Annonce

Réduire
Aucune annonce.

IA et transhumanisme : conversation sur le futur de l’homme

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • IA et transhumanisme : conversation sur le futur de l’homme

    Que faut-il penser des évolutions de l’IA, du projet transhumaniste, d’Elon Musk, de la géopolitique des puissances internationales, de l’eugénisme, de la morale judéo-chrétienne et de la guerre des intelligences ? Nous avons proposé à deux intellectuels contemporains d’en discuter à bâtons rompus.


    Sami BIASONI, Stéphane SIMON, Laurent Alexandre



    F.P. : Les transhumanistes veulent changer notre futur, augmenter les capacités humaines, nous rendre immortels, proposer des bébés à la carte, coloniser le cosmos, développer l’IA et la fusionner éventuellement avec nos neurones… On le constate, nous sommes à un tournant civilisationnel. L’humanité telle que nous la connaissons est-elle en danger ?


    Laurent Alexandre : L’IA va accélérer l’aventure humaine et rapidement nous transformer en Homo Deus. Donc oui, ce ne sera pas un long fleuve tranquille.

    Sami Biasoni :Il convient d’éviter de céder à de nouvelles tentations millénaristes vis-à-vis du transhumanisme et de l’intelligence artificielle. On peut certes entrevoir une forme d’accélération de l’histoire technologique, mais l’immortalité, la colonisation du cosmos, l’hybridation cognitive ne sont pas des suites irrémédiables du développement technologique contemporain. Il s’agit de ruptures potentielles profondes qui peuvent advenir dans un futur envisageable, très lointain, ou ne jamais se réaliser. En la matière règne l’imprédictibilité des événements. La marche du progrès n’est ni linéaire ni extrapolable à partir des connaissances actuelles. Pour reprendre une formule du physicien Ilya Prigogine : « Le futur n’est pas donné. »


    F.P. : Elon Musk a prévenu récemment : « L’IA est le plus grand risque qui nous menace en tant que civilisation. » Pensez-vous le patron de Neuralink sincèrement inquiet ?


    Laurent Alexandre : La stratégie d’Elon Musk est illisible. Il demande un moratoire de six mois sur le développement de GPT-5 et au même moment, il prépare une IA ultra-intelligente xAI qui comprendra selon lui tellement bien le cosmos qu'elle nous respectera. La logique m’échappe. Une chose est claire : la totalité des experts est convaincue que l’IA va dépasser le cerveau humain. Le patron de NVIDIA, le principal producteur de microprocesseurs destinés à alimenter l’IA, affirme qu’elle sera dans dix ans 1 million de fois plus puissante que ChatGPT. Le débat sur notre dépassement est tranché et s’est déplacé sur le risque que l’IA soit hostile ou non et il n’y a aucun consensus sur ce point.

    Sami Biasoni : L’attitude quelque peu alarmiste de nombreux entrepreneurs et experts de l’IA relève à la fois d’une prophylaxie nécessaire – étant donné les progrès rapides constatés ces dernières années en la matière – et d’une forme de catastrophisme intéressé. Procéder ainsi permet en effet de mobiliser les décideurs publics avec plus de célérité que si devait s’écouler le temps politique ordinaire. Mais cela a comme inconvénient de susciter une inquiétude peu propice à la tenue d’un débat sain dans la société civile. D’une manière générale, la radicalité des propos sied mal à nos systèmes démocratiques. Sans attendre une hypothétique accélération massive du niveau des IA disponibles vers ce que l’on nomme notamment « l’IA forte » (IA consciente), il faut dès à présent traiter de questions très concrètes et ce, à l’échelle globale : la valorisation des données d’apprentissage, l’auditabilité des modèles utilisés ou encore le recours à des agents conversationnels autonomes lors des campagnes électorales sont autant de sujets essentiels encore mal défrichés d’un point de vue réglementaire. En parallèle, il convient de mettre en place les conditions d’une réflexion fondamentale transdisciplinaire à l’échelle mondiale, de manière à commencer le plus tôt possible à établir les bases éthiques qui nous permettront d’envisager au mieux les ruptures qui pourraient se produire.


    F.P. : En tout état de cause, nous entrons dans une période de brouillard civilisationnel, nous savons que nous entrons dans une nouvelle ère de l’humanité, que j’appellerais la posthumanité. Comment appréhender cette phase de transition ?

