Pour de nombreux·ses Tunisien·nes, demander un visa est vécu comme une humiliation. Rendez-vous introuvables, dossiers interminables, refus inexpliqués… Dans ce reportage, inkyfada a recueilli les témoignages de différentes personnes qui partagent la même colère et déception face au système inégalitaire des visas.
Julia Terradot (Inkyfada.com)
“J'étais vraiment désespérée. J'ai directement appelé ma mère et je pleurais, parce qu’elle vit à Paris et je pensais que j'allais enfin la rejoindre. Et j'étais toute seule ici”, se souvient Chaïma.
En 2021, cette architecte vivant à Tunis est acceptée à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne pour un master de recherche en histoire de l’art. La jeune femme s’imagine déjà un futur dans la capitale française, auprès de sa famille, quand son visa d’études lui est refusé. Deux ans plus tard, elle n’en comprend toujours pas les raisons.
La procédure de dépôt de dossier se passe pourtant sans accroc. Chaïma se rend à l’entretien obligatoire de Campus France, une agence rattachée à l’Institut français de Tunisie (IFT), et paie les 250 dinars de frais pour déposer sa candidature. Pendant l’interview, des agent·es tunisien·nes la questionnent en français sur son choix d’études : “Pourquoi la France, pourquoi ce master ?”. La jeune étudiante est sûre d’elle, ce diplôme complète parfaitement ses neuf années d’études supérieures. Chaïma en ressort confiante.
Quand elle reçoit la lettre de refus de visa du consulat de France, c’est le choc.
Son cas n’est pas isolé. La déception et l’incompréhension sont des sentiments familiers pour les Tunisien·nes qui souhaitent se rendre en France, et plus généralement en Europe. Des souhaits bloqués par la procédure de visa.
Le parcours du combattant
En Tunisie, les demandes de visas vers l’Europe sont de plus en plus nombreuses. La France est le premier pays concerné en Tunisie, dépassant les 170.000 demandes en 2019*. Dans le même temps, le taux de refus des consulats ne cesse d’augmenter : il n’était en moyenne que de 12,04% en 2012 contre 24,3% en 2019. Contacté à ce sujet, le consulat d’Allemagne précise que la Tunisie est le pays du Maghreb avec le plus faible taux de refus et qu’il n’a pas “significativement augmenté depuis 2017”.
Derrière les chiffres, se cache un sentiment d’humiliation pour les demandeur·ses tunisien·nes, face à un procédé long et obscur. Les complications commencent dès la prise de rendez-vous sur le site Internet de TLScontact. L’entreprise privée sert d’intermédiaire pour le compte des consulats et gère les démarches administratives liées aux visas.
Entre les délais de rendez-vous et le montage du dossier, la demande de visa est un véritable casse-tête. “Rien n'est sûr, j'ai envoyé toutes les justifications, les titres de mes biens, attestations de travail, fiches de paie, le change, réservations hôtel…”, énumère Zeineb, une demandeuse.
Pour faciliter la préparation de leur dossier, certain·es demandeur·ses sollicitent de l'aide, moyennant quelques centaines de dinars en plus. Des intermédiaires externes proposent toutes sortes de services d’accompagnement, de la photocopie à l’assemblage complet du dossier. Ils et elles se trouvent facilement dans des bureaux dispersés aux alentours de TLScontact. Mais beaucoup sont considérés comme des services frauduleux par les instances officielles.
“Ils peuvent voir ça comme ça. Moi, je considère que je vends un service légal. J'ai la patente, je paie les impôts, j'ai des salariés… Selon la loi, c’est la transparence totale”, assène Hamza. Depuis plus de huit ans, il propose un service d’aide pour monter les dossiers des demandeur·ses de visa.
Ce business est une affaire de famille : “Mon père avait quelques relations avec des gens d'affaires et préparait leur visa. Quand il est parti à la retraite, il a ouvert son propre bureau. Du coup, il avait une clientèle et il m'a conseillé d'apprendre ce métier”, raconte-t-il. Sa sœur aussi s’occupe des dossiers vers les États-Unis ou le Canada, tandis que Hamza se concentre sur les pays de l’ espace Schengen. Peu intéressé au début, il finit par prendre goût à ce travail.
