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À Lampedusa, « il faut continuer d’aider les migrants, c’est une obligation »

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  • À Lampedusa, « il faut continuer d’aider les migrants, c’est une obligation »


    La petite île italienne voit débarquer des exilés presque chaque jour lorsque la météo est favorable. Pourtant, des habitants refusent de parler d’« invasion » et continuent de participer à leur accueil. Ils déplorent un nombre grandissant de morts en mer et un manque de solidarité à l’échelle européenne.

    Nejma Brahim

    Lampedusa (Italie).– C’est une matinée comme les autres au port de Lampedusa. Depuis le parvis situé en contrebas du centre-ville, une famille de touristes italiens, venus de Sicile, observe la scène au loin : une vedette de la Guardia di Finanza (les douanes italiennes) débarque, un à un, les exilés qu’elle vient de rapatrier à terre. Ceux-ci se trouvaient à bord d’une embarcation de fortune, au milieu des vagues en haute mer, avec pour seul espoir de rallier les côtes italiennes.

    « On est surpris car on pensait voir beaucoup plus d’arrivées de migrants durant notre séjour », explique une jeune femme aux côtés de sa tante, laquelle pointe son smartphone en avant pour ne rien rater du débarquement. La famille assiste pour la première fois à une « arrivée » d’exilés. « Mamma mia… », lâche l’un des hommes qui les accompagnent. Compassion ou agacement, il ne se prononce pas sur le fond. Il est 12 h 30, l’heure pour eux d’aller déjeuner. Pour les autres, que l’on surnomme « migrants », il est temps d’aller se réchauffer et de reprendre des forces.

    La traversée est éreintante. Un pied à terre sur le quai, chaque exilé avance, en file indienne, vers la tente servant de premier accueil. Ils sont une vingtaine ; une majorité d’hommes. La Croce-Rossa (Croix-Rouge italienne), mandatée par l’État pour la gestion de cet accueil, est là pour les recevoir. À proximité de la route, un car de l’association les attend déjà pour les acheminer vers le centre d’accueil de l’île, où ils seront pris en charge quelques jours avant d’être transférés vers d’autres régions d’Italie.

    Agrandir l’image : Illustration 1Des migrants débarquant au port de Lampedusa, samedi 7 octobre 2023. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

    Samedi 7 octobre, l’ONG Pilotes volontaires, dont l’avion survole la Méditerranée centrale à la recherche de bateaux en détresse, vient d’effectuer ses dernières heures de vol pour cette mission. À peine posés à l’aéroport, les bénévoles montent en voiture avec un objectif en tête : retrouver l’embarcation qu’ils ont suivie toute la matinée, et qu’ils ont aperçue, juste avant d’atterrir, à proximité de Lampedusa. « Ils étaient totalement perdus quand on les a repérés », raconte Alix. « On leur a montré la voie, ils ont fini par réussir à rejoindre l’île », complète José, démarrant en trombe direction la Cala Francese, une plage située à quelques kilomètres de là.
    Mais en s’approchant de l’île, les exilés n’ont pas su où débarquer. Comment savoir qu’il y a un port ? José se gare et court dans la garrigue, perché sur les hauteurs, pour repérer l’embarcation. Il aimerait saluer ceux à qui il n’a pas pu parler depuis les airs. Le petit bateau en fibre est juste là, devant lui, collé aux rochers. « Ils ont débarqué seuls ! », s’exclame-t-il. Le bateau des gardes-côtes italiens, qui patrouillait près de leur position, ne leur a pas porté secours. Les douaniers les rejoignent à toute vitesse, les transbordant ensuite à bord de leur semi-rigide, avec l’intention de les ramener au port.

    Pris en charge par la Croix-Rouge


    Les Pilotes volontaires rebroussent chemin pour rejoindre le quai où sont accueillis les exilés, surnommé « Molo Favaloro ». L’endroit est accessible par la route mais interdit au public. « Zone militaire, accès interdit », prévient un grand panneau à l’entrée. Petit à petit, le défilé commence. Journalistes locaux, agents de Frontex (l’agence européenne de surveillance des frontières), douanes, ambulance. Quatre membres de l’ONG Mediterranean Hope arrivent enfin avec des sacs pleins de vivres. L’information selon laquelle des migrants allaient être débarqués a visiblement circulé.