    Laurent Alexandre : D’abord en changeant nos élites. Les six derniers philosophes avec qui j’ai débattu de ChatGPT ont fini par m’avouer qu’ils n’avaient jamais utilisé cette IA révolutionnaire. Comment comprendre et gérer la rapide transformation de l’humanité en ne connaissant rien à ces technologies ? Les élites ont été irresponsables en retardant la prise de conscience de la tornade cognitive. Face à l’IA, les politiciens sont comme une poule qui a trouvé un couteau. Il n’y a pas de domaine où la faiblesse technologique des politiciens est aussi troublante que la régulation de l’IA. Cela explique les décisions en apparence bienveillantes et en réalité désastreuses qui sont prises, à Bruxelles et à Paris, dans le pilotage de la révolution technologique. Ce n’est pas un hasard si aucun GAFAM n’est européen.

    Sami Biasoni : Non, nous ne le savons pas. Je dois le répéter : la posthumanité requiert des ruptures qui n’ont pas encore eu lieu et qui pourraient, pour certaines, ne pas avoir lieu à l’échelle perceptible de notre civilisation. Parmi ces ruptures : l’accession par l’IA à un certain niveau de conscience, l’ordinateur quantique ou encore l’hybridation cognitive ne sont qu’à l’état prototypal. Pour le moment, il n’est pas acquis que ces évolutions technologiques puissent survenir hors des laboratoires de recherche. Toutefois, il faut le reconnaître, des progrès majeurs et rapides se produisent dans l’ensemble de ces domaines. Nous devons aussi nous préparer à une compétition économique féroce qui, elle, ne manquera pas de survenir. Ne pas promouvoir de champions français ou européens constituerait une erreur stratégique historique. En la matière, nous avons collectivement fort à faire.


    F.P. : Peut-on freiner les progrès en matière d’IA et, d’une manière générale, faut-il interdire ou freiner les progrès technologiques ?

    Laurent Alexandre : Freiner le progrès technologique est impossible, notamment parce que les gens veulent devenir immortels. Et l’IA va engager l’euthanasie de la mort. Le fondateur de ChatGPT, Sam Altman, a pour objectif de fabriquer une IA supérieure à l’intelligence humaine. Nous entrons dans un monde où la production d’IA sera infinie. Pour Sam Altman, le chemin qui va mener ChatGPT vers la superintelligence est l’épisode le plus important de l’histoire : « Réussir la transition vers un monde doté d'une superintelligence est peut-être le projet le plus important, le plus prometteur et le plus effrayant de l'histoire de l'humanité. Nous pouvons imaginer un monde dans lequel l'humanité s'épanouit à un degré qu'il est probablement impossible pour aucun d'entre nous de visualiser pleinement pour le moment. » Cette puissance immense a des conséquences anthropologiques majeures pour notre espèce : les transhumanistes veulent en profiter pour tuer la mort plus vite que prévu. « Plutôt transhumains que morts » devient notre devise. Je suis frappé par la vitesse à laquelle l’incroyable puissance de ChatGPT relance la course à l’immortalité et je trouve amusant qu’un conflit de générations arrive à ce sujet ! Le transhumaniste américain Zoltan Istvan explique que le combat contre la mort va fracturer les progressistes, notamment entre les plus jeunes et les plus âgés. Ray Kurzweil, vice-président de Google, a déclaré le 23 mars 2023 que la mort de la mort pourrait arriver dès 2029 grâce à l’IA forte. Cette quête de l’immortalité est un facteur d’accélération de la montée en puissance de l’IA, car combattre la mort en nécessitera beaucoup.

    Sami Biasoni : L’optimisme absolu des Lumières vis-à-vis du progrès technique semble aujourd’hui relever d’une position philosophique intenable, tant les meurtrissures du XXe siècle paraissent encore vivaces. Pour autant, le déclinisme et le décroissantisme de certaines postures contemporaines ne me paraissent pas aptes à nous permettre d’affronter plus adéquatement l’avenir qui se dessine, surtout si des ruptures majeures surviennent. Il faut en la matière envisager la technique avec Heidegger. Pour le philosophe allemand, penser que l’on puisse fondamentalement freiner l’essor de la technique est un leurre, de même qu’il est fallacieux de penser la nature profonde du progrès technique hors du positionnement de l’homme par rapport au monde. Ce qu’il faut rechercher c’est la Gelassenheit, c’est-à-dire la « sérénité » à l’égard de la transcendance relative au progrès technique et à son inéluctabilité. Nous saurons, en temps utile, encadrer ce qu’il se produira de fâcheux si nous prônons une juste acceptation de la marche des choses dès aujourd’hui. Avant qu’elle ne soit en mesure de nous menacer, l’IA apportera d’incroyables bienfaits en matière de médecine, de gestion énergétique et de libération de l’exploitation humaine par le travail.


