Le monde compte aujourd’hui près de 60 000 kilomètres de voies à grande vitesse, soit dix fois plus qu’en 2000. Pionnière après le Japon, et dès les années 1980, la France se voit largement dépassée par la Chine, qui parachève son réseau. Mais les pays en pointe conçoivent beaucoup moins de projets aujourd’hui. Les coûts de ces infrastructures dissuadent les États de se lancer ou d’aller plus loin.
par Angélique Mounier-Kuhn

Mario Heller ///// Série « Kazakhstan Time Travel » (Voyage dans le temps au Kazakhstan).
« La plupart du temps, le train circule à l’heure, mais il fait de temps en temps des arrêts imprévus, par exemple lorsque les gens n’habitent pas à proximité de la gare. C’est pareil dans la vie : il faut toujours être prêt à s’arrêter au bon moment, même si cela semble inhabituel », dit Aliya. Kazakhstan, 2019
© Mario Heller / Panos Pictures
Vite, toujours plus vite. Le 3 avril 2007, la France s’extasie. À 13 h 13, en direct pendant le journal télévisé, la rame V150 d’Alstom devient la plus rapide du monde sur le premier tronçon de la ligne du train à grande vitesse (TGV) Est fraîchement inauguré entre Paris et Baudrecourt (Moselle). Elle a atteint 574,8 kilomètres-heure, un record inégalé à ce jour sur rail (hors sustentation électromagnétique). L’époque semble encore au triomphalisme pour le TGV, auréolé de sa réputation de facilitateur de mobilité humaine et d’accélérateur de développement économique. Un an auparavant, les 25 ans de cet emblème du savoir-faire industriel français avaient été fêtés en grande pompe au pied de la tour Eiffel. Le Grenelle de l’environnement, organisé entre septembre et décembre 2008, débouche quant à lui sur le projet de création de 2 000 kilomètres de voies à grande vitesse supplémentaires à l’horizon 2020, puis encore 2 500 kilomètres au-delà. Le reste de l’Europe est à l’unisson. Le Royaume-Uni envisage le lancement d’une ligne qui desservirait Manchester et Leeds depuis Londres. Le Portugal ambitionne de connecter Lisbonne à Madrid.
En réalité, au moment où le TGV français bat un nouveau record, l’ère faste de la grande vitesse s’essouffle déjà (1). Ce « moment TGV », selon les termes de Matthieu Schorung, docteur et enseignant-chercheur à CY Cergy Paris Université, s’est échelonné du début des années 1980 aux années 2000, période pendant laquelle la France, puis l’Allemagne et l’Espagne ont maillé leurs territoires, une vingtaine d’années après que le Japon eut ouvert la voie avec le Shinkansen. Des liaisons transnationales (Eurostar, Thalys, Lyria) sont mises en service, premières ébauches d’une hypothétique Europe à grande vitesse.
Les poches vides
Mais, en 2008, la crise économique et financière mondiale vide les poches des gouvernements européens, et de nombreux projets atterrissent dans les tiroirs en attendant des jours meilleurs. « Ce ne sont pas la performance ou les avantages en termes de mobilité qui sont remis en cause, mais le coût, qui apparaît d’autant plus lourd que les économies sont en difficulté. Construction, exploitation, maintenance : tout, dans la grande vitesse, est plus onéreux que sur les réseaux classiques », relève Matthieu Schorung.
En outre, des études ont montré que l’impact sur les régions — les fameux « effets structurants » — était loin de la panacée tant vantée par les élus pour emporter l’adhésion en amont des chantiers. « Le TGV, par son caractère fondamentalement anisotropique (c’est-à-dire réparti non équitablement dans le pays), est un puissant facteur de hiérarchisation géoéconomique des territoires », note le géographe Stéphane Dubois (2). Autrement dit, pendant que les villes desservies gagnaient en attractivité, celles qui étaient court-circuitées par le TGV ont été déclassées. Circonstance aggravante pour ces localités, les investissements ont été réalisés au détriment du réseau classique (lire l’article page 49). « On s’est rendu compte qu’on avait déshabillé Pierre pour habiller Paul », résume Matthieu Schorung.

Mario Heller ///// Série « Kazakhstan Time Travel » (Voyage dans le temps au Kazakhstan).