    Mais au loin, c’est un bateau des gardes-côtes, le Charlie papa 281, qui fait son entrée au port à 15 heures, des rescapés à son bord. Il s’agit d’un autre sauvetage. Les autres n’arriveront jamais. Les autorités ont choisi de faire venir un car de la Croix-Rouge sur place, et ce après les avoir pourtant transbordés. « C’est assez rare, mais ça arrive », explique José. Une demi-heure plus tard, les migrants montent à bord du car de la Croix-Rouge, avec un simple baluchon ou sac à dos pour bagage. « Montez dans le bus ! », lance l’un des opérateurs de la Croix-Rouge en arabe. Plusieurs d’entre eux, malgré les traits tirés, se laissent aller à rire, heureux d’être vivants, heureux d’être enfin en Europe.


    Agrandir l’image : Illustration 2Un car de la Croix-Rouge achemine des rescapés au centre d'accueil de Lampedusa, le 7 octobre 2023. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

    Ces arrivées, Gina Bolino, 78ans, en est témoin depuis les années1980. Cette ancienne couturière à la retraite est née et a grandi à Lampedusa, avant de la quitter pour s’installer à Marseille entre 1982 et 1995. Dans sa petite maison située près de l’aéroport, elle profite des derniers instants avec ses petites-filles, qui s’apprêtent, après avoir passé l’été ici, à repartir pour Palerme. Ses grands yeux bleus contrastent avec ses cheveux blancs. « Nous, les migrants, on ne les voit même pas », dit-elle, assise dans son salon.

    Sauf mi-septembre, où 11 000 d’entre eux sont parvenus à rejoindre l’île en une semaine. « Là, on les a vus marcher dans la rue. J’ai préparé des sandwichs que j’ai posés devant chez moi. Ils avaient l’air désespérés et exténués, peuchère… » Gina n’a pas réfléchi et s’est vite rendue à la boulangerie, comme elle le faisait cinquante ans plus tôt. Elle se souvient de ce « boom » des arrivées à partir de 1995, de l’église dépassée, qui avait ouvert ses portes pour accueillir les exilés.

    « On avait fait le tour de l’île avec une copine pour récolter des couvertures, des vêtements et des chaussures. À l’époque, des cabanes avaient même été construites à proximité des plages pour y faire dormir les gens. » Durant un temps, elle prend soin d’un adolescent tunisien. Celui-ci passe ses journées à son domicile. « Je lui faisais appeler ses parents, il partageait tous nos repas. »

    Une solidarité de longue date


    À l’époque, les sandwichs qu’elle pose devant sa porte, concoctés avec du poisson pêché par son mari, disparaissent « en deux minutes ». « Je mettais aussi des habits, les migrants se sont passé le mot », s’amuse-t-elle. Jusqu’à présent, sa porte est toujours grande ouverte. Mais elle confie faire « beaucoup moins qu’avant » : elle repousse la robe à fleurs qui couvre sa poitrine et laisse entrevoir une longue cicatrice au niveau du cœur. « Je suis une grande opérée. » Certains de ses voisins sont « fatigués » de voir leur île supporter une telle tragédie. « Ça fait surtout mal au cœur d’être confrontés à autant de morts. » Il faut continuer de les aider, martèle Gina. « C’est une obligation. »
    Je n’attends pas qu’on m’applaudisse, hein ! J’ai fait ce que j’ai pu.

    Gina Bolino, habitante de Lampedusa
    Giulia, sa petite-fille, estime sa génération plutôt en faveur de l’aide apportée aux migrant·es. Près du port, de jeunes artistes ont même réalisé des œuvres en lien avec le sujet. Elle serait prête, à 21 ans, à adopter un enfant en bas âge si celui-ci arrivait seul sur l’île – ce qui arrive parfois lorsque les parents décèdent durant la traversée. Mais elle pointe une situation « un peu critique » aujourd’hui : « La gestion est plus humaine qu’autrefois, où l’on pouvait voir cent personnes placées dans un bus prévu pour seulement trente. Mais en parallèle, on voit que la situation s’aggrave. Il y a toujours plus de morts en mer, dont des bébés. Ça ne peut pas continuer. »


    Agrandir l’image : Illustration 3Gina, 78 ans, aide les exilés depuis les années 1990 à Lampedusa. © Photo Nejma Brahim / Mediapart
    Ce qu’a fait sa grand-mère, elle l’a fait pour toute la communauté. Et Gina de réagir : « Je n’attends pas qu’on m’applaudisse, hein ! J’ai fait ce que j’ai pu. » « Mais ce que tu as fait, c’est très beau », rétorque Giulia. Cet élan de solidarité, Federica Bellassai, de l’unité « migrations » à la Croix-Rouge, l’a particulièrement perçu durant la semaine où des milliers d’exilé·es ont débarqué sur l’île. « Les habitants de Lampedusa se sentaient très concernés et se sont impliqués, avec l’envie d’aider les gens qui arrivaient. » La population est habituée, ajoute-t-elle, à voir ces mouvements migratoires. « Cette situation n’a rien changé pour eux, ils ont toujours vécu cela. »