    F.P. : On voit du reste que pour avancer, les technophiles parlent toujours de « réparer » l’homme… mais derrière ces positions prudentes et bienveillantes, c’est souvent d’« augmentation » qu’il s’agit. La lutte contre la maladie est-elle le cheval de Troie des transhumanismes ?

    Laurent Alexandre :Soyons honnêtes. La médecine passera rapidement d’une logique de réparation des maladies à la phase d’augmentation de nos capacités. Le médecin qui répare, c’est une relique du passé. À titre personnel, en tant que médecin formé au début des années 80, je suis à la médecine qui arrive ce qu’un maréchal-ferrant était en 1900 à l’industrie automobile naissante.

    Sami Biasoni : Si le transhumanisme avait deux chevaux de Troie, il s’agirait en effet de la réduction, voire de la disparition de la maladie et de la souffrance d’une part ; d’autre part, et peu s’en rendent compte, de la promotion néoprogressiste de la libre définition des individus hors du champ des déterminismes biologiques. Les revendications les plus radicales relatives au genre pavent en effet la voie d’un monde où l’individu aurait le privilège de définir ce qu’il souhaite être au mépris de ce qu’éprouvent les autres à son endroit. En déniant les particularismes naturels liés à la condition humaine, l’antispécisme anticipe aussi, malgré lui peut-être, les revendications d’égalité d’une post-humanité techniquement hybridée. Enfin, il faut comprendre que lorsque nous débattons de l’éthique de la PMA, bientôt de la GPA, et de l’euthanasie, nous préparons là encore nos sociétés à accepter une forme d’antinaturalité dans ce qu’il y a de plus fondamental dans l’aventure humaine : la procréation et la mort.


    F.P. : Sur ABC News, le 16 mars 2023, la journaliste Rebecca Jarvis a demandé à Sam Altman s’il appuierait sur le bouton « stop » s’il y avait 5 % de chances que l’IA détruise le monde. Le créateur de ChatGPT a répondu « non ». Les promoteurs de l’IA ne jouent-ils pas les apprentis sorciers ?

    Laurent Alexandre : Les transhumanistes pensent qu’il est de notre devoir de développer des IA puissantes pour conquérir l’univers puis empêcher sa mort. Pour eux, c’est une course contre la montre. Il faut faire vite et accepter quelques risques. Ils sont très cohérents.

    Sami Biasoni : Dans cette même interview, il dit aussi être attentif aux dangers que représente l’IA. Selon lui, le risque majeur est humain aujourd’hui, il ne provient pas de l’outil lui-même. Ce sont les usages qui l’inquiètent au premier chef : la possibilité de campagnes massives de désinformation ou de cyberattaques automatisées à grande échelle constitue des menaces réelles à court terme. Contrairement à l’arme nucléaire, dont les conséquences néfastes étaient connues dès la conception, il est trop tôt et trop spéculatif de croire en une menace imminente, consubstantielle à l’IA elle-même. Comme je l’ai indiqué, il serait toutefois naïf de négliger la survenue potentielle d’un danger important. Nous devons nous préparer, certes, mais loin des nécessités dangereuses de l’urgence, dans le relatif confort de l’anticipation. L’IA nous propose un dilemme moral, à ce stade soutenable : celui de la compensation d’un risque lointain, mais important s’il survient, par des avantages certains à courte et moyenne échéances. Voilà les termes du débat.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2
    F.P. : Dans une « guerre des intelligences », peut-on raisonnablement penser qu’il y aura une spécialisation entre l’homme et la machine, que l’IA s’occupera des « calculs » et que l’homme se concentrera sur le « soin » ?

