Reportage
Persuadée qu’elle ne serait jamais mieux aimée que par elle-même, il y a quatre mois, Valérie a organisé son « monomariage ». Un peu pour la blague et beaucoup par désir d’indépendance, elle s’est dit « oui », pour le meilleur et pour le pire.
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Valérie Bodocco a toujours aimé faire de son existence une aventure truffée de canulars et de petites bravades : appeler le gardien de nuit de l’Académie française pour se faire chuchoter la définition d’un mot compliqué, passer les barrages de CRS lors de la visite d’Etat de Xi Jinping à Paris… « Le “what the fuck” régit toute ma vie, reconnaît cette entrepreneuse parisienne de 40 ans, qui gère une salle de gym.
Le monde est tellement policé que faire des choses qui sortent de l’ordinaire apporte tout de suite un peu de magie. » En novembre 2022, la jeune femme s’est lancé un défi d’ordre sentimental : se marier avec elle-même. Autrement dit – si l’on réécrit légèrement l’article 212 du code civil – se devoir « personnellement » respect, fidélité, secours, assistance. « J’ai toujours eu envie de célébrer mon mariage, mais je n’ai jamais voulu épouser quelqu’un. Il me semble qu’un contrat officiel ne peut qu’altérer l’amour. Selon moi, seul un engagement pris tous les matins a de la valeur », explique-t-elle, dans une forme de romantisme radical.
Valérie sort de la chapelle, après la cérémonie, à Rennemoulin (Yvelines), le 3 juin 2023. MANON CHEMINEAU POUR « LE MONDE »
Sur sa lancée, Valérie Bodocco a imprimé des cartons d’invitation destinés à célébrer « le début de la nouvelle vie ensemble de Val & Rie », réservé la charmante chapelle Saint-Nicolas, à Rennemoulin, dans les Yvelines, bordée par le ru de Gally et des champs à perte de vue, engagé deux photographes professionnels, prévu trois bouteilles de vin par personne, fait rédiger les discours des témoins par ChatGPT et préparé un hommage à ses parents et… à la masturbation. « Les mariés finissent souvent par être dépossédés de leur cérémonie à cause des familles qui s’en mêlent, décrit-elle. Mais là, comme c’est moi qui finance, j’ai viré tout ce que je n’aimais pas – le mari, les convenances, les plans de table –, et j’ai gardé la fête, les amis et la robe. »
Entrée de Valérie au bras de son père dans la chapelle Saint-Nicolas, à Rennemoulin (Yvelines), le 3 juin 2023. MANON CHEMINEAU POUR « LE MONDE »
Popularisé par Carrie Bradshaw dans la série Sex and The City, en 2003, le monomariage, difficile à comptabiliser puisqu’il n’est pas reconnu par la loi, se fait de plus en plus présent dans la pop culture et les médias. En 2015, Stromae s’est passé la bague au doigt dans une vidéo pour le magazine Time, « parce que je m’aime beaucoup trop », plaisantait-il. Le 31 mai dernier, la chaîne de télévision CNN a livré le portrait de quatre Américaines, de 30 ans à 77 ans, entrées en sologamie. « Une forme saine de narcissisme », a commenté John Amodeo, psychologue, spécialisé dans les thérapies de couple. Affirmation « d’une capacité à être heureuse par soi-même », comme l’a vécue la toute première autoépousée, Linda Baker – qui avait organisé sa cérémonie, en décembre 1993, dans un bar de Santa Monica, en Californie –, le mariage avec soi-même reste davantage plébiscité par les femmes.
