Le roman du cannabis » (5/6). Dans les années 1970 et 1980, la région du Rif, dans le nord du Maroc, s’impose comme une plaque tournante du trafic à destination de l’Europe. La « géopolitique » de ce commerce en pleine expansion évolue en profondeur.
Par Simon Piel et Thomas Saintourens
Des fumeurs de haschisch à Essaouira (Maroc), en 1970. JASON LAURE / TOPFOTO / ROGER-VIOLLET.
En ce début de mois d’août 1977, deux jeunes Français, Gérard et sa fiancée, Nicole, quittent leur Lot-et-Garonne natal en direction du Maroc, d’où ils comptent rejoindre la Mauritanie, puis le Sénégal. L’assurance d’un dépaysement total pour ces deux habitants de Marmande. A l’origine, ils n’avaient pas prévu de faire un détour par les montagnes marocaines du Rif, ces massifs qui bordent la Méditerranée, mais les points de vue y sont, paraît-il, magnifiques, et ils ont donc modifié un peu leur programme. Or, voilà désormais trois semaines que leurs familles n’ont plus de nouvelles. Un accident ? Une mauvaise rencontre ? Inquiètes, elles signalent leur disparition au consulat. Vérification faite, ils se trouvent à la prison de Tanger. Comme le relatera Le Monde en septembre 1977, ils ont été arrêtés à plus de 100 kilomètres de là, à Chefchaouen, en possession de 63 grammes de chiira, l’un des noms de cette poudre résineuse extraite du cannabis, l’une des rares plantes à s’accommoder des contraintes locales (relief accidenté, sol pauvre, précipitations abondantes).
Comme bien d’autresroutards européens attirés par les volutes du kif marocain (un mélange de tabac et de cannabis), Gérard et Nicole doivent s’acquitter d’une forte amende pour recouvrer la liberté. Ils se demandent s’ils n’ont pas fait l’objet d’un racket de la part des autorités, qui ciblent les voyageurs occidentaux tout en tolérant la culture du cannabis, officiellement interdite depuis l’indépendance du pays, en 1956. Bien souvent, les vendeurs sont d’ailleurs eux-mêmes à l’origine des dénonciations, dans l’espoir de percevoir une commission sur l’amende à venir.
A mesure que l’intérêt grandit pour cette « spécialité » consommée depuis des siècles avec une pipe à kif (sebsi) ou sous la forme d’un gâteau à base de miel, d’amandes et parfois de dattes, les Rifains s’organisent pour que les bénéfices ne leur échappent pas. Les paysans locaux ont fait leurs calculs : cette culture-là peut rapporter dix fois plus que le blé, l’orge, l’amandier ou l’olivier. Ceux de la commune de Ketama, entre Tétouan et Al Hoceïma,ont mêmedéveloppé, grâce à des presses mécaniques, la fabrication de plaquettes de résine de cannabis de 20 centimètres sur 10 centimètres, épaisses de 2 centimètres, enveloppées ensuite dans du plastique. Faciles à transporter à la ceinture, à cacher dans les voitures ou dans des ballots ceints de toile de jute, elles prennent le chemin des ports (Tanger, Casablanca, Tétouan) avant d’être acheminées, parfois avec la complicité d’un douanier conciliant, vers le littoral espagnol.
Cocotte-Minute et couscoussiers
Il est loin le temps où le protectorat français (1912-1956) organisait le commerce du cannabis au sein du royaume avec la Régie des kifs et des tabacs, confiée à la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui deviendra, plus tard, Paribas… Cet essor des cultures, mené à bas bruit sous le regard ambivalent du pouvoir central marocain au prix d’une déforestation massive et de la mise en place d’une logistique d’export de plus en plus structurée, ne se devine alors qu’à travers les saisies effectuées en Europe. En 1975, la police française met la main sur près de 2 tonnes de cannabis à bord du ferry Massalia, qui assure des liaisons entre le Maroc et Marseille. En 1987, près de 5 tonnes de résine, dissimulées dans deux conteneurs en provenance du Maroc, sont interceptées dans le port du Havre (Seine-Maritime) et en Seine-Saint-Denis. Les plaquettes avaient été cachées sous des cartons de Cocotte-Minute et de couscoussiers…
En 1992, le commerce du cannabis, avant toute transformation, représente un chiffre d’affaires de quelque11 milliards de francs (2,64 milliards en euros d’aujourd’hui). La réputation de l’herbe marocaine n’est plus à faire : cultivée sur au moins 50 000 hectares à travers le pays, elle est considérée comme la meilleure au monde.