    Laurent Alexandre :Je voudrais mettre en garde contre le piège mortel de la bienveillance. Le slogan « aux robots les jobs, à nous la vie » propose la spécialisation des tâches. Les métiers techniques seraient réservés à l’IA tandis que les humains géreraient les activités nécessitant de l’empathie, du soin, de la compassion et de la bienveillance : « À l’IA le tsunami de data, à nous l’amour. » Ne pouvant lutter sur la capacité de calcul, nous nous recentrerions sur la gestion des émotions. En médecine, nous laisserions l’IA traiter les milliards d’informations pour soigner les enfants cancéreux, tandis que les gentilles infirmières développeraient leurs qualités relationnelles en câlinant les petits malades. C’est l’équivalent, entre l’IA et nous, de la loi de spécialisation théorisée en 1817 par David Ricardo (NDLR : la théorie des avantages comparatifs). Mais si se concentrer sur ce qu’on fait le mieux est économiquement rationnel, je trouve que c’est très dangereux si on est spécialisé sur un créneau fragile ou conduisant à la baisse de son rapport de force technologique et géopolitique. Tenir la main des enfants malades est important, mais cela ne doit pas nous éloigner de l’autre bataille : le combat pour le pouvoir neurotechnologique. Nous spécialiser dans la gentillesse en laissant le pouvoir technologique à l’IA serait le meilleur moyen de perdre « la guerre des intelligences ». Et cela m’effraie.

    Sami Biasoni : Cette spécialisation me semble malgré tout probable. C’est d’ailleurs déjà le cas en un sens : songez à l’évolution des métiers du tertiaire lors de la dernière décennie. L’UX design (ingénierie des expériences utilisateurs), le coaching de vie, l’influence sur les réseaux sociaux, la data science existaient au début des années 2010, mais étaient à peine développés. Ces fonctions remplacent pourtant peu à peu les métiers traditionnels de la computation. On compte ainsi, dans nos pays occidentaux, de moins en moins de comptables, d’opérateurs administratifs, d’agents de change ou de secrétaires. À mon sens, il est fort probable que le développement des capacités de traitement issues de l’IA, couplé à la désintermédiation des échanges (plateformes de services, blockchain) contribue à accélérer ce phénomène. Ce faisant, c’est le champ des métiers du soin (secteur du care) qui pourrait exploser et constituer le véritable secteur quaternaire, en remplacement d’un tertiaire moribond. Les services continueraient à employer, mais de moins en moins de monde, comme l’industrie à partir de la révolution robotique.

    F.P. : Qu’est-ce qui empêcherait une IA programmée d’être un jour autonome au point de faire disparaître tout ou partie de l’homme ?

    Laurent Alexandre : Nous n’en savons rien et nous nous trompons constamment sur les progrès de l’IA. Un des leaders de la recherche en IA, Yoshua Bengio, a lancé fin juillet un avertissement au Sénat américain. Il a déclaré : « Alors que l'on pensait qu'il faudrait attendre des décennies, voire des siècles, pour que l’IA atteigne le niveau des capacités cognitives des êtres humains, moi-même et d’autres scientifiques pensons que la technologie pour y arriver pourrait être développée au cours des deux prochaines décennies, voire dans les quelques années à venir. » Le 29 octobre 2022, la veille de la sortie de ChatGPT, j’étais convaincu que ce que fait GPT-4 en médecine aujourd’hui n’arriverait pas avant 2040.

    Sami Biasoni : Les théories catastrophistes généralement développées sont probablement trop influencées par les scénarii d’anticipation pour proposer une vision raisonnable du futur. Il y a trois freins majeurs à l’évolution que vous décrivez. D’abord, le fait que l’autonomie, qui est le propre d’une « IA forte » dotée d’une forme de conscience ou d’une IA surpuissante mais dénuée d’intentionnalité réelle, n’est aucunement acquise si l’on se réfère aux technologies en vigueur, même les plus avancées. Il faut comprendre qu’aucune singularité n’adviendra par le simple accroissement des capacités de calculs conjugué au raffinement des méthodes algorithmiques existantes. Ensuite, il est illusoire d’imaginer un développement parfaitement incontrôlé hors du champ de la réglementation, des convoitises capitalistiques (on assiste déjà à des demandes de dédommagement pour la data d’apprentissage consommée par ChatGPT par exemple) et des limites environnementales, que ces contraintes soient justifiées ou non. Enfin, on procède comme si seule une IA omnisciente pouvait voir le jour. En réalité, comme dans le cas de la non-prolifération nucléaire et de l’équilibre des menaces, l’issue la plus probable serait celle d’une concurrence entre IA fortes ou surpuissantes (pas de pouvoir sans contre-pouvoir). Malgré tout, le monde n’est pas à l’abri d’un incident, voire d’un accident. La prudence s’impose, donc.

