Dans des pays occidentaux volontiers disposés à claironner leur attachement à la démocratie et au débat, les mesures qui réduisent le droit d’expression des partisans de la cause palestinienne se multiplient depuis octobre dernier. Parce qu’ils ont accepté la censure des opinions qu’ils réprouvaient, certains des défenseurs des libertés publiques sont silencieux.
par Serge Halimi & Pierre Rimbert
En janvier 2015, à la veille des immenses manifestations de solidarité consécutives à l’assassinat d’une partie de la rédaction de Charlie Hebdo, le dessinateur Luz s’interrogeait : « Dans un an, que restera-t-il de ce grand élan plutôt progressiste sur la liberté d’expression (1) ? » Dix ans plus tard, on connaît la réponse : interdictions de manifester, annulations de conférences publiques, déprogrammations d’artistes et d’intellectuels, sanctions contre des humoristes, proscription de slogans scandés depuis des décennies, suspension de subventions publiques à des établissements universitaires jugés trop indulgents envers des étudiants solidaires des Palestiniens rythment l’actualité. À cela s’ajoute l’intimidation judiciaire. En avril dernier, plusieurs personnalités politiques d’opposition ont été convoquées par la police dans le cadre d’une enquête pour apologie du terrorisme, et un responsable syndical condamné à un an d’emprisonnement avec sursis pour le même motif. Bernard-Henri Lévy, lui, virevolte de studio en plateau pour justifier l’écrasement de Gaza et réclamer l’invasion de Rafah, sans encourir l’incrimination d’apologie de crime de guerre, passible de cinq ans de prison et de 45 000 euros d’amende.
La France n’est pas la seule démocratie libérale à fouler aux pieds la liberté de parole distinguant en principe le « monde libre » des « régimes populistes autoritaires ». Depuis le vote en mai 2019 par le Bundestag d’une résolution qualifiant d’antisémite le mouvement « Boycott, désinvestissement, sanctions » (BDS), et plus encore après les massacres du 7 octobre dernier, le gouvernement allemand s’emploie à museler les manifestations de solidarité avec la résistance palestinienne (2), tandis que le tabloïd Bild (10 mai) publie une liste de « délinquants universitaires » sous ce titre : « Ces enseignants ont signé une lettre de soutien aux manifestations de haine des Juifs. » Aux États-Unis, au prétexte de combattre l’antisémitisme sur les campus, la Chambre des représentants a élargi en mai dernier la définition de ce terme. Certaines formes de critiques d’Israël deviendraient un délit d’opinion : s’opposer au sionisme, qualifier l’État de « raciste », appeler à l’intifada (soulèvement) serait passible de sanction. M. Eric Adams, maire démocrate de New York, a dépêché trois cents policiers surarmés pour déloger de l’université Columbia des étudiants propalestiniens pacifiques. « Ce mouvement cherche à radicaliser la jeunesse, et je ne vais pas laisser faire sans réagir (3) », a-t-il justifié. Dans un régime démocratique, « radicaliser » de jeunes adultes ne constitue pourtant pas un délit appelant la réaction des autorités municipales.
En temps ordinaire, un mot permet aux libéraux de justifier leurs dérives autoritaires : terrorisme. Après les attentats du 11 septembre 2001, les attaques djihadistes des années 2015-2016 en France contre Charlie Hebdo, l’HyperCasher, le Bataclan, Nice, etc., les dirigeants occidentaux ont développé un arsenal législatif permettant de restreindre les droits fondamentaux au nom de la sécurité, d’abord à titre exceptionnel puis de manière permanente (4). Secondés par les médias, ils ont également encouragé les populations à adopter le code de pensée de l’extrême droite, qui assimile la menace, bien réelle, de l’islamisme radical avec celle, imaginaire, que feraient planer sur les sociétés occidentales les combats mobilisant les croyants musulmans. Reformuler le conflit colonial israélo-palestinien en une défense de la démocratie contre le terrorisme du Hamas est par conséquent devenu un jeu d’enfants. Au risque que le code pénal permette l’interdiction de scander « Israël assassin », y compris quand l’armée de ce pays se rend coupable de crimes contre l’humanité.
