhaiterait plutôt « rétablir le délit pour séjour clandestin ». Un discours qui a fait crier au plagiat l’extrême droite, dont la cheffe de file des députés, Marine Le Pen, assurait, le 1er février sur France Info, qu’au pouvoir elle serait « d’une fermeté totale avec les employeurs qui emploient des travailleurs clandestins ».
Au Bourbon, un cas d’école
Et pourtant, ironie de l’histoire, ces mêmes politiques qui bataillent contre la régularisation des sans-papiers croisent sans doute à l’heure du déjeuner, au Bourbon, Aboubakari Fofana, un Malien de 19 ans qui débarrasse les tables, apporte les plats en terrasse, fait la plonge du bar. Ils commandent peut-être un dessert parmi ceux que prépare tous les jours Amadou Diallo, un Sénégalais de 36 ans, le pâtissier de l’établissement. « Je n’ai que des étrangers en cuisine, reconnaît le directeur du Bourbon, Gilles Viala, 44 ans.
Ils font les boulots que les Français ne veulent pas faire. Je peux comprendre pourquoi. On leur demande de travailler en horaires décalés, sans possibilité de télétravail, le week-end compris, et ils habitent à une heure de transport… On a une main-d’œuvre étrangère parce qu’elle a un peu moins le choix. » Autour de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans les 6e et 7e arrondissements, où se concentrent aussi de nombreux ministères, rares sont les restaurants qui peuvent affirmer n’avoir jamais employé dans leurs cuisines des travailleurs sans papiers.


Amadou Diallo, à la brasserie Le Bourbon, à Paris, le 24 mai 2023. BASILE BERTRAND POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
Amadou Diallo garde un souvenir intact du jour où il a rencontré les frères Viala. C’était un lundi, il y a plus de sept ans de cela. En France depuis deux ans déjà, il enchaînait les petites missions dans la restauration. Un matin, il s’est levé tôt pour aller déposer des CV dans tous les restaurants des quartiers chics parisiens, là où, a-t-il pensé, il aurait le plus de chances de trouver du travail. Son frère, avec qui il partage un studio à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, officie lui-même dans les cuisines d’un établissement près de l’église de la Madeleine, dans le riche 8e arrondissement. Amadou Diallo est sorti à la station de métro Saint-Germain-des-Près et a fait du porte-à-porte en remontant la rue de l’Université, qui suit le cours de la Seine.
Arrivé au Bourbon, il a rencontré Jean-Pierre Viala. Le restaurateur ne voulait pas se mettre dans la situation d’employer illégalement un étranger sans titre de séjour. Il a demandé à Amadou Diallo s’il avait des papiers. Le Sénégalais a répondu oui, sans trembler. Il n’en était rien. Le surlendemain, il est revenu pour son premier service, en présentant un faux document. Le patron n’y a vu que du feu. « Je devais commencer à 7 heures. A 6 heures, j’étais devant la porte. J’ai épluché les patates, les carottes, les oignons. On m’a demandé si j’étais prêt à faire le ménage. Moi, je suis là pour gagner ma vie et aider la famille au pays, je peux tout faire. »
Au bout de trois ans dans les cuisines du Bourbon, Amadou Diallo s’est armé de courage et a avoué à Jean-Pierre Viala qu’il était sans papiers. « Je tremblais, ce jour-là. J’ai dit à Jean-Pierre : “Si tu me vires, c’est fini pour moi.” » Les bons mois, il gagne 2 000 euros. Il en envoie la moitié dans la région de Tambacounda, dont il est originaire, dans l’est du Sénégal, où ils seraient une soixantaine à dépendre de lui. Les frères n’ont pas beaucoup hésité. « On était content de son travail », dit simplement Gilles Viala.
Ils ont soutenu la demande de régularisation de leur employé, qui avait déjà réuni vingt-quatre bulletins de salaire et les preuves de sa présence en France depuis au moins trois ans.