    F.P. : Laurent Alexandre, vous avancez que dans le futur, il faudra sans doute détenir un permis nécessitant haut QI, vaste culture et grande transversalité pour être habilité à désobéir à l’IA. Une centaine de milliers de personnes en France, tout au plus, en seront les détenteurs. Que va-t-on faire des autres ?

    Laurent Alexandre :Je pense vraiment que désobéir à l’IA sera le luxe des élites de 2040. Que l’on soit pilote d’avion, médecin, ingénieur, juge ou manager, il faudra un permis spécial pour ne pas suivre les décisions des IA. Il sera réservé aux gens capables de prouver qu’ils sont complémentaires des IA. Par sa capacité à manier des montagnes de données à des vitesses stupéfiantes, l’IA dépassera notre cerveau dans un nombre croissant de domaines. Qui sera capable d’affirmer en 2040 : « Face aux milliards de milliards de données que GPT-15 vient de traiter, je suis capable de mieux faire avec mon cerveau » ? Quel pourcentage de la population sera capable de contredire – à juste titre – une IA ? Un pour cent ? Un millième ? L’exemple de mon métier est cruel. Les domaines où l’IA surpasse les meilleurs médecins se multiplient : GPT-4 a des résultats spectaculaires. Il sera bientôt déconseillé aux médecins de soigner un malade sans l’avis des IA. Cette violente blessure narcissique pour ma profession doit nous conduire à nous réinventer. Ainsi, le médecin de demain sera accompagnateur et interprète des oracles de l’IA plus que dieu médical, auxiliaire plus que centre d’un système qui tournera essentiellement autour de l’IA. Les gens seront ambivalents : dans leur travail personnel, ils voudront pouvoir désobéir à la machine mais pour soigner leur cancer ou la leucémie de leur enfant, ils refuseront que le professeur de médecine suive son intuition qui donne 70 % de chances de guérison quand les successeurs de ChatGPT en garantiront 95 % !

    Sami Biasoni : Penser le rapport entre l’humain et l’IA dépend fondamentalement du type d’IA avancée qui pourrait être développée. Nous sommes là dans la plus pure spéculation. Toutefois, il faut savoir qu’il n’y a déjà aujourd’hui guère plus de quelques centaines de milliers de personnes en France capables de maîtriser et de comprendre les limites statistiques et techniques de la blockchain, du big data ou de la fission nucléaire. Cela n’empêche pas les autres de vivre et d’aspirer au bonheur et à la liberté. Il n’est pas dit que le contrat social se délite nécessairement. Peut-être même se renforcera-t-il.


    F.P. : Derrière ces enjeux éthiques et sociaux, il y a un enjeu géopolitique à mesure que se dessine un match Occident-Chine. Pouvons-nous contourner ce duel ou faut-il se résoudre à l’hybridation au nom de la compétition mondiale ?

    Laurent Alexandre : Oui, l’hybridation entre nos cerveaux et l’IA me semble inévitable…

    Sami Biasoni : Nous ne contraindrons aucunement les grandes puissances en matière de développement de l’IA. Ni la Chine, ni la Russie, ni les États-Unis ne se conformeront aux pudeurs européennes. Nous surnagerons, à la condition de jouer avec les règles du marché, en encourageant fortement l’émergence de champions de la donnée et de l’IA. Pour ce faire, la formation, les investissements en R&D et la coopération intra-européenne en matière de financement et de définition d’un cadre normatif favorable seront conjointement nécessaires. La bonne nouvelle, c’est que des briques élémentaires sont déjà en place et que la rupture ne semble pas imminente. Mais comme sa survenue est imprédictible, nous devons agir comme si elle l’était.

    F.P. : Le clivage gauche-droite semble bien dépassé dans ces projections futuristes. Pensez-vous que le clivage état-nation mondialisation l’est également ?

    Laurent Alexandre :La mondialisation technologique est incontournable, même si le monde informatique se divise en deux plaques : un monde occidental autour des GAFAM et une plaque chinoise autour des BATX. L’autonomie des petites nations, à l’ère des IA, est illusoire. Le budget recherche du seul Amazon approche 40 milliards de dollars par an, c’est dix fois le budget du CNRS.