Quand toute critique devient trahison
La passion d’interdire déborde largement des frontières de Gaza. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a incité les alliés de Kiev à bannir les athlètes russes des Jeux olympiques de Paris, à priver des musiciens de concert s’ils ne dénonçaient pas publiquement le président russe, à interdire en Europe les médias RT et Sputnik au nom de la lutte contre les fake news. Tenues par leurs dirigeants comme des masses crédules, les populations européennes devraient être protégées d’une propagande qui contredit celle de l’Occident. Opérée au nom du bien, cette censure paraît aux journalistes d’une telle évidence qu’un éditorial du Monde (7 mai 2024), hostile à l’interdiction de la chaîne Al-Jazira en Israël, estime, à juste titre, que « de telles pratiques sont ordinairement le propre de régimes autoritaires qui ne tolèrent pas d’autres voix que la leur », mais sans imaginer que la phrase s’applique tout autant au bannissement des médias russes en Europe, à l’époque salué par Le Monde… L’interdiction de TikTok en Nouvelle-Calédonie par le gouvernement le 14 mai, une première dans l’Union européenne, n’entretient elle aussi qu’un rapport lointain avec la « libre communication des pensées et des opinions ».
Avant même la guerre en Ukraine et à Gaza, l’élection inattendue de M. Donald Trump en 2016 avait encouragé une partie des élites politiques occidentales à assimiler ses adversaires à des ennemis de l’intérieur ou à des agents à la solde de Moscou, comme au temps du maccarthysme. Après que M. Trump fut soupçonné (à tort) d’avoir été élu grâce au concours du président russe, le pli fut pris : les « gilets jaunes » en 2018, les opposants au vaccin en 2021, M. Jean-Luc Mélenchon en 2022, les manifestants contre la réforme des retraites en 2023, les agriculteurs en colère l’année suivante, et même la psychose des punaises de lit, tout fut imputé à des manigances de Moscou. Lors d’un débat parlementaire sur l’Ukraine le 27 février dernier, le premier ministre Gabriel Attal est allé jusqu’à lancer : « Il y a lieu de se demander si les troupes de Vladimir Poutine ne sont pas déjà dans notre pays. Je parle de vous et de vos troupes, Mme Le Pen. » Au même moment, mais cette fois aux États-Unis, l’ex-présidente démocrate de la Chambre des représentants Nancy Pelosi prétendait qu’une partie des étudiants mobilisés en faveur de la Palestine étaient « liés à la Russie » et réclamait que le Federal Bureau of Investigation (FBI) enquête sur le sujet.
L’existence éventuelle d’une « cinquième colonne » américaine ou d’agents français de Tel-Aviv ne semble en revanche pas indisposer les responsables politiques occidentaux. Le député français Meyer Habib (apparenté au groupe Les Républicains), qui a envisagé d’être ministre de M. Benyamin Netanyahou, se comporte en influenceur souvent grossier au service de l’armée israélienne. Depuis le 7 octobre, nombre de mairies comme celles d’Aix-en-Provence et de Nice ont arboré le drapeau israélien sans jamais consentir la même attention aux civils palestiniens. En 1969, après qu’il eut décidé de placer sous embargo des livraisons d’armes françaises à Tel-Aviv, le président Charles de Gaulle, réagissait ainsi aux imprécations de la presse : « Il est remarquable, et il a été remarqué, que les influences israéliennes se font sentir d’une certaine façon dans les milieux proches de l’information (5). » C’est toujours aussi remarquable, mais beaucoup moins remarqué.
