REPORTAGE - Sur l'avenue de Kensington, l’un des épicentres de la crise des opioïdes aux États-Unis, des centaines d’addicts errent sous l’effet de cette substance provoquant de terrifiantes plaies nécrotiques sur le corps de ses utilisateurs.
- De nos envoyés spéciaux à Philadelphie Vincent Jolly (texte) et Gaël Turine
homme a les yeux vitreux, le teint blafard et interrompt son délire pour nous prévenir solennellement: «Welcome to the land of the walking dead.» Bienvenue sur la terre des morts-vivants. Une entrée en matière théâtrale nous laissant sceptiques. Peut-être qu'au fond, une partie de nous n'avait pas envie d'y croire. Quelques minutes avant d'arriver sur Kensington Avenue, nous nous étions même demandé si ces vidéos publiées sur les réseaux sociaux depuis plusieurs mois n'étaient pas un peu exagérées.
Elles montrent les trottoirs de cette longue artère du nord de Philadelphie jalonnés d'individus errant comme des morts-vivants sous l'emprise d'une nouvelle drogue. La réalité est bien pire que cela. Car dans le nord de cette ville berceau de la démocratie américaine, dans ce quartier mythique où s'entraînait Rocky Balboa et sur cette avenue à double sens écrasée par les structures métalliques d'une ligne de métro aérien se joue un tragique spectacle à faire pâlir un zombie: celui du dernier chapitre de la crise des opioïdes qui ravage les États-Unis depuis les années 1990.
Ils sont des dizaines, allongés sur les trottoirs de Kensington, affalés devant des magasins fermés ou sur les perrons d'immeubles délavés. Certains sont comme morts, gisant les bras ballants sur des marches de ciment. D'autres titubent en faisant du sur place, leurs silhouettes tordues comme des figurines qu'un enfant aurait désarticulées. Il y a de tout: des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes. Ici, les drogués ne se cachent plus pour se shooter. Les aiguilles s'échangent aussi facilement que les cigarettes. Une femme aide un homme à s'enfoncer directement la seringue dans une veine du cou pour lui injecter sa dose ; un autre se pique entre les orteils ; un troisième s'administre son «fix» dans le bras.
Des lésions nécrotiques terrifiantes
Tous consomment du fentanyl: un opioïde 50 fois plus fort que l'héroïne et 100 fois plus fort que la morphine. Les opioïdes, dérivés de l'opium, sont des produits agissant sur certains récepteurs du cerveau pour réduire la perception de la douleur ou augmenter la sensation d'euphorie. Utilisé par les médecins, le fentanyl est également manufacturé depuis longtemps par les organisations criminelles versées dans le trafic de drogue. Contrairement à l'héroïne qui nécessite de cultiver du pavot, le fentanyl est ce que l'on appelle une drogue synthétique: on le fabrique uniquement via un procédé chimique en mélangeant des substances plus faciles à obtenir et à transporter. Un peu plus loin, un homme tombe devant nous et perd connaissance devant l'entrée d'une station de métro. Son visage tout entier est mouillé de sueur et de bave. «Il fait une overdose», nous disent simplement les deux vigiles chargés de garder les marches menant aux voies.
Pas vraiment inquiet, pas vraiment choqué, l'un d'eux sort son téléphone portable et appelle les secours. Un passant arrive, sort de sa poche un petit objet en plastique doté d'un embout nasal, l'enfonce dans le nez de la victime et appuie dessus: c'est le Narcan, un spray nasal de naloxone. Cet antagoniste aux opioïdes permet de bloquer quasi instantanément les récepteurs dans le cerveau et ainsi éviter le pire lors d'une overdose de fentanyl. Sur Kensington, tout le monde a du Narcan dans son sac. Les rares commerces encore ouverts en gardent des caisses derrière le comptoir. L'acte d'en administrer est tellement anodin que le mot est même devenu un verbe: on «narcan» quelqu'un comme on «google» quelque chose. Une ambulance se fait entendre au loin. Elle ne s'arrête pas. Un cas similaire «d'arrêt respiratoire lié à une prise de fentanyl» s'est déroulé un peu plus loin. Peu importe puisque l'homme se relève, brutalement sevré par la prise de naloxone, et poursuit son chemin.
