À l’occasion de la publication de « Laïcité, j’écris ton nom » (Éditions de l’Observatoire), Abnousse Shalmani dialogue avec Kamel Daoud. Les deux écrivains – deux exilés, deux Français – évoquent leur attachement au pays des Lumières, celui de la liberté et de la démocratie.
Propos recueillis par Peggy Sastre
D’ici et d’ailleurs. Abnousse Shalmani et Kamel Daoud à Paris, le 17 avril. Deux regards singuliers, « en biais », sur la France d’aujourd’hui.
À quoi bon combattre pour « la laïcité, la liberté,
l’universalisme, la République, la France ? » se demande Abnousse Shalmani dans Laïcité, j’écris ton nom, qui sort ce 1er mai aux Éditions de l’Observatoire. À quoi bon, après des enfants tués à bout portant dans leur école, des journalistes passés à l’arme automatique dans l’exercice de leurs fonctions, 130 personnes fusillées parce qu’elles étaient sorties boire un verre ou assister à un concert de rock, après un prêtre de 85 ans égorgé en pleine messe, un couple de policiers poignardés à mort devant leur fils de 3 ans et demi ? À quoi bon, après un professeur décapité en pleine rue pour un cours d’éducation civique jugé blasphématoire, et dénoncé par des élèves de son collège contre 300 balles à cause d’une camarade mythomane ?
Simplement parce qu’il n’y a pas d’autre option. Car ce que nous raconte Shalmani, c’est aussi l’histoire d’un modèle, celui de la France, construit comme un asile pour les réprouvés du monde entier. Et que, si nous abdiquons, si nous baissons les bras en croyant pouvoir attendre que cela passe, il n’y aura plus rien, pour personne. « Plus de refuge nulle part pour les amoureux de la liberté, les persécutés de l’obscurantisme. » Notre chroniqueur Kamel Daoud est de ceux-là. Parce que lui aussi refuse, obstinément, de laisser gagner les obscurantistes, car cela signifierait abandonner le pays où il a pu sauver sa vie quand, en Algérie, « le couteau arrivait à l’os ». Les faire dialoguer tenait donc de l’évidence.
«
Tant qu’on sera mal vus, mal regardés par ces deux pôles – les identitaires déclinistes et les gauchistes –, on restera, on est libres. »
Abnousse Shalmani
« En Algérie, l’universel, c’est qui ? L’autre, c’est qui ? C’est le Français. Les Japonais ? C’est des Français qui parlent japonais. »
Kamel Daoud
Le Point : Kamel, il y a cette phrase que je vous ai souvent entendu dire et qui m’obsède : « Ce n’est pas parce qu’on a raison qu’on gagne. »
Kamel Daoud : Oui, je le dis souvent. Et je le dis souvent en Algérie. Je le disais au début des soulèvements du Hirak, en 2019. C’est une des illusions majeures du militantisme, celui qui nous fait confondre le romantisme du selfie – on se fait photographier, ça fait de belles images qui s’étalent dans les grands journaux occidentaux – et l’efficacité, la réalité de l’action politique. Pour moi, c’est de la pensée magique. Dans sa fonction, cette pensée magique nous fait croire que, parce qu’on a une position, c’est bon, on a changé le monde. Mais non. Gagner ou avoir raison sont deux choses différentes. La politique est l’art de négocier, de créer du consensus. Voilà ce qui nous fait passer de la réaction à l’action. Mais avoir raison, c’est autre chose. Bien sûr que nous devons avoir raison, que nous devons construire, écrire, déplier, donner des arguments. C’est notre fonction. Mais nous devons aussi gagner.
Cette polarité, je la retrouve ici, en France. D’un côté, il y a ceux qui ont raison. Grosso modo les intellectuels de droite, les déclinistes, ceux qui ont le déclin raffiné, érudit, qui connaissent les meilleurs temps de conjugaison pour dire que tout va mal. Puis il y a ceux qui veulent gagner, l’autre camp, l’autre bout de l’arc narratif. Eux se foutent bien d’avoir raison. Ils recourent aux fake news, à l’intox, à la provocation. Voilà les deux pôles : d’un côté, les intellectuels du néant et, de l’autre, les intellectuels de l’être. Ceux du néant sont très raffinés, mais ceux de l’être sont beaucoup plus barbares. Et donc efficaces.
Abnousse Shalmani : L’humanisme a toujours raison. Ce que nous défendons, concrètement, et tant pis si je me vautre dans le raffinement, c’est la forme la plus subtile de la démocratie. Celle qui n’emprisonne pas, et en premier lieu mentalement. Celle qui permet l’émancipation, l’autonomie, celle qui offre la possibilité du choix. Ce qu’on défend devrait donc être légitimement partagé – et c’est le cas ! C’est ce que réclament les Ukrainiens devant le grand monstre russe, ou les Taïwanais face à la force unificatrice chinoise, ou les Iraniens vis-à-vis des barbus de la mollarchie : la démocratie et le souffle de la liberté. Ce qu’ils désirent, c’est la possibilité du choix qui nous est offert à nous, parce que nous avons la chance de vivre dans une démocratie, en crise certes, mais en démocratie.