Pour pouvoir déposer une demande en préfecture, il ne lui manquait plus qu’une promesse d’embauche de ses employeurs, qu’ils se sont empressés de rédiger.
Dans les cuisines du Sénat
Ces cinq dernières années, Gilles Viala rapporte avoir accompagné trois dossiers de régularisation de personnels qu’il avait déclarés et qui, à l’image de nombreux sans-papiers employés pourtant illégalement, payaient des cotisations sociales et déclaraient leurs revenus. En 2022, quelque 10 000 travailleurs sans papiers ont réussi à obtenir un titre de séjour, appuyés par leur patron. C’est ce système d’admission exceptionnelle au séjour, laissé au pouvoir discrétionnaire des préfets, selon des critères indicatifs listés dans une circulaire ministérielle de 2012, que le gouvernement entend assouplir. En supprimant notamment la dépendance à l’employeur.
Au Sénat, où la droite est majoritaire, le projet de loi immigration du gouvernement a été considérablement durci lors de son examen en commission des lois, début 2023. Ses rapporteurs écrivaient craindre que, en facilitant la régularisation des travailleurs, il ne constitue une « prime à la fraude » et une « incitation à l’immigration clandestine ».
Le Palais du Luxembourg ne fait pourtant pas exception, avec son restaurant réservé aux sénateurs et à leurs invités, où l’on peut se mettre à l’aise dans des petits salons cossus, où les murs sont ornés de boiseries dorées et le sol recouvert d’une moquette rouge velours. Là, ces dernières années, au moins trois plongeurs de Guinée et du Mali ont été régularisés après avoir longtemps lavé la vaisselle des sénateurs, pour environ 1 400 euros par mois.


Ablaye Kane, dans la cuisine du Solferino, à Paris, le 24 mai 2023. BASILE BERTRAND POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
Quand on demande aux plongeurs du Sénat ce qu’ils pensent de cet apparent paradoxe dans lequel une partie de la classe politique se retrouve, ils prennent un air dubitatif. Malien de 37 ans, Ousmane (qui souhaite rester anonyme) n’a même pas entendu parler du projet de loi immigration. Et il semble tout ignorer des postures politiques de ceux qu’il sert : « On ne discute pas avec les sénateurs. On se dit juste bonjour. » Arrivé au Palais du Luxembourg en 2018, il a été régularisé trois ans plus tard.
Depuis lors, il a pu retourner au pays voir les siens. Il ne vit plus la peur au ventre, et c’est ce qui compte à ses yeux. Son collègue et compatriote Djibril, 37 ans aussi et qui souhaite rester anonyme, a, lui, rejoint le Sénat en 2016 et été régularisé en 2019. Il s’estime chanceux. Son frère, avec qui il partage une chambre de foyer et qui vit en France depuis dix ans, n’a toujours pas réussi à obtenir de papiers. Malgré un CDI d’étancheur dans une entreprise du bâtiment et un patron qui le soutient, il n’arrive pas à décrocher de rendez-vous à la préfecture de Bobigny.