Le périmètre des libertés publiques se rétracte quand le refus de la censure ne mobilise plus que ceux qu’on veut faire taire. Aux États-Unis, le combat légitime contre le racisme, le sexisme, l’homophobie s’est accompagné, notamment dans les universités, du désir d’imposer une orthodoxie progressiste destinée à créer un espace de socialisation et d’instruction affranchi de toute discrimination. Mais les six pages de critères de « diversité, équité et inclusion » imposés aux enseignants californiens — « admettre que les identités sociales et culturelles sont diverses, fluides et intersectionnelles », « analyser ses propres biais et s’employer à corriger les torts qu’ils ont causés » — évoquent moins la liberté que les serments de loyauté patriotique de la guerre froide (6). La droite a d’abord jugé cette nouvelle règle du jeu intolérante, « wokiste », etc., puis elle a surenchéri en exigeant que les universités interdisent tout soutien à la cause palestinienne, susceptible d’offenser des étudiants juifs.
Pourquoi les élites cultivées, libérales et ouvertes qui dirigent les démocraties empruntent-elles à ce point aux méthodes des potentats qu’elles exècrent ? D’abord en raison du discrédit des gouvernants. « Des institutions confiantes et sûres d’elles-mêmes consentent davantage de libertés à la population quand elles savent qu’on leur fait confiance et qu’elles n’ont rien à redouter, observe l’avocat et journaliste Glenn Greenwald. En revanche, quand ces mêmes institutions perdent leur crédit, elles deviennent plus autoritaires et plus répressives parce qu’elles ont peur (7). » Et alors elles disqualifient ou censurent les informations et opinions dissonantes en leur apposant un label infamant — fake news, extrémisme, discours de haine, incitation à la violence, apologie du terrorisme.
Le gouvernement américain a ainsi contraint Facebook et Twitter à suspendre des comptes d’utilisateurs perçus comme hostiles aux politiques gouvernementales, y compris lorsque le contenu des messages était exact ou relevait d’un débat légitime (8). Cette sous-traitance de la censure à des oligopoles privés a prospéré lors de la pandémie de Covid-19. Discuter en ligne l’origine du virus était de facto interdit sur les plates-formes. En octobre 2020, quelques jours avant l’élection présidentielle, la plupart des grands médias et des réseaux sociaux ont, de leur propre fait, empêché la diffusion de documents compromettants retrouvés sur un ordinateur personnel abandonné par M. Hunter Biden et publiés par le tabloïd conservateur New York Post. S’appuyant sur une déclaration de 51 anciens responsables du renseignement qui décelaient dans ce scoop une « opération de désinformation russe », les dirigeants éditoriaux hostiles à M. Trump ont censuré ce qui se révélera une information exacte… une fois le père de M. Hunter Biden élu président.
La censure progressiste se croit vertueuse. Appuyée sur une base sociale bourgeoise et cultivée, elle entend préserver le pays des secousses populistes qu’un électorat populaire moins instruit qu’elle pourrait favoriser. Elle associe volontiers les opinions qu’elle réprouve à un manque d’information, d’intelligence, de mesure, de nuance. Et place sa pédagogie, souvent directive, sous le signe des Lumières. Une telle rationalisation de l’autoritarisme se généralise quand la gauche s’apparente à un amphithéâtre d’experts plutôt qu’à un front populaire.
Mais la passion d’interdire profite également de l’absence de résistance qu’elle rencontre. Confinement, couvre-feu, autoattestation de sortie de chez soi, obligation de porter un masque, y compris seul face à la mer, passe sanitaire : nul contre-pouvoir politique, judiciaire, médiatique ne s’est dressé contre l’avalanche de mesures d’exception prises lors de la pandémie. En laissant ainsi libre cours à une fureur répressive qu’elle jugeait cette fois justifiée, la gauche diplômée, y compris libertaire, a offert un précédent inespéré à ses adversaires. À la journaliste Ruth Elkrief qui estimait « impossible » d’interdire le port du voile dans la rue, M. Éric Zemmour a objecté : « Je ne suis pas d’accord. On a enfermé soixante millions de Français pendant six mois. Ceux qui sortaient étaient surveillés par la police pendant le confinement du Covid. C’était impossible, ça ? Vous allez me dire qu’on ne peut pas empêcher quelques milliers de femmes qui sont voilées ? Si, on peut leur interdire (9). »
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