« Si l’humanité reste sur la même courbe d’évolution technologique, les jeux deviendront indiscernables de la réalité », prophétisait Elon Musk en 2016. La théorie selon laquelle nous vivrions déjà dans un jeu vidéo s’appelle « l’hypothèse de la simulation » et elle est particulièrement en vogue dans la Silicon Valley.
Par Marion Messina

En 1999, la peur du bug de l’an 2000 rencontre un des plus grands succès de l’industrie cinématographique : Matrix, un film de science-fiction au timbre particulier qui présente une humanité dans un état comateux, emprisonnée dans des alvéoles et soumise à des stimuli continus qui lui font croire qu’elle vit dans le monde réel. Le monde tangible est présenté comme une illusion, une vue de l’esprit.
Dans un article paru en 2003 et intitulé « Vivez-vous dans une simulation informatique ? », le philosophe Nick Bostrom, en se référant à l’argument de la simulation, tenait le raisonnement suivant : si l’espèce humaine (ou toute autre espèce) a déjà atteint le palier de la simulation, il existe de très fortes probabilités que nous évoluions déjà en ce moment dans une simulation ancestrale.
En partant du principe qu’une nouvelle simulation ne nécessiterait que quelques lignes de code informatique, et qu’ainsi le nombre d’êtres « simulés » dépasserait mathématiquement le nombre d’êtres « réels », le ratio « êtres simulés sur êtres réels » dépasserait les 100 %. Le physicien Neil de Grasse Tyson ajoutera même que chaque simulation serait capable de créer des simulations à l’intérieur des simulations, ce qui les rendrait quasiment infinies. Il appelle cela l’argument « des simulations jusqu’au bout ». On comprend mieux d’où les sœurs Wachowski ont tiré leur inspiration.
En 2019, à l’occasion du vingtième anniversaire du film Matrix, l’informaticien et entrepreneur de la Silicon Valley Rizwan Virk est invité par Google afin d’évoquer « l’hypothèse de la simulation », une théorie qui a donné son nom à l’ouvrage éponyme, véritable best-seller. Notre « réalité » ne serait qu’un jeu vidéo ultrasophistiqué dans lequel notre conscience jouerait un rôle fondamental. Il faut dire que les progrès de l'informatique, de la technologie de simulation et de l'intelligence artificielle montrent le lien entre le calcul et le monde naturel : algorithmes biologiques, mappings génétiques, algorithmes fractals, etc. Le développement des ordinateurs quantiques a montré que même les particules ressembleraient moins à des objets physiques qu’à des « informations ».
L’essai de Virk s’appuie sur l’idée que l'hypothèse de la simulation fournit une explication à de nombreux phénomènes étranges et inexpliqués : comment et pourquoi l'indétermination quantique existe-t-elle ? Qu'advient-il de la conscience après notre mort ? La conscience peut-elle être transférée ? Comment le temps et l'espace sont-ils liés ? Sont-ils quantifiés ? Pourquoi la lumière et les phénomènes électromagnétiques jouent-ils un rôle aussi central en physique ?
L'hypothèse de la simulation peut même fournir une explication à des aspects de la réalité comme les phénomènes psychiques, les OVNIs ou les synchronicités. Virk ne propose ni plus ni moins qu’une nouvelle façon de comprendre notre monde, en utilisant les jeux vidéo comme une métaphore – et l’on découvre avec stupeur de nombreuses similarités avec les métaphysiques hindoue et bouddhiste.
Sans compter que bien que cette thèse soit devenue la favorite des partisans de l’intelligence artificielle, nous pouvons la retrouver aussi bien chez Tchouang-tseu et sa parabole du papillon que chez René Guénon, dans « Les états multiples de l’être », où le rêve s’apparente le plus à la « vraie réalité ». Nous la retrouvons aussi chez Raymond Queneau ou chez Sohrawardi, le mystique persan, capable de « quitter son corps comme on quitte une robe ».

Gorodenkoff - @Shutterstock
L’hypothèse de la simulation accoudée aux découvertes de la physique quantique laisse un parfum de relativisme pour le moins bouleversant. Figure incontournable de nos manuels de physique, le chat de Schrödinger revient de nos souvenirs adolescents pour venir tourmenter nos consciences à l’aune des théories portées par les tenants de la simulation. Le chat en question se trouve dans une boîte en compagnie d’un matériel radioactif qui libère un poison. Après une heure, il existe a priori autant de chances que le chat soit mort que vivant (50-50).
Nous serions tentés de penser qu’il ne s’agit que de probabilité, mais ce qui paraît si contre-intuitif est l’essence de la physique quantique : le chat est à la fois mort et vivant jusqu’à ce que nous l’observions. L’état d’incertitude avant l’observation est désigné comme « l’indétermination quantique » et l’observation d’un état, comme « l’effondrement de l’onde de probabilité ». Les électrons et autres particules subatomiques se comportent, « en même temps » comme une onde et une particule.
Un autre exemple est donné avec la salle de cinéma. Prenez une particule – celle-ci peut occuper chacun des sièges de la salle de projection. Si vous allumez la lumière dans toute la salle, la particule occupera tous les sièges en même temps sous forme d’onde, mais si vous restez dans le noir et ne projetez la lumière que sur un siège, votre particule n’occupera que ce siège. Ce serait donc l’observation et a fortiori, la conscience, qui déterminerait le siège occupé et l’effondrement de « l’onde de probabilité ».
Le temps que mettrait la particule à être observée et l’observation en elle-même remettraient en cause la notion même de passé, puisque l’observation déterminerait le « passé » de la particule.
Mais dans le monde tel que nous l’appréhendons sur Élucid, l’argent est roi et les pontes de la Silicon Valley en sont les premiers maîtres. Pourquoi donc, hormis la gymnastique intellectuelle, les as de l’artificialisation de l’expérience humaine tiennent-ils à démontrer que la réalité est un leurre ? La réponse est complexe et comprend un volet économique incontournable. Mais les postulats théoriques et la culture propre à la Silicon Valley ne sont pas à négliger.
Dans un discours de 1985, encore trop peu connu, l’historien Theodore Roszak, le théoricien de la « contre-culture », démontrait le lien entre la contre-culture des années 1960 et l’avènement de la cyberculture des décennies 1970 et 1980. Roszak soulignait que le mouvement contre-culturel était composé de deux ailes, avec d’un côté les « réversionnaires » – les hippies qui aspiraient au « retour à la nature » et conspuaient la société de consommation et le complexe militaro-industriel – et de l’autre les « technophiles » – ceux qui aspiraient à une vie plus douce grâce aux drogues de synthèse et imaginaient que le développement du numérique, de l’informatique et de la haute technologie propulserait l’humanité dans un monde meilleur.
Entre ambitions commerciales colossales et idéologie, la Silicon Valley entend faire rentrer chaque bipède dans son alvéole, avec un casque de « réalité » à la fois réduite et augmentée.
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