C’est là que je rejoins Kamel, on s’est retrouvés entre le déclinisme érudit et la barbarie. Nous, au milieu, on en est venus à se dire : « Bon, on va pouvoir s’arranger. Ce n’est peut-être pas très grave, toutes ces gamines qui portent l’abaya… » Sans savoir d’où vient l’abaya, à quoi elle sert. Et on a laissé faire pour finalement se rendre compte qu’en fait, non, ça ne va pas du tout. Sauf que c’est déjà trop tard parce que le geste du vêtement s’est déjà installé dans les mentalités. Il faut arrêter d’être poli. Il faut cogner. Affirmer : « Non, une société saine, c’est une société où personne n’est prisonnier de sa naissance. » Il faut aussi marteler : la liberté, c’est la chienlit. Ce n’est pas facile. On a vendu la liberté comme une panacée alors que c’est dur, c’est très dur, la liberté. C’est plus facile d’avoir ton emploi du temps mental déjà créé et géré par ta religion, par ton ethnie, par ton sexe. D’autant plus qu’il te donne l’impression d’avancer, alors que tu stagnes.
K. D. : Bien sûr, il y a une facture. La liberté, c’est comme entrer dans un restaurant, choisir son menu, en fonction de ce qu’on peut payer. La liberté, ça se paie. Il n’y a pas de liberté gratuite.
A. S. : Ce n’est pas confortable, la liberté. Du tout.
K. D. : Et non seulement la liberté n’est pas confortable, mais, parfois, on n’arrive même plus à la définir pour ce qu’elle est, c’est-à-dire dans son enjeu, dans sa cruauté, dans son risque. Et le fait est qu’on est aussi dans un pays où il y a une sorte de pétrification de la pensée libre. C’est-à-dire qu’il y a tellement de cases qu’il est difficile de slalomer et de se définir par rapport à ces cases-là. Quand vous arrivez ici, vous êtes comme moi, algérien d’origine, algérien et français à la fois, et il faut des années pour sortir du décolonial et le déconstruire réellement. Ensuite, il faut encore des années pour pouvoir affirmer une singularité qui ne soit pas facilement récupérable par les polarités en France, puis des années de plus pour surmonter le sentiment de trahison.
Parce que, personnellement, je suis né à moitié. Je suis né dans un pays où on a la révolution de l’unanimisme, de la collectivité, où « je » n’existe pas, il n’y a que « nous » qui existons. Il n’y a pas de vie privée, pas de singularité.
En 2015, au moment de l’attentat de Charlie Hebdo, ça m’avait frappé. En France, il y a eu « Je suis Charlie », mais, en Algérie, j’ai vu des slogans : « Nous sommes Mohamed ». C’est-à-dire que le « je » n’existe pas. Le « je » est une trahison.
Donc, on arrive ici, de là-bas, et d’abord il y a l’injonction, le procès en langue, parce que je pratique la langue française. Après, il y a le procès en communautaire, en appartenance, en trahison, il y a le procès en séduction. Et, à chaque coin de rue, on entend : « Monsieur, venez, nous sommes la bonne Église ! » Et nous, entre tout ça, on slalome, on veut dire « je suis ». Alors, voilà, je suis. Je suis de cette manière-là qui veut revitaliser, raviver ce pays, parce que nous avons eu une chance, incroyable, celle de savoir qu’il y a une vie après la mort. Les exilés comme moi savent qu’il y a une vie après la mort.
A. S. : Le fait est que j’ai échappé à ça, parce que j’ai eu droit à l’exil de l’enfance. Un exil à 8 ans, et en venant d’une famille athée. À titre d’exemple, c’est en France que j’ai compris ce qu’était le ramadan. En Iran, mes parents ne pratiquaient pas et voulaient me préserver d’un islam dominateur. Mais, après, le chemin est le même. Quand, encore aujourd’hui, on me dit « mais quel dommage que tu aies perdu ton accent ! », moi je panique. Quel accent ? Je n’en ai jamais eu. Le français est venu remplacer, concrètement, ma langue maternelle. Il faut que j’explique que je ne suis pas un écrivain franco-iranien. Tout ça, c’est effectivement dans le but d’affirmer une singularité, singularité qui n’est possible qu’en Occident. Telle fut la spécificité de la Renaissance, ce moment où s’est affirmée en Occident cette singularité du « je ». Voilà ce qu’il faut absolument que l’on préserve, car c’est vers le refus de cette singularité que tirent les obscurantistes et, en l’occurrence, les islamistes.
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