La résidence de « coliving » construite par le milliardaire pour héberger les jeunes de son incubateur de start-up se voulait la vitrine d’une nouvelle forme d’habitat partagé pour « digital nomads ». Elle est surtout l’emblème inquiétant d’une entreprise de flexibilisation du droit au logement.
Lucie Delaporte
Au« Au début, tout était très chill », raconte Pablo*, jeune trentenaire qui a intégré Station F, l’incubateur de start-up de Xavier Niel en 2019, en même temps qu’il emménageait à « Flatmates », une résidence flambant neuve construite par le milliardaire.
Pour permettre aux jeunes entrepreneurs de Station F de se loger, un casse-tête quand on n’a pas de fiche de paie, Xavier Niel a fait construire à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) une grande résidence destinée au coliving, une forme de colocation organisée par un gestionnaire qui propose aux résidents de bénéficier d’équipements communs avec des services comme le ménage ou le linge.
Lorsqu’il lance Flatmates, Xavier Niel revendique de construire « le plus grand espace de coliving d’Europe ». Le cabinet d’architectes Wilmotte et Associés, qui a déjà travaillé sur la halle de Station F, livre en 2019 un ensemble de trois bâtiments de quinze étages qui comprend une cafétéria, une laverie, un lounge et – bientôt – une salle de sport.
Agrandir l’image : Illustration 1Sur les photos promotionnelles, les appartements semblent luxueux. © Station F
La résidence peut accueillir près d’un millier de résidents en chambre « standard », « premium » ou « couple ». Whoomies, une application développée à Station F, permet à partir d’un questionnaire sur les habitudes de vie des colocs (fêtard, lève-tôt, maniaque ou pas) de les faire « matcher » entre eux à la manière d’un « Tinder de la colocation ».
À l’époque, la presse s’enthousiasme et vante la nouvelle forme d’habitat de la « start-up nation » où l’on peut papoter entre geeks dansdes « espaces lounge » en se faisant livrer « des poke bowls, ce plat hawaïen qui fait fureur chez les millennials ».
Comme sur les photos de présentation de Flatmates, Pablo découvre d’abord des espaces à la décoration soignée. « Dans le lounge, il y avait des instruments de musique : un piano, des guitares. Un babyfoot et un billard étaient aussi à disposition dans les espaces communs de la résidence. »
Sa chambre, une des six de son appartement, est certes minuscule – 7 m² – mais le loyer est très abordable : 399 euros tout compris, électricité, eau, wifi ainsi que des prestations de ménage tous les quinze jours, des accès à une laverie, une salle de sport et une cafétéria.
Après quelques mois passés à Flatmates, Pablo déchante pourtant. La résidence est très mal desservie par les transports et il faut marcher trente minutes pour se rendre à Station F.
Il assiste surtout à une dégradation accélérée de la résidence. L’agent de sécurité au pied de son bâtiment, qui prenait le courrier et réceptionnait les colis, disparaît au bout de quelques mois. « Dans le lounge, le four et les plaques ont été cassés et aucune réparation n’est faite », constate-t-il en nous faisant visiter cette salle commune où le matériel est effectivement hors service.
La table de billard est rapidement dans un état piteux, le matériel pour y jouer n’est plus en libre accès. Idem pour le babyfoot. Dans le lounge, les instruments de musique disparaissent eux aussi, définitivement. Le décor n’aura pas tenu longtemps.
Interrogée sur ces points, la direction invoque des vols et des dégradations des résidents eux-mêmes (voir l’intégralité des réponses dans l’onglet Prolonger).
Plus embêtant, les équipements fournis dans les appartements subissent la même usure rapide sans être, là encore, réparés. « Mon frigo ne marchait pas, j’ai dû en acheter un moi-même à mes frais. Un responsable de Flatmates m’a même envoyé un lien vers Amazon pour le commander », nous raconte Estelle qui a emménagé en 2022.
« Ils font des économies sur tout », estime la jeune femme qui se plaint régulièrement du froid dans les bâtiments. « Pendant des semaines, on n’a pas eu d’eau chaude. Après c’était le chauffage qui ne marchait pas, ils nous ont finalement apporté des petits radiateurs », poursuit Estelle qui nous montre les échanges à ce sujet sur le groupe WhatsApp de résidents intitulé « Flatmates gangster ».