    Sami Biasoni :Le clivage « nation contre mondialisation » n’a, à mon sens, pas effacé la ligne de démarcation historique entre la gauche et la droite, qui, plus que jamais, perdure. Simplement, il convient de la considérer avec soin et de comprendre qu’elle n’a pas tant trait à un antagonisme de nature économique – comme on l’entend souvent répéter de manière abusive – qu’à une démarcation autour de l’articulation entre la liberté et l’égalité. La pensée dite « de gauche » pose le primat de l’égalité sur la liberté, ce que récuse la position « de droite ». Voilà l’opposition qui persiste et que l’on retrouve clairement dans le cadre des débats contemporains relatifs au wokisme (obsession de l’égalité) ou de l’engagement climatique (négation de la liberté). Le clivage « transhumanisme contre bioconservatisme » s’insérera dans les interstices des antagonismes existants ou s’y adjoindra.

    F.P. : Pour vous Laurent Alexandre, ce clivage transhumanisme/bioconservatisme s’imposera dans les années à venir ?

    Laurent Alexandre : L’humanité est lancée sur un toboggan transgressif et l’échiquier politique se reconfigure selon un axe nouveau. Oui, la technologie fait exploser le clivage gauche-droite qui est dépassé au XXIe siècle : in fine, l’opposition entre bioconservateurs et transhumanistes sera le clivage politique le plus pertinent de notre siècle. Je ne sais pas s’il vaut mieux devenir tout-puissant et conquérir l’univers pour en empêcher sa mort, ou s’il est préférable de cultiver ses rosiers en jouant avec ses petits-enfants, génération après génération, jusqu’à l’explosion de notre soleil. Mais je suis certain d’une chose : les transhumanistes prendront, à terme, le pouvoir. Le pouvoir démographique parce qu’ils vivront plus longtemps du fait de leur acceptation illimitée des technologies antivieillissement. Le pouvoir économique et politique parce qu’ils seront les premiers à accepter les technologies de neuro-enhancement (NDLR : augmentation des capacités cognitives).

    Sami Biasoni :Comme je l’ai indiqué, ce serait réducteur de considérer ce clivage comme primaire. De l’intensité de la rupture technologique dépendra la portée de la bascule anthropologique et morale que nous aurons à vivre.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

    Commentaire


    • #3

      F.P. : Dans un futur un peu plus lointain, vous pensez même que la prochaine question que l’homme aura à trancher est celle de savoir s’il doit rester dans son corps. N’est-ce pas de la science-fiction ?

      Laurent Alexandre : Le statut biologique de l’homme est temporaire. Je suis convaincu que nous allons abandonner notre corps dans les mille prochaines années. Notre cerveau est un outil remarquable, mais limité. L’IA ne dort pas, ne mange pas, ne fait pas grève, ne vieillit pas, voyage à 300 000 kilomètres par seconde et peut se subdiviser en quelques millièmes de seconde… Notre cerveau, qui est un ordinateur « fait de viande », est affligé d’un handicap fondamental face aux cerveaux de silicium. Il existe des limitations physiques à l’augmentation de nos capacités intellectuelles que le silicium n’a pas. Si l’on regarde froidement la réalité, notre cerveau est has been.

      Sami Biasoni : Bien que des progrès importants soient réalisés dans le champ des neurosciences, et malgré les investissements non négligeables annoncés par certains entrepreneurs privés talentueux, dont Elon Musk avec sa société Neuralink, la numérisation de l’esprit humain reste, dans l’état actuel des connaissances, une parfaite vue de l’esprit. Il est bien plus probable que nous ayons à cohabiter avec des androïdes suffisamment avancés avant que nous puissions nous extraire de notre propre enveloppe corporelle. Dans son essai intitulé La Guerre des intelligences, Laurent Alexandre cite le fondateur de Tesla, qui affirmait en 2017 que « d’ici à cinq ans, son équipe sera[it] capable de connecter les neurones humains à de l’intelligence artificielle pour traiter les maladies neurodégénératives et fournir à une nouvelle génération d’hommes augmentés de meilleures performances intellectuelles et des capacités de mémorisation accrues ». Nous sommes en 2023 et il n’en est rien. En matière de recherche sur le vivant, il ne suffit pas d’obtenir des résultats prometteurs sur des cellules de souris dans le cadre de protocoles expérimentaux in vitro pour pouvoir affirmer qu’une extrapolation à l’humain est garantie. La retenue, en la matière, est notre meilleure alliée. Le sensationnalisme sied mal aux enjeux colossaux de notre temps. Cependant, je le répète, rien ne dit que cela en restera là. Des ruptures franches sont possibles, peu probables à ce stade, mais possibles. L’innovation procède par sauts.