    La bonne gestion du seul centre d’accueil de l’île a, selon la représentante de la Croix-Rouge, contribué à « maintenir le calme ». Désormais, Gina attend une réponse politique à la question des migrations. Giorgia Meloni ? « Elle est folle », décrète la retraitée.

    Reste que Lampedusa fait partie de l’Italie, qui fait partie de l’Europe. Cette dernière doit prendre sa part, estime-t-elle, surtout lorsqu’un grand nombre d’arrivées est constaté sur l’île. La question de la répartition des migrant·es est au cœur des négociations du pacte migratoire européen. Un accord en ce sens a été trouvé le 4octobre par les États membres, mais il doit encore être négocié avec le Parlement.

    Pietro Bartolo salue cette « meilleure » répartition. Ancien pêcheur devenu médecin, il a dirigé le seul centre médical de l’île durant plus de vingt ans, contribuant à soigner des milliers d’exilé·es débarqué·es sur les côtes italiennes. Il a depuis été élu eurodéputé : une façon, pour lui, de passer à l’action autrement. Ce week-end-là, il est de passage à Lampedusa, profitant de ses proches. Toutes les dix minutes, sa petite-fille déboule dans le salon de son appartement pour lui sauter dans les bras. Tout ici rappelle son engagement en faveur de l’accueil des personnes migrantes.
    Dernière modification par HADJRESS, 31 octobre 2023, 09h49.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Le naufrage sans fin


    D’un côté, un tableau représentant une femme vêtue d’une tenue africaine, son bébé blotti contre elle, sur une plage devant la Porta d’Europa (un monument en hommage aux exilé·es décédé·es en mer). De l’autre, des distinctions remises pour saluer son travail. Un polo noir sur le dos et un pantacourt beige, Pietro évoque, assis sur le canapé, les moments qui ont marqué sa vie ; comme ce jour où il a sauvé, alors que tout le monde la pensait morte, une jeune femme victime du pire naufrage survenu au large de Lampedusa, le 3 octobre 2013.

    « Je devais inspecter les corps des personnes retrouvées. Quand j’ai ouvert lahousse blanche dans laquelle elle était, j’ai senti que quelque chose clochait. »


    Agrandir l’image : Illustration 4Pietro Bartolo, médecin et eurodéputé, a soigné des centaines de milliers de migrants à Lampedusa. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

    Il sent un pouls très léger. « J’ai dit au pêcheur qui l’a retrouvée qu’elle était peut-être vivante, mais il ne voulait pas y croire. Il avait sauvé 17 personnes mais se sentait coupable de n’avoir pas pu faire plus. » Le médecin se concentre, sent de nouveau un pouls. Sur son smartphone, il retrouve la photo sur laquelle on le voit porter le corps dans ses bras pour l’emmener aux urgences. Ses poumons sont pleins d’eau. Après un massage cardiaque, une injection d’adrénaline lui est administrée au cœur. Celui-ci repart. « Elle a ensuite été transférée à l’hôpital de Palerme, où elle est restée 40 jours. »

    Elle s’appelle Kebrat. Elle finit par s’envoler pour la Suède, où elle fonde une famille. Elle réapparaît à Lampedusa en 2020. « Elle était venue pour les commémorations du naufrage. Elle était venue me voir. » Elle se jette alors dans ses bras pour le remercier. Mais au lendemain de ce miracle, Pietro doit s’occuper de 111 cadavres, positionnés en rang. « J’étais terrifié à l’idée d’ouvrir ces sacs », se souvient-il. Dans le premier, il découvre un petit garçon, âgé d’environ 3 ans. « Il portait un short rouge et tee-shirt blanc. Il avait l’air encore vivant, j’ai essayé de le secouer, de sentir sa respiration. J’ai cru que ce serait comme pour Kebrat. »