Sur le trottoir d'en face, deux policiers. Les officiers McGuire et Sheehan battent le pavé de Kensington depuis longtemps, et savent qu'ils ne sont pas là pour intervenir ou arrêter des dealers. « Qu'est-ce que vous voulez que l'on fasse ? Rien, car on ne peut rien faire. On est juste là pour assurer une présence et garder la voie publique à peu près libre pour le passage. » Un métro passe au-dessus de nos têtes. Le vacarme est assourdissant. Ils s'interrompent. Sur cette avenue, tout le monde a appris à se taire lorsque rugissent ces arches de métal. « Évidemment, on utilise le Narcan dès qu'on peut. Mais parfois, les gars t'insultent quand ils se réveillent, nous assurent les officiers. Parce que comme tu les sèvres d'un coup, tu casses leur high, leur trip. En gros tu te fais engueuler pour leur avoir sauvé la vie. »
Ça fait des années que ça dure et la situation est de pire en pire. Et avec l'arrivée de la “tranq”, ça n'est pas près de s'arranger.
Un policier en patrouille sur Kensington Avenue
Un policier en patrouille sur Kensington Avenue
La «tranq» est omniprésente
«L'autre problème, c'est ça.» Elle pointe du doigt la jambe de Doug, un patient sans-abri qu'elle soigne devant nous. Sur le mollet de l'homme, l'une de ces blessures à vif qui a valu à la xylazine son deuxième surnom: la «drogue du zombie». Décrire les plaies que provoque la «tranq» relève de la gageure. Il y a d'abord l'odeur pestilentielle des tissus nécrosés à laquelle s'ajoute l'aspect putride d'une peau gangrenée et creusée de sillons dans lesquels coule une sorte de pus. «On peut voir des blessures de ce genre au bout de seulement quelques jours, poursuit Kate qui enduit la plaie de miel médical antibactérien censé favoriser la cicatrisation. Et ça peut apparaître n'importe où, pas uniquement à l'endroit de l'injection.»
Dans cette ambulance, Kate et l'équipe du Kensington Hospital ne sont donc pas là pour traiter l'addiction. Ils traitent ces plaies qui peuvent, si elles ne sont pas soignées, atteindre l'os et provoquer la mort ou la perte du membre. Doug est addict depuis longtemps, «au moins trente ans», nous dit-il. Il a commencé par l'héroïne avant de passer au fentanyl. La première fois qu'il a utilisé de la «tranq», il ne savait pas ce que c'était. «Je pensais acheter du fentanyl», nous raconte-t-il en fermant lui-même le pansement que Kate lui a changé. «Le fentanyl tout seul me fait moins d'effet et il faut que j'en prenne plus souvent. De toute façon, maintenant, il y a de la “tranq” partout.»
Doug nous dit la vérité. «Kensington, c'est la capitale de l'héroïne et du fentanyl aux États-Unis», nous confirme la Dr Nora Volkow, directrice du National Institute on Drug Abuse (NIDA). «On estime plus ou moins que dans certaines zones, l'intégralité du fentanyl est contaminé avec la “tranq”. Le pire, c'est que les utilisateurs n'aiment même pas les effets que cela leur procure. » Quant aux fameuses plaies, Volkow est catégorique: «Nous n'avons jamais observé ce genre de lésions avec d'autres drogues et nous avons encore du mal à comprendre pourquoi elles se forment – et donc aussi comment les prendre en charge.» Elle ajoute: «Il y a aussi la notion de mélange de toutes ces drogues. Comme le fentanyl les fait planer, les utilisateurs consomment des métamphétamines ensuite pour pouvoir rester éveillé.»
Selon une étude des Centers for Disease Control and Prevention (CDC), plus des deux tiers des 107 000 morts par overdose recensés aux États-Unis en 2022 ont été causés par la consommation d'opioïdes synthétiques issus de fabrication illégale. En parallèle, le taux de décès impliquant du fentanyl contaminé avec de la xylazine a augmenté de 276 % entre janvier 2019 et juin 2022 dans 21 juridictions à travers les États-Unis, avec une majorité dans les États de la côte est (Maryland, Pennsylvanie, Connecticut).
Dans leurs conclusions, les chercheurs des CDC précisent que ces chiffres sont très probablement en dessous de la réalité pour une raison très simple: beaucoup d'autopsies ne comportent pas de tests pour détecter la xylazine ; des tests dont l'efficacité est encore balbutiante. C'est ce que nous explique la Dr Megan Reed, qui s'occupe de développer des bandelettes de test, et que nous rencontrons sur Kensington. «De la même manière que ces bandelettes sont utilisées pour détecter la présence de fentanyl dans des drogues comme la cocaïne, la méthamphétamine ou l'héroïne, on pourrait maintenant permettre aux utilisateurs de savoir si de la xylazine est présente dans le fentanyl qu'ils achètent», expose la chercheuse en faisant la démonstration du test devant nous. Un atout vital pour lutter contre cette drogue, de surcroît à Philadelphie.
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