      F.P. : Devant les progrès de l’IA et la nécessité de s’y adapter, le QCIA (quotient de complémentarité avec l’intelligence artificielle) devrait remplacer le QI ! Plus sérieusement, quelles compétences nos descendants devront-ils posséder ? Comment requalifier les populations ?

      Laurent Alexandre : À court terme… Culture générale, culture générale et culture générale. « La culture générale est l’école du commandement », écrivait Charles de Gaulle en 1934. En 2023, c’est toujours la bonne recette face à l’IA. C’est la ligne directrice de l’éducation que ma femme et moi avons donnée à nos enfants.

      Sami Biasoni : Nous n’y sommes pas encore. Quant au QI, s’il n’est pas une mauvaise mesure, il présente d’innombrables défauts qui le rendent inopérant pour jauger cette notion encore évanescente qu’est « l’intelligence ». Répondre à cette question requiert un grand nombre d’hypothèses dont certaines sont, par définition, foncièrement spéculatives. À court et moyen terme, ce qu’il faut cultiver pour le grand public, c’est avant tout la transdisciplinarité – seule manière de saisir la complexité du monde ; c’est aussi la connaissance statistique et mathématique ; c’est enfin la gestion de l’incertitude, notamment celle qui est corrélative aux relations humaines.

      F.P. : Tout cela nous conduit à devoir envisager un monde profondément inégalitaire, avec une écrasante majorité de personnes « qui ne sont rien », comme dirait Emmanuel Macron. Faut-il envisager le revenu universel ?

      Laurent Alexandre : Évidemment, ChatGPT relance le débat sur le revenu universel. Nous avons bâti une économie de la connaissance, profondément inégalitaire, sans se rendre compte que nous donnions un avantage immense aux gens maîtrisant les données, dotés de plasticité cérébrale leur permettant de changer régulièrement de métier et de se former leur vie durant : toutes qualités qui sont mesurées par le QI. La Silicon Valley a bien compris que nous traversons une révolution économique inédite et que l’adaptation des travailleurs sera difficile. La plupart des milliardaires du numérique défendent désormais le revenu universel pour calmer les révoltes populaires qui risqueraient de mettre à mal l’industrie de l’IA. Sam Altman s’engage à financer de larges expériences de revenu universel afin d’inventer l’État-providence du futur. À la question « Que deviendront les gens moins intelligents que ChatGPT ? », Sam Altman répond qu’ils seront payés par la collectivité puisqu’ils ne pourront plus travailler. Certains intellectuels de la Silicon Valley proposent même la gratuité des technologies de réalité virtuelle permettant de se noyer dans le métavers pour les travailleurs dépassés par ChatGPT… Les travailleurs dépassés vivraient dans la Matrice. Pour moi, le RU serait suicidaire face à l’IA. Au lieu de tout espérer du RU, il faut combattre la désynchronisation complète entre nos institutions – dont l’école – et la technologie qui galope. Sinon, nous risquons de créer une société ultra-inégalitaire ressemblant à Metropolis (NDLR : la mégalopole du film de Fritz Lang) : une poignée d’hommes à très haut potentiel gouverneront une armée de sous-citoyens abandonnés au RU. À la vitesse à laquelle l’IA ira, sortir du marché du travail pour un jour, ce sera bien souvent en sortir pour toujours. Personne ne redeviendra un travailleur actif après dix ans de RU, période pendant laquelle chaque unité d’IA sera devenue mille fois moins chère. Ce n’est pas le revenu qui doit être universel, mais le développement du cerveau ! Il faut tout faire pour empêcher la création d’une aristocratie de l’intelligence manipulant les « Inutiles » dont parle Yuval Noah Harari, enfermés dans un monde magique et virtuel. Pour moi, le RU est un cauchemar : on y parque les travailleurs dépassés par ChatGPT dès la sortie de l’école jusqu’à leur entrée à l’EHPAD. C’est juste horrible !