De nationalité tunisienne, algérienne, libyenne, des juges, médecins, professeur·es, agriculteur·trices… “Moi, je travaille pour tout le monde. Le visa, ce n'est pas que pour certaines personnes”, ajoute Hamza fièrement. Pour chaque profil, il trouve en quelques heures le moyen de valoriser un dossier dans l’espoir de convaincre le consulat d’accorder le précieux sésame. “Quelqu'un qui a une boutique de vente vestimentaire, par exemple. Je propose des factures d'achat, des factures de vente, j'explique pourquoi il veut partir : pour les soldes, pour avoir un prix qu’on ne trouve pas en Tunisie, etc.”, détaille Hamza.
Une fois le dossier monté, il faut désormais obtenir un rendez-vous. En mai 2022, le consul général de France Dominique Mas annonce que depuis peu, le site Internet de TLS n’autorise que trois connexions par ordinateur et par jour, afin de limiter les prises de rendez-vous automatiques par des ‘robots’.
Les créneaux disponibles s’affichent à partir de minuit. Chaque soir, Hamza se tient prêt pour la course aux rendez-vous. “Je prépare tous les dossiers, tous les formulaires. J'ouvre tous les navigateurs Chrome, Firefox, et j’actualise, j’actualise…” décrit-il frénétiquement. “Mon père a son assistante, ma sœur a son assistante, et dès que l'un d'entre nous voit une ouverture, on s'appelle directement”. Ensuite, ils se répartissent les rendez-vous pour leur clientèle.
Malgré son expérience et sa motivation, Hamza n’accepte désormais plus les dossiers vers la France. Depuis plusieurs mois, obtenir des rendez-vous est devenu trop complexe. “La France, on oublie ! Aucune chance d'avoir un rendez-vous !” confirme Hamza. “Avant, même pendant les périodes de pic, tu pouvais avoir ton rendez-vous d’ici trois semaines maximum. Mais depuis la pandémie [ndlr de Covid19], le nombre de rendez-vous est devenu très très limité”.
Dans une intervention médiatique, le consul français Dominique Mas promet une refonte du système de rendez-vous pour traiter le nombre exponentiel de demandes. Désormais, un calendrier en ligne affiche les créneaux disponibles un mois à l’avance. Les derniers mis à disposition en mai 2023 sont partis en quelques heures seulement. Interrogé par inkyfada, le consulat de France n’a pas souhaité donner plus d’informations.
Raouaa*, 500 dinars perdus
Nous sommes en juillet 2022. Raouaa est en congé mais elle est loin de profiter de ses vacances, qu’elle passe dans les files d’attente interminables des administrations. Cette employée de Teleperformance est déterminée : elle assistera au mariage de sa sœur en septembre, accompagnée de l’un de ses enfants, son fils de sept ans. Raouaa connaît la procédure, ce n’est pas la première fois qu’elle voyage en France avec un visa Schengen.
La préparation de son dossier demande des mois d’organisation pointue : “les jours de congés doivent être planifiés deux ou trois semaines en avance… et chez Teleperformance ce n'est pas facile d’avoir des congés. Surtout si c’est pour faire de la paperasse”, soupire Raouaa. Pendant ses heures libres, elle parcourt la capitale tunisienne pour rassembler tous les documents nécessaires : CNSS, attestation de travail, assurance, réservations d’hôtel et des billets d'avion. Elle trouve la quantité d’informations demandées excessive et injuste, mais malgré tout, Raouaa s’assure qu’il ne manque absolument rien.
“La France n'a pas besoin d'avoir accès à mes coordonnées personnelles, à ma vie personnelle [...] Mais tout ce qu'on me demandait, je l'ai fait. J'ai même mis l'acte de naissance de ma fille avec mon titre de congé pour preuve. Je ne vais pas rester en France. J'ai une vie, j'ai mon travail, j'ai ma famille”, justifie Raouaa.
Raouaa met aussi de côté une coquette somme d’argent pour valoriser son dossier. Parmi les justificatifs, le site officiel France-Visas suggère de présenter un budget de dépenses qui sera utilisé sur le territoire français. Cette somme doit être convertie en euros, et la preuve bancaire de conversion ajoutée au dossier de demande de visa. “Si on fait une réservation d'hôtel, on doit mettre 120 euros par jour par personne,” rapporte Raouaa, “c'est ce que j'ai fait bien sûr. Comme pour les précédents dossiers”. À cette somme, s'ajoutent les frais de visa, 404 dinars pour Raouaa et son fils. “Et en cas de refus on est même pas remboursé !” s’exclame-t-elle.