Une résidence collée au plus grand incinérateur de déchets d’Europe
« Et toi, t’as encore des punaises de lit ? — Ah non, nous, c’est les rats ! C’est à Wonderland les punaises de lit je crois. » Voilà un des premiers échanges auquel nous assistons dans l’un des ascenseurs de la résidence de la « start-up nation ».
À Flatmates, si les bâtiments portent des noms enchanteurs tels que « Wonderland » ou « Fantasia », le quotidien est nettement moins féerique.
Le coliving, une forme hybride d'habitat pour maximiser le profit
Lancé aux États-Unis, le coliving commence tout juste à se développer en France, où il fait saliver les investisseurs immobiliers qui y voient un segment de marché très prometteur, « la nouvelle tendance » parmi les placements financiers à la rentabilité juteuse.
Avec un statut juridique encore très flou – relève-t-il de l’activité commerciale ou est-il soumis au droit locatif traditionnel ? –, le coliving ouvre la voie à une « flexibilisation » du marché locatif où tout pourrait se négocier autour d’un « contrat ».
Plus besoin de s’embarrasser avec des préavis trop longs, l’encadrement de la hausse des loyers… En s’adressant au public des « nomades digitaux », des cadres en mobilité, les sociétés qui ont investi dans le coliving achètent des espaces dans les grandes métropoles, où elles contribuent à faire monter les prix. Pour faire de confortables marges, et rémunérer les investisseurs, il suffit de rogner sur les services en sous-payant par exemple les sous-traitants. Un phénomène observé partout où le coliving s’est développé.
Rats et souris ont en effet envahi le bâtiment avec, selon les témoignages des résidents rencontrés, bien peu de réactions de Flatmates.« Pour les rats, nous avons un contrat qui sera renforcé l’année prochaine », nous a répondu la direction, nous assurant qu’une entreprise passait jusque-là deux fois par an. Les punaises de lit se sont aussi incrustées et, selon les documents consultés par Mediapart, Flatmates a, là encore, été assez peu réactif pour contrer le fléau, demandant aux résidents soupçonnés d’avoir eux-mêmes introduit les insectes de payer les traitements.

Agrandir l’image : Illustration 2Au fond, une photographie promotionnelle. Devant, les photographies prises dans les logements. © Photo illustration Armel Baudet / Mediapart
« Nous avons une population très sensible à la manière dont on gère ce problème. Cela peut devenir compliqué quand les résidents ne veulent pas les méthodes des prestataires qui ne sont pas très sympathiques pour les animaux »,répond Roxanne Varza, la directrice de Station F, ancienne cadre de Microsoft formée en Californie.
Les chambres donnent l’impression de pénétrer dans des cabines de bateau. La mer en moins.
Pour le reste, la direction reconnaît aussi les problèmes d’eau chaude et de coupures fréquentes. « Malheureusement, il y a eu des fuites importantes qui ont demandé des interventions quotidiennes. Cela nous a pris un peu de temps pour régler le problème. Même dans le neuf ce sont des choses qui arrivent »,répond encore la direction.
Autre motif d’inquiétude pour les résidents, Flatmates est littéralement collé au plus gros incinérateur de déchets d’Europe.Les émissions de dioxine, des molécules toxiques classées comme cancérogènes, sont si importantes dans le secteur que l’agence régionale de santé a interdit la consommation d’œufs locaux. « J’avais tout le temps la gorge irritée quand j’habitais là-bas, nous confie Julia qui a quitté la résidence récemment. Quand il y a du vent, les fumées arrivent direct sur nos fenêtres. »
Des espaces insalubres
Aujourd’hui, Flatmates ressemble bien peu aux images sur papier glacé promues au moment du lancement.