Depuis quelques années, il s’inscrit dans la mouvance féministe post-#metoo et la pratique du self-help (auto-assistance) prêchée dans les ouvrages de développement personnel. En 2019, l’actrice Emma Watson se décrivait comme « self-partnered » (sa propre partenaire) et la rappeuse Lizzo chantait dans Soulmate : « Je suis mon âme sœur (…)/Je sais comment m’aimer/Non, je ne suis jamais seule… »
Concessions conjugales
Après avoir vécu une dizaine d’années avec un homme, Valérie Bodocco estime qu’il est temps de retrouver celle qu’elle a perdue au fil des concessions conjugales : elle-même. « C’est aussi une façon de parodier la société d’ego hypernarcissique dans laquelle on vit », estime-t-elle, à la suite de l’humoriste Blanche Gardin, qui s’automariait en 2021 dans sa série La Meilleure Version de moi-même. Cette sympathique satire de l’autovalidation qui pousse tout un chacun à se remplir de lui-même est surtout l’occasion de partager un bon moment entre amis. Samedi 3 juin. Une soixantaine d’invités, vêtus de tenues coquettes et estivales, parfois costumés, ont afflué dans le village de Rennemoulin pour assister aux noces hors norme de leur amie, accueillis par un buffet dressé dans les règles de l’art et décoré de fleurs de lys. Rémi Rousset, gérant d’une pizzeria à Aix-en-Provence, a séché la communion du fils de son meilleur ami pour venir : « Je me suis dit que j’allais rigoler ! » Les parents de Valérie, quarante-sept ans de mariage dont trente dans le quartier huppé du village d’Auteuil, dans le 16e arrondissement de Paris, anciens patrons d’un caviste Nicolas, sont habitués aux frasques de leur fille : « Elle a arrêté le catéchisme, à 9 ans ! », rappelle la maman. A dix centimètres de cette future belle-mère, un décapsuleur en forme de pénis côtoie une Vierge de Lourdes contenant de l’huile d’olive… « extra-vierge ! », plaisante la témoin, Virginie Charpentier, responsable du pôle responsabilité pénale du CNRS et amie rencontrée au poney-club.
A gauche : un invité porte un autocollant à l’effigie de Valérie, lors de son mariage dans la chapelle Saint-Nicolas, à Rennemoulin (Yvelines), le 3 juin 2023. A droite : le livret de la cérémonie. MANON CHEMINEAU POUR « LE MONDE »
A 15 h 30, les regards convergent vers la mariée, qui avance au bras de son père dans l’allée centrale de la chapelle. Sa robe longue midi en crêpe, fendue sur la cuisse, légèrement drapée sur la hanche, col bateau et petites manches ballon, son chignon bas orné d’un bijou en perles de verre imitant un brin de gypsophile font forte impression. L’émotion se lit dans les yeux embués de sa belle-sœur, Soumia Bavière, déguisée en lapin Playboy et chargée de s’opposer au mariage « pour de rire ». Face à l’autel, seule et resplendissante, Val & Rie semble vivre le plus beau jour de sa vie : « Il y a, il y a eu et il y aura des hommes dans ma vie », rassure-t-elle. « Mais comment va-t-elle faire pour autocopuler ? », entend-on dans l’assistance. « Elle s’autosuffit », glisse Juliette Richoux, ancienne élève et amie, admirative.