La bataille de la régularisation
Le gouvernement assure que son projet de loi, s’il était adopté en l’état, ne permettrait de régulariser que « quelques milliers » de travailleurs sans papiers chaque année. Une jauge timide, qui relève plus d’une volonté de rassurer la droite que d’une estimation fiable. Il y aurait en France autour de 700 000 personnes en situation irrégulière, lesquelles, souvent, travaillent grâce à un « frère » ou un « cousin » qui, moyennant compensation financière, les laisse utiliser leur titre de séjour. Dans le jargon, on appelle cela « travailler sous alias ». Pascal Mousset raconte qu’il a fait « un audit social » lorsqu’il a racheté la brasserie L’Apollo, dans le 14e arrondissement, en 2006. « J’ai découvert que, sur les vingt-cinq salariés, dix bossaient sous alias. »
Aujourd’hui, celui qui est aussi président du Groupement national des indépendants de l’hôtellerie et de la restauration d’Ile-de-France, possède trois affaires et emploie quatre-vingts salariés. Il dirige notamment et depuis trente ans Chez Françoise, une brasserie au charme désuet qui s’étale sur 650 mètres carrés dans les anciens locaux d’Air France, aux Invalides. « Quand j’ai démarré ce métier, on avait un tiers d’étrangers. Aujourd’hui, c’est deux candidats sur trois, lâche-t-il, sans embarras. Le projet de loi mettrait de l’huile dans les rouages et mettrait fin à une immense hypocrisie. On dépend de la main-d’œuvre étrangère, ça ne sert à rien de faire l’autruche. »
Chez Françoise, des députés de tous bords ont aussi leurs habitudes, dont Olivier Marleix ou Marine Le Pen, encore eux. L’ancienne candidate à l’élection présidentielle vient toutes les semaines et apprécie d’être placée à la table ronde, en fond de salle, à côté de la cuisine. « Elle n’est servie que par des Blacks, je me marre », confie Pascal Mousset. Marine Le Pen est souvent accompagnée de Jordan Bardella, député européen et président du RN, qui aime parler priorité nationale, suppression du regroupement familial et qui, le 23 mai sur France Info, confiait son sentiment sur l’état d’esprit de la population : « Les gens ont une inquiétude, c’est de disparaître, de voir leur culture, leur art de vivre (…) disparaître sous le poids de l’immigration. »
Sait-il que Chez Françoise, surnommée « la cantine des parlementaires » et où l’on sert une « cuisine traditionnelle française », c’est Boubou qui découpe les tomates, Fayçal qui tranche les pavés d’espadon, Bakary qui fait les pâtisseries ?
« Leur CV, c’est leur courage »
Camara Silly, 54 ans, est sorti de la clandestinité il y a sept ans. L’aide cuisinier malien de la brasserie a longtemps travaillé avec les papiers d’un « petit frère ». Pour un salaire mensuel d’environ 1 500 euros, il continue d’éplucher les asperges, les pommes de terre, les carottes, de nettoyer les pleurotes et la roquette… Tout à côté de l’annexe exiguë où il passe le plus clair de son temps, entouré de cageots de légumes, Camara Silly désigne avec un soupçon de fierté une petite porte en bois. Elle s’ouvre sur une pièce du restaurant privatisable. « C’est le salon des ministres », chuchote-t-il en pointant du doigt les portraits des chefs de gouvernement de la Ve République accrochés aux murs. Deux mondes qui se côtoient et s’ignorent, le plus souvent. « Nous, les étrangers, on est là parce que la France est un pays de travail », lance-t-il.
Enquête
Pendant des années, ils ont accompli leur tâche dans l’illégalité, grâce à de faux documents ou à des identités prêtées. Le paradoxe, c’est qu’ils œuvraient au plus proche du pouvoir, dans les cuisines des tables fréquentées par des parlementaires parfois prompts à fustiger les immigrés. Avec l’aide de leurs employeurs, Camara Silly, Amadou Diallo, Ablaye Kane et d’autres collègues sont parvenus à régulariser leur situation.
C’est le lieu de rendez-vous de tous les parlementaires. Parce que Le Bourbon jouit d’une proximité immédiate avec l’Assemblée nationale, certains l’ont surnommé « la brasserie des complots ».
Des réunions discrètes s’y organisent en sous-sol comme des déjeuners au vu et au su de tous. On y déguste un carpaccio de bœuf à 21,50 euros, on sirote un soda à 6 euros ou on s’autorise une crêpe au sucre à 7,50 euros. En cette fin du mois de mai, la clientèle déborde sur les terrasses. Mardi 23 mai, Marine Le Pen a dû attendre au comptoir avant qu’une table ne se libère. Le lendemain, le chef de file des députés Républicains (LR), Olivier Marleix, y a pris un café, tout comme le député Rassemblement national (RN) du Nord et vice-président de l’Assemblée nationale, Sébastien Chenu, qui pour discuter avec un journaliste, qui pour travailler un dossier sur un coin de table avec un collaborateur.
