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Projet de loi immigration : les livreurs sans papiers, grands oubliés

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  • Projet de loi immigration : les livreurs sans papiers, grands oubliés

    Au beau milieu d’un texte répressif anti-immigration, plusieurs dispositions permettraient la régularisation de travailleurs sans papiers. Mais le secteur de la livraison, qui représente pourtant une bonne partie d'entre eux, en est exclu.

    ÀÀmesure que l’heure du dîner approche, le ballet de scooters, parfaitement orchestré, s’intensifie devant l’une des « dark kitchens » de Montreuil, dans la banlieue est de Paris. Les livreurs, travaillant pour des applications comme Uber Eats ou Deliveroo, s’agglutinent peu à peu, attendant que les commandes sortent de ces cuisines centralisées, aux allures d’entrepôt.

    À l’écart des quelques groupes de livreurs qui discutent pour tuer le temps d’attente, Souleymane est à l’affût d’une notification de son téléphone l’informant de l’avancée de la commande dont il est chargé. Emmitouflé dans sa parka rouge, il ne cache pas sa fatigue. Il est bientôt 19 heures, soit sa neuvième heure de travail. « Je travaille tous les jours de 10 heures à minuit », commente-t-il


    « Et je n’ai pas de papiers français », confie-t-il discrètement, accompagnant sa phrase d’une petite grimace. Cela fait de lui l’un des principaux concernés par le projet de loi immigration, qui doit être débattu le 18 décembre en commission mixte paritaire (CMP). Ce texte n’a pas échappé à sa vigilance. Pourtant Souleymane ne cache pas sa surprise quand il apprend que dans son volet dédié à la régularisation par le travail, les livreurs ne figurent tout simplement pas. Et malgré l’aspect répressif du texte, qui devrait par exemple rendre les expulsions plus simples, lui voyait surtout un moyen d’être enfin régularisé.


    Agrandir l’image : Illustration 2Des livreurs sans papiers manifestent à Paris, 23 avril 2023 © Raphaël Kessler / Hans Lucas via AFP

    Dans le texte voulu par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, figurent plusieurs dispositions permettant la régularisation des travailleurs sans papiers dans certains « métiers en tension ». Si la liste de ces métiers pourrait évoluer, les règles concernant les livreurs sont très claires : ils ne pourront pas en bénéficier. Et pour cause : le texte réclame huit fiches de paie et les preuves d’au moins trois ans de présence en France. Or les livreurs, eux, ne sont pas salariés, et sont payés à la facture.

    De quoi décevoir dans les rangs des livreurs, puisque jusqu’ici, le texte qui régissait la régularisation par le travail, la « circulaire Valls », ne pouvait pas non plus bénéficier aux livreurs sans papiers. Là encore, la faute à l’absence de fiche de paie due à leur statut d’autoentrepreneur.

    Ce texte de loi, « c’est un vrai sujet de discussion entre nous », confie un autre livreur, gardant un œil sur son vélo-cargo bourré de colis. Lui qui s’appelle Abdel* et sillonne la capitale depuis maintenant quatre ans, dit suivre avec assiduité ce projet de loi, dans le débat depuis bientôt un an. « Au bout d’un moment, on s’est rendu compte qu’on ne pourrait pas être régularisés. Il y a eu une déception énorme », clame-t-il.

    Comme tous les livreurs sans papiers, Abdel doit louer son compte à un détenteur de papiers français, ajoutant de la précarité à la précarité. « Ça représente 150 euros par semaine, et avant c’était moins cher », reprend le livreur, de nationalité béninoise. « Ça veut quand même dire qu’il faut faire au moins 600 euros pour espérer gagner de l’argent dans le mois », analyse Laurent Degousée, représentant du syndicat Sud à l’Arpe (Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi).