Julia Terradot (Inkyfada.com)
“J'étais vraiment désespérée. J'ai directement appelé ma mère et je pleurais, parce qu’elle vit à Paris et je pensais que j'allais enfin la rejoindre. Et j'étais toute seule ici”, se souvient Chaïma.
En 2021, cette architecte vivant à Tunis est acceptée à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne pour un master de recherche en histoire de l’art. La jeune femme s’imagine déjà un futur dans la capitale française, auprès de sa famille, quand son visa d’études lui est refusé. Deux ans plus tard, elle n’en comprend toujours pas les raisons.
La procédure de dépôt de dossier se passe pourtant sans accroc. Chaïma se rend à l’entretien obligatoire de Campus France, une agence rattachée à l’Institut français de Tunisie (IFT), et paie les 250 dinars de frais pour déposer sa candidature. Pendant l’interview, des agent·es tunisien·nes la questionnent en français sur son choix d’études : “Pourquoi la France, pourquoi ce master ?”. La jeune étudiante est sûre d’elle, ce diplôme complète parfaitement ses neuf années d’études supérieures. Chaïma en ressort confiante.
Quand elle reçoit la lettre de refus de visa du consulat de France, c’est le choc.
Son cas n’est pas isolé. La déception et l’incompréhension sont des sentiments familiers pour les Tunisien·nes qui souhaitent se rendre en France, et plus généralement en Europe. Des souhaits bloqués par la procédure de visa.
Le parcours du combattant
En Tunisie, les demandes de visas vers l’Europe sont de plus en plus nombreuses. La France est le premier pays concerné en Tunisie, dépassant les 170.000 demandes en 2019*. Dans le même temps, le taux de refus des consulats ne cesse d’augmenter : il n’était en moyenne que de 12,04% en 2012 contre 24,3% en 2019. Contacté à ce sujet, le consulat d’Allemagne précise que la Tunisie est le pays du Maghreb avec le plus faible taux de refus et qu’il n’a pas “significativement augmenté depuis 2017”.
Derrière les chiffres, se cache un sentiment d’humiliation pour les demandeur·ses tunisien·nes, face à un procédé long et obscur. Les complications commencent dès la prise de rendez-vous sur le site Internet de TLScontact. L’entreprise privée sert d’intermédiaire pour le compte des consulats et gère les démarches administratives liées aux visas.
Entre les délais de rendez-vous et le montage du dossier, la demande de visa est un véritable casse-tête. “Rien n'est sûr, j'ai envoyé toutes les justifications, les titres de mes biens, attestations de travail, fiches de paie, le change, réservations hôtel…”, énumère Zeineb, une demandeuse.
Pour faciliter la préparation de leur dossier, certain·es demandeur·ses sollicitent de l'aide, moyennant quelques centaines de dinars en plus. Des intermédiaires externes proposent toutes sortes de services d’accompagnement, de la photocopie à l’assemblage complet du dossier. Ils et elles se trouvent facilement dans des bureaux dispersés aux alentours de TLScontact. Mais beaucoup sont considérés comme des services frauduleux par les instances officielles.
“Ils peuvent voir ça comme ça. Moi, je considère que je vends un service légal. J'ai la patente, je paie les impôts, j'ai des salariés… Selon la loi, c’est la transparence totale”, assène Hamza. Depuis plus de huit ans, il propose un service d’aide pour monter les dossiers des demandeur·ses de visa.
Ce business est une affaire de famille : “Mon père avait quelques relations avec des gens d'affaires et préparait leur visa. Quand il est parti à la retraite, il a ouvert son propre bureau. Du coup, il avait une clientèle et il m'a conseillé d'apprendre ce métier”, raconte-t-il. Sa sœur aussi s’occupe des dossiers vers les États-Unis ou le Canada, tandis que Hamza se concentre sur les pays de l’ espace Schengen. Peu intéressé au début, il finit par prendre goût à ce travail.