Transformation du cannabis en haschisch à Chefchaouen, dans le Rif marocain, en septembre 1991. BERTHILLIER / SIPA
C’est le moment choisi par le roi Hassan II, au pouvoir depuis 1961, pour annoncer une « lutte sans merci » contre ce trafic. Sous la pression des Européens, inquiets de l’ampleur du phénomène, il lance un plan quinquennal destiné notamment à inciter les agriculteurs à réorienter leurs activités vers d’autres cultures. Mais passé quelques opérations policières spectaculaires, cette stratégie vire à l’échec. L’argent du cannabis nourrit déjà trop de monde. Le souverain sait, par ailleurs, que les terres du Rif peuvent se révéler frondeuses, voire séparatistes. Ses habitants ne se sont-ils pas soulevés contre le pouvoir central en 1958, deux ans à peine après l’indépendance, avant que la révolte ne soit réprimée ?
Lire aussi une archive de 1994 : Article réservé à nos abonnés Malgré la « lutte sans merci » déclarée en 1992 par Hassan II, les cultures de cannabis se sont encore étendues au Maroc
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Depuis la villa qu’il a fait construire au-dessus de la plage de Sidi Kankouch, au nord de Tanger, Ahmed Bounekkoub, surnommé « Dib » ou « le Loup », attend que les conditions géopolitiques nécessaires au business soient de nouveau réunies. Avec quelques autres, comme Abdelouhed Meziane dit « le Roi du chocolat », il fait partie des barons marocains du shit (« merde » en anglais, désignant au départ du haschisch de mauvaise qualité coupé par les trafiquants afin de gagner en rentabilité). Ils maîtrisent la logistique, disposent de relais dans la police et la politique et d’une belle liste d’acheteurs européens.
Ambassadeurs influents
Parmi eux, les Felahi et les Chir. Ces deux familles issues de l’immigration algérienne installées respectivement à la cité des Francs-Moisins, à Saint-Denis, et à celle des 4 000, à La Courneuve, exercent un quasi-monopole sur la revente du cannabis en Seine-Saint-Denis, au début des années 1990. Leur petite entreprise ne résiste toutefois pas à l’intervention de la brigade des stupéfiants à l’aube d’une journée de février 1993. Dans l’appartement de la famille Felahi, les policiers retrouvent 240 kilos de cannabis cachés sous un lit et plus de 450 000 francs en liquide. Une perquisition menée dans un local commercial est encore plus fructueuse : près de 1,9 tonne de résine de cannabis y attendait d’être revendue.
Un agriculteur inspecte des plantes de cannabis dans le village d’Azila, dans la région marocaine de Ketama, au pied de la région montagneuse du Rif, le 16 septembre 2022. FADEL SENNA / AFP
Preuve de la surprise qui saisit alors les autorités locales, le maire de Saint-Denis, Patrick Braouzec (Parti communiste français), se porte partie civile dans la procédure considérant que la ville et sa population ont subi une « atteinte à l’image de toute une cité qui refuse d’être dans sa globalité assimilée aux trafiquants de drogue ».Toujours à l’affût des évolutions du crime organisé, l’ancien commissaire Robert Broussard, alors préfet hors cadre, avait pourtant alerté, dès la fin de l’année 1992, le ministère de l’intérieur sur le développement dans certaines cités HLM de « systèmes microéconomiques de type mafieux ».