    À cela s’ajoute une baisse « historique » du prix des courses. Devant la « dark kitchen » de Montreuil, c’est le sujet numéro un des discussions. Lorsque Souleymane reçoit enfin une notification, il a la mine des mauvais jours. Sur son téléphone, le prix affiché est de 4,99 euros pour quatre kilomètres. « Avant, c’était jamais en dessous de six ou sept euros », explique le Malien arrivé en France en 2019. À quelques pas de là, trois livreurs bangladais font le même constat. L’un d’entre eux, Majarul, fait défiler avec agacement des captures d’écran faites ces dernières semaines, et les montants affichés sont dérisoires. Huit euros pour un trajet de sept kilomètres, et même un peu plus loin 4 euros les 3,5 kilomètres. « Ça a été divisé par deux depuis que j’ai commencé la livraison », détaille Ifisal, l’un de ses comparses.

    « Nous faisons ça parce que nous n’avons pas le choix », entonnent unanimement les trois Bangladais, arrivés en France depuis trois à quatre ans. « Si j’avais l’opportunité de trouver autre chose, je quitterais la livraison immédiatement », avance Majarul. « Mais on ne connaît personne et dans la restauration, même s’ils ont parfois des travailleurs sans papiers, on m’a toujours refusé », regrette-t-il.

    Sans les sans-papiers, il n’y a tout simplement pas de livraison.

    Abdel, livreur à Paris

    Pour le petit groupe de livreurs, cette évolution des prix aura des conséquences claires : il n’y aura plus que les travailleurs sans papiers pour faire ce travail. « On a précarisé le métier, donc on se retrouve avec les plus précaires parmi les précaires », confirme Laurent Degousée, pour qui la rémunération a été « divisée par trois » depuis le lancement des services de livraison à domicile.

    Ce qui permet à Abdel, posé près de son vélo-cargo, de dire que « sans les sans-papiers, il n’y a tout simplement pas de livraison » : « S’il n’y a pas de sans-papiers, le métier est en tension, alors le fait qu’on ne soit pas dans la loi, c’est injuste », énonce-t-il. Celui qui travaille six jours sur sept au guidon de son vélo – et a dû s’accorder une petite pause de 30 minutes un samedi après-midi pour nous rencontrer – décrit une hypocrisie encore plus injuste.

    « Depuis le Covid, les gens ne sortent quasiment plus de chez eux, mon vélo est rempli de cadeaux de Noël, alors on est utiles », avance-t-il, un brin agacé. Il se souvient aussi de la période pendant laquelle il travaillait pour Frichti, et que « 2 000 à 3 000 repas étaient livrés tous les jours par [lui] et [s]es collègues ». Mais l’argument principal qu’il avance, et qui permet de faire valoir son « utilité » pour la société, c’est peut-être l’épisode dont il est le plus fier : « Quand on livrait des hôpitaux pendant l’épidémie. »

    « Moi je suis là pour bosser, pas pour autre chose », reprend celui qui dit sa fierté de « déjà payer des impôts ». Car comme tous, une partie non négligeable de ce qu’il gagne tous les mois va à l’Urssaf. « Mais l’État est perdant », analyse Barsha*, membre du petit groupe de Bangladais patientant devant la cuisine centralisée de Montreuil. « Si on me donne un permis de travail, je vais être mieux payé et payer plus de taxes que maintenant », avance le livreur, casque sur la tête, prêt à repartir.

    Hypocrisie politique


    Un avis qui est loin d’être partagé par le ministre qui porte ce fameux texte. Gerald Darmanin a insisté pour durcir les règles concernant les créations d’autoentreprises, et réitérant devant la commission des lois de l’Assemblée nationale, le 30 novembre, sa fermeté pour les plateformes qui seraient trop laxistes. En mars 2022, le même ministre avait fait signer une charte aux principales plateformes, leur enjoignant de fermer plusieurs milliers de comptes détenus par des livreurs sans titre de séjour français en validité. Résultat : une hécatombe de fermetures de compte, et le développement d’un marché de location de comptes.