    Tirons plutôt des leçons de la manière dont se comportent les habitants de l’île, dont ils accueillent les gens ici depuis des décennies.
    Pietro Bartolo, médecin et eurodéputé
    Encore aujourd’hui, l’odeur des morts le hante. Il rêve souvent de ce petit, qu’il voit contrarié. « Comme s’il m’en voulait de ne pas l’avoir sauvé… Mais qu’est-ce que j’aurais pu faire ? » 50 000 morts en Méditerranée depuis 2015. « Cinquante… mille. » Il fond en larmes en répétant ce chiffre. Quand tout cela sera fini, prédit-il, ce sera dans les livres d’histoire. « Et quand ma petite fille ouvriraces livres, elle me demandera ce que j’ai fait. »

    Lui-même a failli périr en mer, plus jeune, après être tombé en panne. Il n’a jamais pu retourner pêcher ensuite. C’est la mer qui l’a finalement poussé à devenir médecin sur son île. Mais l’homme estime n’avoir pas réussi à faire changer la donne. C’est ce qui explique son engagement au Parlement européen. Il veut croire que la politique peut avoir un impact.

    La solidarité de l’Europe à la traîne


    « L’extrême droite veut faire croire à une invasion. On a eu 7 000 personnes arrivées en un jour en septembre et ils en ont fait un problème, en oubliant de dire que Lampedusa fait partie de l’Italie, et l’Italie de l’Europe. 7 000 personnes pour toute l’Europe, ce n’est rien. » Arrêtons, poursuit-il, de parler de Lampedusa partout, et « tirons plutôt des leçons de la manière dont se comportent les habitants de l’île, dont ils accueillent les gens ici depuis des décennies ». L’UE a pu accueillir des millions d’Ukrainien·nes en quelques mois. Si l’on est incapables d’accueillir quelques milliers de personnes venues d’ailleurs, « qu’est-ce que ça dit de nous ? C’est du racisme pur et dur ».


    Agrandir l’image : Illustration 5La Porta d’Europa, symbole de Lampedusa, porte de l’Europe. © Photo Nejma Brahim / Mediapart

    L’eurodéputé déplore la collaboration entre l’UE et des États comme la Libye et la Tunisie, visant à stopper l’immigration. Pour lui, Kaïs Saïed veut pouvoir bénéficier de l’argent de l’Europe sans fournir aucune contrepartie. « Il a organisé ces arrivées massives en septembre et l’Italie a sans doute écomplice. Elle avait besoin de justifier cet accord passé avec un dictateur et de défendre la notion d’invasion. » Ces dernières semaines, les arrivées constatées sur l’ile ont surtout concerné des embarcations venues de Libye, très peu de Tunisie. Il faut cesser de construire des murs, de violenter ou de refouler les migrant·es en mer, dit-il. « On doit accueillir. »

    Dimanche matin, sur le port de Lampedusa, les équipes de l’Aurora lavent les gilets de sauvetage un à un, les plongeant dans une grande bassine d’eau savonnée. Sur le ponton juste en face, un habitant vide son bateau avant de le mettre à l’abri pour l’hiver, tout en les observant du coin de l’œil. Il pointe ce bateau battant pavillon allemand « qui va sauver des vies dans les eaux internationales et les ramène [à Lampedusa] ». Il faudrait, selon lui, les débarquer en Allemagne. « Tant qu’ils ne sont pas dans les eaux territoriales italiennes, ce n’est pas notre responsabilité. On peut les accueillir au port pour une assistance, mais ils ne restent pas. »

    C’est ce que suggérait la cheffe du gouvernement italien, Giorgia Meloni, à l’issue d’une rencontre entre États européens à Malte. Non, les habitant·es de Lampedusa n’en ont pas « marre » d’accueillir. « On est des gens de la mer, on connaît ses dangers. Donc on accueille à bras ouverts. » Mais il aimerait qu’une sorte de présélection se fasse en amont, dans les pays d’origine des migrant·es. Des bateaux européens pourraient ensuite ramener de petits groupes qu’il s’agirait de répartir ensuite en Europe.

    « Nous, on aime aider, on ne veut pas que ces gens meurent en mer. Mais on veut aider ceux qui en ont vraiment besoin. Ceux qui fuient la guerre ou les persécutions, venez. Ceux qui quittent les problèmes économiques en Tunisie ou au Maroc, allez travailler et c’est tout. »

    Non loin de là, une crique porte la marque de ces traversées vers l’Europe, laissant entrevoir plusieurs bouées noires et bidons d’essence échoués sur le sable, au milieu des rochers. Une bouteille d’eau vide, de la marque tunisienne Safia, gît encore sur le sol. À quelques mètres de là, la Porta d’Europa s’élève vers le ciel, face à la mer, symbole de Lampedusa.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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