Entrée fracassante du maître de cérémonie : Maurice Barthélemy, ex-membre de la troupe comique des Robins des bois, connu pour son sens de l’absurde et ses glissades, se prend les pieds dans un pupitre et chute. Contacté par la future mariée sur Instagram, il s’est laissé prendre au jeu, entraînant son ami, le comédien Philippe Dusseau, dans le rôle de l’enfant de chœur. « Je pense personnellement que j’ai dit oui parce que j’étais persuadé que ce mariage ne se ferait jamais », commence-t-il avant d’honorer cette « union rare, puisqu’il s’agit de l’union d’une personne… Quel engagement ! » Pendant l’office, des serveurs remplissent les verres des convives. La suite du sermon soulève des questions de fond : « Valérie, as-tu conscience que cette union est éternelle ? As-tu conscience que la vie à deux, c’est déjà compliqué ? Mais que la vie à deux quand on est toute seule est encore plus ardue ! Valérie, que feras-tu si tu te disputes avec toi-même ? As-tu pesé les conséquences d’un tel engagement ? Réfléchis bien car, une fois mariée à toi-même, que feras-tu si tu rencontres l’homme de ta vie ? Je refuse catégoriquement d’être celui qui te séparera de toi-même. »
Maurice Barthélemy prononce un discours en l’honneur de la mariée, Valérie, dans la chapelle Saint-Nicolas, à Rennemoulin (Yvelines), le 3 juin 2023. MANON CHEMINEAU POUR « LE MONDE »
Après l’échange des consentements et la promesse de se chérir, de se protéger et de s’aimer, Val & Rie s’embrasse, en tournant ostensiblement la langue dans sa bouche, saisit ses deux alliances (la bague de fiançailles de sa mère et une bague conçue sur mesure) et fait un double doigt d’honneur en levant ses annulaires. A la sortie de l’église, le monocouple est aspergé de grains de riz et de boîtes de riz, conciliant ainsi la solennité du moment au gag.
« S’aimer soi-même, c’est une leçon de vie exceptionnelle, se réjouit Soumia Bavière, psychologue du travail, qui s’est dirigée vers les rafraîchissements. En matière de thérapie, c’est mieux que tout ! Faire le choix de se choisir, c’est le premier acte d’amour qu’on puisse faire pour aimer les autres. C’est une union aussi forte qu’entre deux personnes… » Alors que la mariée passe un coup de balai pour essuyer des morceaux de verres brisés dans la chapelle, les convives s’accordent à dire que le sacrement du lien à soi est particulièrement requinquant : « Ça me booste, d’avoir vécu quelque chose de décalé et drôle ! » ; « Quelle liberté ! Quelle indépendance ! Ça me motive à fond ! » ; « C’est l’empowerment [autonomisation] de la femme ! »…
Dans la foulée, Val & Rie a confirmé ses vœux, en robe courte cette fois, en Vénétie, sur les terres italiennes de ses grands-parents paternels. Summum de la vie romantique, la cérémonie s’est déroulée dans un restaurant sur la lagune où les cygnes ont l’habitude de voguer deux par deux au coucher du soleil. « Nous étions en petit comité, décrit la jeune mariée. La plupart de mes amis sont venus sans conjoint… Cela s’est fait assez naturellement. » La veillée nuptiale s’est prolongée par une semaine de vacances dans la ville de l’amour : Venise. Au programme : préparation de cicchetti (des petites tartines), leçons d’italien, kayak de nuit sur les canaux, apéro sur un catamaran, cours de pilotage de gondole… « Nous n’avons pas eu le temps de faire les collines du Prosecco, à vingt minutes de là, regrette la mariée, qui s’était donné pour mission de faire découvrir « sa » Venise à sa bande. En couple, je me laissais tout le temps guider par mon ex, qui avait littéralement un GPS dans la tête ! Quand on a rompu, j’ai continué à venir seule, et je me suis empressée de trouver par moi-même des occupations… »
Maurice Barthélemy pose à la mariée la question rituelle : « Rie, veux-tu prendre pour épouse Val ? », à Rennemoulin (Yvelines), le 3 juin 2023. MANON CHEMINEAU POUR « LE MONDE »
Après ce séjour collégial, Val & Rie est partie en voyage de noces dans la proche station balnéaire de Bibione. Soudain, le silence, les yeux dans les yeux, les prémices du quotidien conjugal… Comment Val, la fêtarde de Paris-Ouest, allait s’entendre avec Rie, la Vénitienne, résiliente et ultrasensible ? « Au début, cela m’a fait bizarre, avoue-t-elle. L’ambiance festive était complètement retombée. J’ai fini par prendre du temps pour moi sans avoir à craindre qu’un mec me le reproche ! Vélo, apéro, resto… J’ai lu un livre par jour. »
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