    « Il y a une très grande hypocrisie sur ce sujet », avance Fabian Tosolini, de l’Union-Indépendants. « Il y a une très grande responsabilité de l’État, puisque beaucoup de ces autoentreprises ouvertes par des sans papiers français l’avaient été avec une carte d’identité italienne. Sur cette carte, il apparaît bien qu’elle n’est pas valable à l’étranger, mais aucun contrôle n’a été fait et les entreprises ont bien été créées », explique-t-il. Autre exemple : « Il y a quelques années, quand on voulait créer une autoentreprise, le numéro de Sécurité sociale n’était pas obligatoire pour valider les démarches, et ça passait ! », s’esclaffe le militant syndical.


    « Double exploitation »


    Dans ce cadre, intégrer les livreurs aux métiers en tension « permettrait au moins de casser une des branches de leur exploitation », lance le militant de chez Sud. Car pour toutes les organisations syndicales, les livreurs sans papiers souffrent bel et bien d’une « double exploitation ». Celle de la plateforme, et celle des loueurs de comptes.

    « C’est même une partie non négligeable du modèle économique des plateformes », défend Ludovic Rioux, secrétaire de la fédération CGT des transports, et lui-même livreur à Lyon. Pour lui, « il y a une certaine hypocrisie, car dans certains territoires, tout repose sur des travailleurs sans papiers ». C’est le cas à Paris, où les estimations fluctuent entre 70 et 80 % de livreurs qui seraient en situation irrégulière.

    « Je considère que cette situation relève de l’injustice », abonde Maud Gatel, députée MoDem de Paris, et membre de la majorité présidentielle. « On s’est bien servi d’eux pendant le Covid », dénonce celle qui a déposé deux amendements visant à intégrer ces livreurs aux dispositifs de régularisation par le travail. Sans succès. « On va évidement essayer de remettre le sujet dans le débat, mais on n’est pas en force », analyse la députée, qui comptait bien se servir du projet de loi immigration pour tenter de mettre fin à « la forme d’esclavage moderne » que représente à ses yeux la location de comptes. « Les amendements n’ont certes pas été gardés, mais j’ai obtenu l’assurance à deux reprises que le ministre se pencherait sur le sujet », avance Maud Gatel. Joint par Mediapart, le cabinet du ministre n’a pas répondu.

    Voyant que rien n’évoluait dans le bon sens, les syndicats ont lancé le combat sur un autre front. « On va d’abord demander une requalification des contrats en salariat. Ça va ensuite permettre de tomber dans les mêmes dispositions que les autres travailleurs sans papiers », non ubérisés, explique Laurent Degousée, de Sud. Dans les prochains mois, va être « déposer un maximum de dossiers aux prud’hommes », annonce le syndicaliste, pour qui « c’est un levier pour parvenir à la régularisation ». En tout, près de 250 dossiers auraient déjà été récupérés par les organisations de représentation des livreurs, et pourraient ainsi être déposés.

    L’initiative a été encouragée par une récente bonne nouvelle. Le Parlement européen et les États membres de l’UE se sont accordés le 13 décembre sur un texte, qui présumerait comme salariés certains travailleurs aujourd’hui considérés comme indépendants, si leur situation répond à certains critères. Comme lorsque le salarié n’a pas son mot à dire sur le prix de la course ou s’il est obligé de porter un uniforme. Sans contenter les syndicats, puisque le texte ne pourrait concerner en fait qu’une petite partie des « travailleurs indépendants », les organisations y voient un changement culturel notoire. Loin, en revanche, d’apaiser les préoccupations quotidiennes des livreurs sans papiers. Bravant le froid au guidon de leurs scooters ou vélos pendant dix heures par jour, l’ombre d’une suppression de leur compte ou d’une expulsion plane toujours au-dessus de leur tête.

    Manuel Magrez
    Dernière modification par HADJRESS, 21 décembre 2023, 11h34.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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