Ces derniers temps, au Bourbon, on cause beaucoup d’immigration. Car le gouvernement peine à dégager une majorité parlementaire pour présenter un projet de loi annoncé depuis des mois. La première ministre, Elisabeth Borne, a chargé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, d’organiser des consultations d’ici au 14 juillet, pour aboutir à un vote cet automne. L’exécutif tente de rallier LR sur un texte qu’il considère « équilibré », mais la droite ne cesse de faire monter les enchères.
Au centre des discussions : la mesure emblématique qui prévoit de faciliter la régularisation des travailleurs sans papiers. LR en a fait une ligne rouge. « C’est vouloir ouvrir les portes en grand », a dénoncé Olivier Marleix, dans Le Journal du dimanche du 21 mai. « Aucun texte qui comporterait de nouvelles pompes aspirantes comme cette régularisation massive ne sera voté », a prévenu dans le même journal le sénateur de Vendée et président du groupe LR au Palais du Luxembourg, Bruno Retailleau, qui souhaiterait plutôt « rétablir le délit pour séjour clandestin ». Un discours qui a fait crier au plagiat l’extrême droite, dont la cheffe de file des députés, Marine Le Pen, assurait, le 1er février sur France Info, qu’au pouvoir elle serait « d’une fermeté totale avec les employeurs qui emploient des travailleurs clandestins ».
Au Bourbon, un cas d’école
Et pourtant, ironie de l’histoire, ces mêmes politiques qui bataillent contre la régularisation des sans-papiers croisent sans doute à l’heure du déjeuner, au Bourbon, Aboubakari Fofana, un Malien de 19 ans qui débarrasse les tables, apporte les plats en terrasse, fait la plonge du bar. Ils commandent peut-être un dessert parmi ceux que prépare tous les jours Amadou Diallo, un Sénégalais de 36 ans, le pâtissier de l’établissement. « Je n’ai que des étrangers en cuisine, reconnaît le directeur du Bourbon, Gilles Viala, 44 ans.
Ils font les boulots que les Français ne veulent pas faire. Je peux comprendre pourquoi. On leur demande de travailler en horaires décalés, sans possibilité de télétravail, le week-end compris, et ils habitent à une heure de transport… On a une main-d’œuvre étrangère parce qu’elle a un peu moins le choix. » Autour de l’Assemblée nationale et du Sénat, dans les 6e et 7e arrondissements, où se concentrent aussi de nombreux ministères, rares sont les restaurants qui peuvent affirmer n’avoir jamais employé dans leurs cuisines des travailleurs sans papiers.

Amadou Diallo, à la brasserie Le Bourbon, à Paris, le 24 mai 2023. BASILE BERTRAND POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
Amadou Diallo garde un souvenir intact du jour où il a rencontré les frères Viala. C’était un lundi, il y a plus de sept ans de cela. En France depuis deux ans déjà, il enchaînait les petites missions dans la restauration. Un matin, il s’est levé tôt pour aller déposer des CV dans tous les restaurants des quartiers chics parisiens, là où, a-t-il pensé, il aurait le plus de chances de trouver du travail. Son frère, avec qui il partage un studio à Bobigny, en Seine-Saint-Denis, officie lui-même dans les cuisines d’un établissement près de l’église de la Madeleine, dans le riche 8e arrondissement. Amadou Diallo est sorti à la station de métro Saint-Germain-des-Près et a fait du porte-à-porte en remontant la rue de l’Université, qui suit le cours de la Seine.