De nationalité tunisienne, algérienne, libyenne, des juges, médecins, professeur·es, agriculteur·trices… “Moi, je travaille pour tout le monde. Le visa, ce n'est pas que pour certaines personnes”, ajoute Hamza fièrement. Pour chaque profil, il trouve en quelques heures le moyen de valoriser un dossier dans l’espoir de convaincre le consulat d’accorder le précieux sésame. “Quelqu'un qui a une boutique de vente vestimentaire, par exemple. Je propose des factures d'achat, des factures de vente, j'explique pourquoi il veut partir : pour les soldes, pour avoir un prix qu’on ne trouve pas en Tunisie, etc.”, détaille Hamza.
Une fois le dossier monté, il faut désormais obtenir un rendez-vous. En mai 2022, le consul général de France Dominique Mas annonce que depuis peu, le site Internet de TLS n’autorise que trois connexions par ordinateur et par jour, afin de limiter les prises de rendez-vous automatiques par des ‘robots’.
Les créneaux disponibles s’affichent à partir de minuit. Chaque soir, Hamza se tient prêt pour la course aux rendez-vous. “Je prépare tous les dossiers, tous les formulaires. J'ouvre tous les navigateurs Chrome, Firefox, et j’actualise, j’actualise…” décrit-il frénétiquement. “Mon père a son assistante, ma sœur a son assistante, et dès que l'un d'entre nous voit une ouverture, on s'appelle directement”. Ensuite, ils se répartissent les rendez-vous pour leur clientèle.
Malgré son expérience et sa motivation, Hamza n’accepte désormais plus les dossiers vers la France. Depuis plusieurs mois, obtenir des rendez-vous est devenu trop complexe. “La France, on oublie ! Aucune chance d'avoir un rendez-vous !” confirme Hamza. “Avant, même pendant les périodes de pic, tu pouvais avoir ton rendez-vous d’ici trois semaines maximum. Mais depuis la pandémie [ndlr de Covid19], le nombre de rendez-vous est devenu très très limité”.
Dans une intervention médiatique, le consul français Dominique Mas promet une refonte du système de rendez-vous pour traiter le nombre exponentiel de demandes. Désormais, un calendrier en ligne affiche les créneaux disponibles un mois à l’avance. Les derniers mis à disposition en mai 2023 sont partis en quelques heures seulement. Interrogé par inkyfada, le consulat de France n’a pas souhaité donner plus d’informations.
Raouaa*, 500 dinars perdus
Nous sommes en juillet 2022. Raouaa est en congé mais elle est loin de profiter de ses vacances, qu’elle passe dans les files d’attente interminables des administrations. Cette employée de Teleperformance est déterminée : elle assistera au mariage de sa sœur en septembre, accompagnée de l’un de ses enfants, son fils de sept ans. Raouaa connaît la procédure, ce n’est pas la première fois qu’elle voyage en France avec un visa Schengen.
La préparation de son dossier demande des mois d’organisation pointue : “les jours de congés doivent être planifiés deux ou trois semaines en avance… et chez Teleperformance ce n'est pas facile d’avoir des congés. Surtout si c’est pour faire de la paperasse”, soupire Raouaa. Pendant ses heures libres, elle parcourt la capitale tunisienne pour rassembler tous les documents nécessaires : CNSS, attestation de travail, assurance, réservations d’hôtel et des billets d'avion. Elle trouve la quantité d’informations demandées excessive et injuste, mais malgré tout, Raouaa s’assure qu’il ne manque absolument rien.
“La France n'a pas besoin d'avoir accès à mes coordonnées personnelles, à ma vie personnelle [...] Mais tout ce qu'on me demandait, je l'ai fait. J'ai même mis l'acte de naissance de ma fille avec mon titre de congé pour preuve. Je ne vais pas rester en France. J'ai une vie, j'ai mon travail, j'ai ma famille”, justifie Raouaa.
Raouaa met aussi de côté une coquette somme d’argent pour valoriser son dossier. Parmi les justificatifs, le site officiel France-Visas suggère de présenter un budget de dépenses qui sera utilisé sur le territoire français. Cette somme doit être convertie en euros, et la preuve bancaire de conversion ajoutée au dossier de demande de visa. “Si on fait une réservation d'hôtel, on doit mettre 120 euros par jour par personne,” rapporte Raouaa, “c'est ce que j'ai fait bien sûr. Comme pour les précédents dossiers”. À cette somme, s'ajoutent les frais de visa, 404 dinars pour Raouaa et son fils. “Et en cas de refus on est même pas remboursé !” s’exclame-t-elle.
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