La salle de sport, mentionnée dans le contrat de résidence, n’a toujours pas ouvert. « Quand je suis arrivé,raconte Bruno, on m’a dit qu’elle allait bientôt ouvrir et qu’il y en avait juste pour six mois de travaux. » Près de cinq ans plus tard, il attend toujours. « C’est en cours, affirme la directrice Roxanne Varza. Nous avons eu des problèmes avec les entreprises qui ont été impactées par le Covid. »
Lucie Delaporte
Au« Au début, tout était très chill », raconte Pablo*, jeune trentenaire qui a intégré Station F, l’incubateur de start-up de Xavier Niel en 2019, en même temps qu’il emménageait à « Flatmates », une résidence flambant neuve construite par le milliardaire.
Pour permettre aux jeunes entrepreneurs de Station F de se loger, un casse-tête quand on n’a pas de fiche de paie, Xavier Niel a fait construire à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) une grande résidence destinée au coliving, une forme de colocation organisée par un gestionnaire qui propose aux résidents de bénéficier d’équipements communs avec des services comme le ménage ou le linge.
Lorsqu’il lance Flatmates, Xavier Niel revendique de construire « le plus grand espace de coliving d’Europe ». Le cabinet d’architectes Wilmotte et Associés, qui a déjà travaillé sur la halle de Station F, livre en 2019 un ensemble de trois bâtiments de quinze étages qui comprend une cafétéria, une laverie, un lounge et – bientôt – une salle de sport.

La résidence peut accueillir près d’un millier de résidents en chambre « standard », « premium » ou « couple ». Whoomies, une application développée à Station F, permet à partir d’un questionnaire sur les habitudes de vie des colocs (fêtard, lève-tôt, maniaque ou pas) de les faire « matcher » entre eux à la manière d’un « Tinder de la colocation ».
À l’époque, la presse s’enthousiasme et vante la nouvelle forme d’habitat de la « start-up nation » où l’on peut papoter entre geeks dansdes « espaces lounge » en se faisant livrer « des poke bowls, ce plat hawaïen qui fait fureur chez les millennials ».
Comme sur les photos de présentation de Flatmates, Pablo découvre d’abord des espaces à la décoration soignée. « Dans le lounge, il y avait des instruments de musique : un piano, des guitares. Un babyfoot et un billard étaient aussi à disposition dans les espaces communs de la résidence. »
Sa chambre, une des six de son appartement, est certes minuscule – 7 m² – mais le loyer est très abordable : 399 euros tout compris, électricité, eau, wifi ainsi que des prestations de ménage tous les quinze jours, des accès à une laverie, une salle de sport et une cafétéria.
Après quelques mois passés à Flatmates, Pablo déchante pourtant. La résidence est très mal desservie par les transports et il faut marcher trente minutes pour se rendre à Station F.
Il assiste surtout à une dégradation accélérée de la résidence. L’agent de sécurité au pied de son bâtiment, qui prenait le courrier et réceptionnait les colis, disparaît au bout de quelques mois. « Dans le lounge, le four et les plaques ont été cassés et aucune réparation n’est faite », constate-t-il en nous faisant visiter cette salle commune où le matériel est effectivement hors service.
La table de billard est rapidement dans un état piteux, le matériel pour y jouer n’est plus en libre accès. Idem pour le babyfoot. Dans le lounge, les instruments de musique disparaissent eux aussi, définitivement. Le décor n’aura pas tenu longtemps.
Interrogée sur ces points, la direction invoque des vols et des dégradations des résidents eux-mêmes (voir l’intégralité des réponses dans l’onglet Prolonger).
Et toi, t’as encore des punaises de lit ? — Ah non, nous, c’est les rats !
Un échange entre résidents de FlatmatesPlus embêtant, les équipements fournis dans les appartements subissent la même usure rapide sans être, là encore, réparés. « Mon frigo ne marchait pas, j’ai dû en acheter un moi-même à mes frais. Un responsable de Flatmates m’a même envoyé un lien vers Amazon pour le commander », nous raconte Estelle qui a emménagé en 2022.
« Ils font des économies sur tout », estime la jeune femme qui se plaint régulièrement du froid dans les bâtiments. « Pendant des semaines, on n’a pas eu d’eau chaude. Après c’était le chauffage qui ne marchait pas, ils nous ont finalement apporté des petits radiateurs », poursuit Estelle qui nous montre les échanges à ce sujet sur le groupe WhatsApp de résidents intitulé « Flatmates gangster ».