Arrivé au Bourbon, il a rencontré Jean-Pierre Viala. Le restaurateur ne voulait pas se mettre dans la situation d’employer illégalement un étranger sans titre de séjour. Il a demandé à Amadou Diallo s’il avait des papiers. Le Sénégalais a répondu oui, sans trembler. Il n’en était rien. Le surlendemain, il est revenu pour son premier service, en présentant un faux document. Le patron n’y a vu que du feu. « Je devais commencer à 7 heures. A 6 heures, j’étais devant la porte. J’ai épluché les patates, les carottes, les oignons. On m’a demandé si j’étais prêt à faire le ménage. Moi, je suis là pour gagner ma vie et aider la famille au pays, je peux tout faire. »
Au bout de trois ans dans les cuisines du Bourbon, Amadou Diallo s’est armé de courage et a avoué à Jean-Pierre Viala qu’il était sans papiers. « Je tremblais, ce jour-là. J’ai dit à Jean-Pierre : “Si tu me vires, c’est fini pour moi.” » Les bons mois, il gagne 2 000 euros. Il en envoie la moitié dans la région de Tambacounda, dont il est originaire, dans l’est du Sénégal, où ils seraient une soixantaine à dépendre de lui. Les frères n’ont pas beaucoup hésité. « On était content de son travail », dit simplement Gilles Viala.
Ils ont soutenu la demande de régularisation de leur employé, qui avait déjà réuni vingt-quatre bulletins de salaire et les preuves de sa présence en France depuis au moins trois ans.
Pour pouvoir déposer une demande en préfecture, il ne lui manquait plus qu’une promesse d’embauche de ses employeurs, qu’ils se sont empressés de rédiger.
Dans les cuisines du Sénat
Ces cinq dernières années, Gilles Viala rapporte avoir accompagné trois dossiers de régularisation de personnels qu’il avait déclarés et qui, à l’image de nombreux sans-papiers employés pourtant illégalement, payaient des cotisations sociales et déclaraient leurs revenus. En 2022, quelque 10 000 travailleurs sans papiers ont réussi à obtenir un titre de séjour, appuyés par leur patron. C’est ce système d’admission exceptionnelle au séjour, laissé au pouvoir discrétionnaire des préfets, selon des critères indicatifs listés dans une circulaire ministérielle de 2012, que le gouvernement entend assouplir. En supprimant notamment la dépendance à l’employeur.
Au Sénat, où la droite est majoritaire, le projet de loi immigration du gouvernement a été considérablement durci lors de son examen en commission des lois, début 2023. Ses rapporteurs écrivaient craindre que, en facilitant la régularisation des travailleurs, il ne constitue une « prime à la fraude » et une « incitation à l’immigration clandestine ».
Le Palais du Luxembourg ne fait pourtant pas exception, avec son restaurant réservé aux sénateurs et à leurs invités, où l’on peut se mettre à l’aise dans des petits salons cossus, où les murs sont ornés de boiseries dorées et le sol recouvert d’une moquette rouge velours. Là, ces dernières années, au moins trois plongeurs de Guinée et du Mali ont été régularisés après avoir longtemps lavé la vaisselle des sénateurs, pour environ 1 400 euros par mois.

Ablaye Kane, dans la cuisine du Solferino, à Paris, le 24 mai 2023. BASILE BERTRAND POUR « M LE MAGAZINE DU MONDE »
Quand on demande aux plongeurs du Sénat ce qu’ils pensent de cet apparent paradoxe dans lequel une partie de la classe politique se retrouve, ils prennent un air dubitatif. Malien de 37 ans, Ousmane (qui souhaite rester anonyme) n’a même pas entendu parler du projet de loi immigration. Et il semble tout ignorer des postures politiques de ceux qu’il sert : « On ne discute pas avec les sénateurs. On se dit juste bonjour. » Arrivé au Palais du Luxembourg en 2018, il a été régularisé trois ans plus tard.