Voies ferrées dans la région de la mer d’Aral, l’un des 48 000 lacs du Kazakhstan. Autrefois quatrième plus grande étendue d’eau intérieure du monde, elle est aujourd’hui presque entièrement asséchée.
© Mario Heller / Panos Pictures
Paradoxalement, si la crise de 2008 réfrène les ambitions européennes, elle a l’effet inverse en Chine, qui se lance à corps perdu dans la grande vitesse pour contrecarrer le ralentissement de sa croissance. En 2022, quatorze ans après l’inauguration du premier TGV Pékin-Tianjin, le réseau chinois dépasse les 41 000 kilomètres, très loin devant les quatre pays suivants : l’Espagne (3 917 kilomètres), le Japon (3 147), la France (2 735) et l’Allemagne (1 631) (3). Quelque 13 000 kilomètres actuellement en construction doivent entrer en service à l’horizon 2028, et une douzaine de milliers d’autres à plus longue échéance. La Chine s’est aussi offert le luxe d’inaugurer le premier TGV autonome (même si un conducteur est présent en cabine) du monde sur le tronçon allant de Pékin à Zhangjiakou en 2020.
Mais le modèle chinois de la grande vitesse, encensé par la Banque mondiale pour avoir permis le déploiement de lignes sur une échelle gigantesque tout en respectant les budgets et les délais (4), est lui aussi en passe d’atteindre ses limites. La construction du réseau a lesté la société nationale des chemins de fer d’une dette faramineuse dont s’alarment les médias asiatiques depuis des années. Elle équivalait à 844 milliards d’euros en 2022 (5), soit environ 5 % du produit intérieur (PIB) brut, et ce sans compter les emprunts contractés par les collectivités locales également parties prenantes au financement du rail. Certains tronçons et gares jugés sans utilité ont d’ores et déjà été mis hors service. Autre signe des temps, le 15 juin dernier, des augmentations de tarif sont entrées en vigueur sur certaines lignes pourtant réputées profitables telles que Pékin-Canton, ou Shanghaï-Kunming, provoquant l’émoi des usagers sur les réseaux sociaux (6).
Coût environnemental
Dans le reste du monde, « des projets sporadiques ont vu le jour ici et là : en Turquie, au Maroc, en Arabie saoudite, en Asie du Sud-Est. Le chantier a été lancé en Inde, note Matthieu Schorung. D’autres sont à l’étude dans certaines puissances africaines telles que l’Égypte, l’Éthiopie et le Nigeria. » En Europe, les efforts de relance post-Covid ont remis la grande vitesse à l’ordre du jour. Mais les prétentions achoppent souvent sur le bouclage des financements, les interrogations quant à la viabilité financière des nouvelles lignes et celles, toujours plus prégnantes, du coût environnemental des grandes infrastructures. Autant d’enjeux qui empoisonnent le dossier du High Speed 2 censé relier Londres à Manchester et Leeds. Ce TGV n’aurait été que le deuxième — après l’Eurostar — à rouler au Royaume-Uni. Mais, de retards en égarements budgétaires, les plans n’en finissent plus d’être détricotés. Aux dernières nouvelles, la ligne pourrait ne plus connecter qu’une gare excentrée de la capitale britannique à Birmingham (moins de 200 kilomètres). Un fiasco sans nom pour le pays qui fut le berceau du chemin de fer.
Angélique Mounier-Kuhn
(1) D’après la définition de l’Union internationale des chemins de fer (UIC), dont le siège est à Paris, est considéré comme étant à grande vitesse un train roulant à des vitesses supérieures à 250 kilomètres-heure sur des voies spécialisées.
(2) Stéphane Dubois, « TGV : un quart de siècle de bouleversements géoéconomiques et géopolitiques », Géoéconomie, n° 52/1, Paris, 2010.
(3) « Atlas. High-speed rail 2023 », UIC, 2023.
(4) Martha Lawrence, Richard Bullock et Ziming Liu, « China’s high-speed rail development », World Bank Group, Washington, DC, 2019.
(5) « China Railway expands high-speed network as profits take back seat », 29 janvier 2023.
(6) « China is raising bullet train fares as debts and costs balloon », The New York Times, 13 mai 2024.
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