Une résidence collée au plus grand incinérateur de déchets d’Europe
« Et toi, t’as encore des punaises de lit ? — Ah non, nous, c’est les rats ! C’est à Wonderland les punaises de lit je crois. » Voilà un des premiers échanges auquel nous assistons dans l’un des ascenseurs de la résidence de la « start-up nation ».
À Flatmates, si les bâtiments portent des noms enchanteurs tels que « Wonderland » ou « Fantasia », le quotidien est nettement moins féerique.
Le coliving, une forme hybride d'habitat pour maximiser le profit
Lancé aux États-Unis, le coliving commence tout juste à se développer en France, où il fait saliver les investisseurs immobiliers qui y voient un segment de marché très prometteur, « la nouvelle tendance » parmi les placements financiers à la rentabilité juteuse.
Avec un statut juridique encore très flou – relève-t-il de l’activité commerciale ou est-il soumis au droit locatif traditionnel ? –, le coliving ouvre la voie à une « flexibilisation » du marché locatif où tout pourrait se négocier autour d’un « contrat ».
Plus besoin de s’embarrasser avec des préavis trop longs, l’encadrement de la hausse des loyers… En s’adressant au public des « nomades digitaux », des cadres en mobilité, les sociétés qui ont investi dans le coliving achètent des espaces dans les grandes métropoles, où elles contribuent à faire monter les prix. Pour faire de confortables marges, et rémunérer les investisseurs, il suffit de rogner sur les services en sous-payant par exemple les sous-traitants. Un phénomène observé partout où le coliving s’est développé.
Rats et souris ont en effet envahi le bâtiment avec, selon les témoignages des résidents rencontrés, bien peu de réactions de Flatmates.« Pour les rats, nous avons un contrat qui sera renforcé l’année prochaine », nous a répondu la direction, nous assurant qu’une entreprise passait jusque-là deux fois par an. Les punaises de lit se sont aussi incrustées et, selon les documents consultés par Mediapart, Flatmates a, là encore, été assez peu réactif pour contrer le fléau, demandant aux résidents soupçonnés d’avoir eux-mêmes introduit les insectes de payer les traitements.

Agrandir l’image : Illustration 2Au fond, une photographie promotionnelle. Devant, les photographies prises dans les logements. © Photo illustration Armel Baudet / Mediapart
« Nous avons une population très sensible à la manière dont on gère ce problème. Cela peut devenir compliqué quand les résidents ne veulent pas les méthodes des prestataires qui ne sont pas très sympathiques pour les animaux »,répond Roxanne Varza, la directrice de Station F, ancienne cadre de Microsoft formée en Californie.
Les chambres donnent l’impression de pénétrer dans des cabines de bateau. La mer en moins.
Pour le reste, la direction reconnaît aussi les problèmes d’eau chaude et de coupures fréquentes. « Malheureusement, il y a eu des fuites importantes qui ont demandé des interventions quotidiennes. Cela nous a pris un peu de temps pour régler le problème. Même dans le neuf ce sont des choses qui arrivent »,répond encore la direction.
Autre motif d’inquiétude pour les résidents, Flatmates est littéralement collé au plus gros incinérateur de déchets d’Europe.Les émissions de dioxine, des molécules toxiques classées comme cancérogènes, sont si importantes dans le secteur que l’agence régionale de santé a interdit la consommation d’œufs locaux. « J’avais tout le temps la gorge irritée quand j’habitais là-bas, nous confie Julia qui a quitté la résidence récemment. Quand il y a du vent, les fumées arrivent direct sur nos fenêtres. »
Des espaces insalubres
Aujourd’hui, Flatmates ressemble bien peu aux images sur papier glacé promues au moment du lancement.
La salle de sport, mentionnée dans le contrat de résidence, n’a toujours pas ouvert. « Quand je suis arrivé,raconte Bruno, on m’a dit qu’elle allait bientôt ouvrir et qu’il y en avait juste pour six mois de travaux. » Près de cinq ans plus tard, il attend toujours. « C’est en cours, affirme la directrice Roxanne Varza. Nous avons eu des problèmes avec les entreprises qui ont été impactées par le Covid. »
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