Depuis lors, il a pu retourner au pays voir les siens. Il ne vit plus la peur au ventre, et c’est ce qui compte à ses yeux. Son collègue et compatriote Djibril, 37 ans aussi et qui souhaite rester anonyme, a, lui, rejoint le Sénat en 2016 et été régularisé en 2019. Il s’estime chanceux. Son frère, avec qui il partage une chambre de foyer et qui vit en France depuis dix ans, n’a toujours pas réussi à obtenir de papiers. Malgré un CDI d’étancheur dans une entreprise du bâtiment et un patron qui le soutient, il n’arrive pas à décrocher de rendez-vous à la préfecture de Bobigny.
La bataille de la régularisation
Le gouvernement assure que son projet de loi, s’il était adopté en l’état, ne permettrait de régulariser que « quelques milliers » de travailleurs sans papiers chaque année. Une jauge timide, qui relève plus d’une volonté de rassurer la droite que d’une estimation fiable. Il y aurait en France autour de 700 000 personnes en situation irrégulière, lesquelles, souvent, travaillent grâce à un « frère » ou un « cousin » qui, moyennant compensation financière, les laisse utiliser leur titre de séjour. Dans le jargon, on appelle cela « travailler sous alias ». Pascal Mousset raconte qu’il a fait « un audit social » lorsqu’il a racheté la brasserie L’Apollo, dans le 14e arrondissement, en 2006. « J’ai découvert que, sur les vingt-cinq salariés, dix bossaient sous alias. »
Aujourd’hui, celui qui est aussi président du Groupement national des indépendants de l’hôtellerie et de la restauration d’Ile-de-France, possède trois affaires et emploie quatre-vingts salariés. Il dirige notamment et depuis trente ans Chez Françoise, une brasserie au charme désuet qui s’étale sur 650 mètres carrés dans les anciens locaux d’Air France, aux Invalides. « Quand j’ai démarré ce métier, on avait un tiers d’étrangers. Aujourd’hui, c’est deux candidats sur trois, lâche-t-il, sans embarras. Le projet de loi mettrait de l’huile dans les rouages et mettrait fin à une immense hypocrisie. On dépend de la main-d’œuvre étrangère, ça ne sert à rien de faire l’autruche. »
Chez Françoise, des députés de tous bords ont aussi leurs habitudes, dont Olivier Marleix ou Marine Le Pen, encore eux. L’ancienne candidate à l’élection présidentielle vient toutes les semaines et apprécie d’être placée à la table ronde, en fond de salle, à côté de la cuisine. « Elle n’est servie que par des Blacks, je me marre », confie Pascal Mousset. Marine Le Pen est souvent accompagnée de Jordan Bardella, député européen et président du RN, qui aime parler priorité nationale, suppression du regroupement familial et qui, le 23 mai sur France Info, confiait son sentiment sur l’état d’esprit de la population : « Les gens ont une inquiétude, c’est de disparaître, de voir leur culture, leur art de vivre (…) disparaître sous le poids de l’immigration. »
Sait-il que Chez Françoise, surnommée « la cantine des parlementaires » et où l’on sert une « cuisine traditionnelle française », c’est Boubou qui découpe les tomates, Fayçal qui tranche les pavés d’espadon, Bakary qui fait les pâtisseries ?
« Leur CV, c’est leur courage »
Camara Silly, 54 ans, est sorti de la clandestinité il y a sept ans. L’aide cuisinier malien de la brasserie a longtemps travaillé avec les papiers d’un « petit frère ». Pour un salaire mensuel d’environ 1 500 euros, il continue d’éplucher les asperges, les pommes de terre, les carottes, de nettoyer les pleurotes et la roquette… Tout à côté de l’annexe exiguë où il passe le plus clair de son temps, entouré de cageots de légumes, Camara Silly désigne avec un soupçon de fierté une petite porte en bois. Elle s’ouvre sur une pièce du restaurant privatisable. « C’est le salon des ministres », chuchote-t-il en pointant du doigt les portraits des chefs de gouvernement de la Ve République accrochés aux murs. Deux mondes qui se côtoient et s’ignorent, le plus souvent. « Nous, les étrangers, on est là parce que la France est un pays de travail », lance-t-il.
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