      Sami Biasoni :Énoncé ainsi, un tel scénario a de quoi inquiéter ou susciter des fantasmes. En réalité, il se produit déjà à une moindre échelle, sous nos yeux. Sur une population de 68 millions d’habitants en France, 29 millions constituent le vivier de personnes dites « actives ». Parmi elles, 6 millions sont des demandeurs d’emploi, 3 millions sont sans emploi. Cela laisse environ 20 millions de personnes en activité, soit moins de 1 Français sur 3. Plus de 55 % de la population active affiche des revenus inférieurs au seuil d’imposition. Par ailleurs, parmi les personnes en activité, près de 9 millions travaillent dans le secteur de l’administration publique, de l’enseignement, de la santé humaine et de l’action sociale. Beaucoup d’autres sont aussi, dans le reste du secteur privé, au service de leurs concitoyens. Cette proportion devrait continuer à s’accroître à mesure que les services seront automatisés par les algorithmes, le numérique et l’IA. Cela signifie qu’il existe un ruissellement très important des secteurs dits « productifs » vers les catégories de population qui ne travaillent pas, ainsi que vers les secteurs qui les « servent ». Le cumul des versements quasi universels comme le RSA, les allocations familiales, les pensions minimales de retraite (pour les plus âgés) ou les APL constitue une sorte de revenu universel qui ne dit pas son nom. On a ordinairement du mal à se le figurer de la sorte, c’est pourtant ce dont il s’agit d’un point de vue économique. Philosophiquement, il n’en va pas de même. La mise en place d’un véritable revenu inconditionnel témoignerait d’une bascule sociétale en matière de solidarité. Il est loin d’être acquis que nous y soyons collectivement prêts, tant les effets de bords abondent.

      F.P. : Pour conclure, pensez-vous que la course à l’amélioration de l’intelligence sera la grande affaire du XXIe siècle ? Que restera-t-il des fondamentaux de notre vieille morale face à cette surenchère eugéniste et neurotechnologique ?

      Laurent Alexandre : Oui, l’intelligence va structurer le XXIe siècle et notre morale est à réinventer ! Nous sommes en train d’acquérir un pouvoir démiurgique, mais nous ne savons pas comment l’encadrer, le réguler, l’utiliser. Il nous manque un « théologiciel », c’est-à-dire le logiciel des dieux que nous devenons. Il est urgent de construire la boussole éthique d’Homo Deus. Les choix que nous ferons au XXIe siècle auront un impact sur notre avenir à très long terme. Tel est le paradoxe de notre temps : c’est dans une ambiance apocalyptique que nous devons réfléchir à l’avenir de l’humanité et à la domestication de l’Homo Deus que nous sommes devenus. Nous ne vivons pas la fin de l’aventure humaine. Nous n’en sommes au contraire qu’aux timides débuts ! Jusqu’à présent, le problème essentiel des êtres humains était de vaincre les limites naturelles qui s’imposaient à eux. Nous approchons du grand basculement : celui où nous n’aurons plus à abattre des barrières, mais à en élever volontairement. En devenant Homo Deus grâce aux technologies transhumanistes, nous sommes en train de réduire à néant les impossibles. Avoir un pouvoir démiurgique implique des responsabilités particulièrement lourdes. Face à ces basculements, notre époque nous place sous un déluge de questions étourdissantes auxquelles il est difficile de répondre. Elles tournent essentiellement autour du type de relations que nous aurons avec la machine. Merci d’ouvrir ce débat.

      Sami Biasoni : Il est prématuré d’envisager cela de notre vivant. Je rejoins Laurent Alexandre quand il écrit que l’intelligence reste l’un des derniers impensés en matière de lutte contre les inégalités. Pourtant, on peut constater que les choses évoluent en la matière : le glissement sémantique et idéologique auquel on assiste dans nos sociétés occidentales, à savoir la perception d’altérations psychologiques ou psychiatriques avérées comme des « neuroatypies » à valeur identitaire, témoigne de cela. Avant d’imaginer l’avènement déstabilisateur d’une singularité, l’hybridation des intelligences humaines et artificielles ou la décorporéisation des esprits, il est probable que nous ayons à traiter d’autres « grandes affaires » : le métavers et le brouillage des espaces numérique et physique ; l’ordinateur quantique ; la manipulation génétique individualisée à des échelles nanométriques et la dissociation entre procréation et processus biologiques sont autant de défis qui requerront des réflexions éthiques profondes et bien ordonnées.
      وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

      Commentaire

      Chargement...
      X