Malgré cette réussite policière ponctuelle, les intérêts marocains à poursuivre la culture du cannabis et le jeu diplomatique de dupes avec la France apparaissent comme autant de freins à l’extinction du trafic. D’autant que la consommation de ce produit aux multiples appellations (teuch, bedo, spliff, zetla, chichon…) se banalise grâce à des ambassadeurs influents. En 1995, les rappeurs de NTM entonnent Pass pass le oinj, et les Américains de Da Luniz font le tour du monde avec I Got 5 on It. Quant aux Californiens de Cypress Hill, accompagnés d’un bouddha géant floqué d’une immense feuille de cannabis, ils enfument le public du Zénith, à Paris, au son de I Wanna Get High…
Au même moment, l’Observatoire géopolitique des drogues met les pieds dans le plat. Dans un rapport dont la version publique a dû être édulcorée pour ne pas froisser le royaume chérifien (en vain), il détaille le niveau de corruption qui assure aux réseaux l’appui des « protecteurs, que l’on peut trouver associés au trafic à tous les niveaux, du plus humble fonctionnaire des douanes aux proches du Palais, en passant par tous les échelons de l’administration centrale, des administrations locales, des organisations politiques ou des institutions élues ». C’en est trop pour Hassan II, décidé à poursuivre en France la presse qui se fait l’écho du rapport. En 1997, Le Monde est condamné pour offense envers un chef d’Etat étranger. C’est dire si le sujet demeure tabou pour Rabat.
« Narcobanditisme »
A l’époque, cela fait d’ailleurs près de vingt-cinq ans, depuis 1973, que la publication d’un livre autobiographique sur les réalités rifaines est interdite au Maroc. Dans Le Pain nu (Maspero, 1980), l’écrivain Mohamed Choukri raconte l’histoire de sa famille et son départ du Rif vers Tanger en quête d’une vie plus douce. « Les femmes, le vin et le kif. Folie. Tétouan est folle. Je suis le fou de Tétouan. Telle est ma nostalgie », écrit-il notamment. Prostitution, contrebande et drogue. Autant de réalités que refuse le royaume, qui n’autorisera la publication de l’œuvre qu’en 2000.
Dans les sous-sols du service des douanes de Marseille, des paquets de résine de cannabis qui ont été saisis au port, dans un poids lourd en provenance du Maroc, le 22 décembre 1997. GEORGES GOBET / AFP
Au début du XXIe siècle, le débat sur le cannabis est plus ouvert en Europe, où la banalisation de l’usage de cette « drogue douce » nourrit les questions sur une possible légalisation de sa consommation. En 2000, en Allemagne, une performance artistique au cœur du Parlement est l’occasion d’une provocation fomentée par deux élus Verts facétieux. L’artiste Hans Haacke avait invité les députés allemands à répandre de la terre de leur circonscription sur un parterre où il était inscrit : « A la population », afin de voir ce qui y pousserait. L’occasion pour les Verts d’y déposer de la terre ensemencée de graine de cannabis. « Le Reichstag se transforme en plantation de cannabis », titre alors la presse. En 2001, la Belgique autorise la consommation personnelle, alors qu’en France une étude montre qu’à 17 ans un garçon sur deux et deux filles sur cinq ont déjà expérimenté le cannabis.
A l’ombre de ces questions sociétales auxquelles elle ne participe pas émerge une nouvelle génération de trafiquants internationaux issus des banlieues françaises. Des hommes habiles, ambitieux, mobiles… Violents, s’il le faut. Biberonnés à l’ultracapitalisme, ils gèrent leur commerce comme des entreprises avec le profit pour seule fin. Ils viennent de Marseille, de Nantes ou d’Ile-de-France, se nomment Madjid Djemai, dit « le Maire de Saint-Denis », Sofiane Hambli, dit « la Chimère », Moufide « Mouf » Bouchibi, Hakim Berrebouh, dit « le Marcassin », ou Youness Lahrach, dit « Youness le Nantais », disposent, le plus souvent, de la double nationalité franco-marocaine ou franco-algérienne et règnent sur le trafic de cannabis en France. Au fil du temps, le terme « narcobanditisme » fait son apparition dans la littérature policière spécialisée.
Mais le vent de la légalisation qui souffle outre-Atlantique pourrait bien venir redistribuer les cartes du business. En 2013, l’Uruguay est devenu le premier pays du monde à autoriser la production, la distribution et la consommation du cannabis. Un précédent qui risque bien de faire des émules, tant il ouvre un nouvel horizon d’opportunités.
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